FILATURE ?

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Cri-Cri a décidé de passer les fêtes de Noël avec nous. Cette fois, pas de surprise ; nous l’attendons ce soir à la maison.

Je lui laisserai le temps de se rafraichir, puis nous irons dîner dehors, lui, Alex et moi. J’ai choisi un restaurant de viandes ; j’en ai envie et nous avons besoin de protéines avant d’entamer les festivités. Oui, je sais, c’est idiot, les repas de fin d’années apportant plus que nécessaire.

Nous sommes installés à une table, légèrement en hauteur sur une estrade à gauche de l’entrée de l’établissement. Le serveur nous a remis les cartes des menus, puis il a pris commande de nos apéritifs avant de disparaitre.

Nous étudions les plats proposés, les commentons, et je me demande où Cri-Cri stockera toute la nourriture qu’il prévoie d’ingurgiter. Il a opté pour une salade de chèvre chaud, tente de me persuader de partager une côte de bœuf, et pense se régaler avec des profiteroles au chocolat ! Et bien sûr, il se goinfre sans vergogne des pop-corn salés qu’on nous a servis avec nos boissons.

Alex s’ennuie. Quand il ne pianote pas sur son téléphone, il scrute les autres convives. Alors que Cri-Cri s’en est allé quémander un nouveau bol de maïs éclatés, je m’enquiers du moral de mon fils. Il m’assure que tout va bien, qu’il est content de changer des habitudes routinières de la maison et que ses amis ne lui manquent pas puisqu’ils peuvent communiquer où qu’ils se trouvent.

- Madame Bertrand ? Quelle surprise...

Je sursaute en reconnaissant la voix qui nous interpelle.

- Commandant ! Bonsoir Hugo.

Incrédule et embarrassée par cette rencontre, en ce lieu, à cette heure, je ne peux m’empêcher de penser que le hasard fait parfois très mal les choses. Et qu’il abuse, même, depuis quelques temps. Les clins d’œil qu’échangent les deux adolescents me laissent encore un peu plus perplexe, malgré le manque d’attention que je leur porte. Je constate seulement qu’ils se réjouissent de cette petite réunion accidentelle.

- Papa, on pourrait manger tous ensemble, qu’en penses-tu ?

- Heu...

Cri-Cri surgit à ce moment, pour mon plus grand soulagement. Son arrivée détournera la conversation et permettra d’oublier l’incommode proposition d’Hugo. A mon grand désespoir, mon ami lorgne l’inconnu qui me fait face avec un intérêt non dissimulé.

Ce dernier, ne s’attendant sans doute pas à me trouver en bonne compagnie, jauge tout d’abord le nouvel arrivant avec surprise, puis il se ressaisit.

- Bonsoir. Daénys Pipo. Je suis le père d’Hugo, l’ami d’Alex.

J’aurai pu faire les présentations moi-même. Si la situation ne me paraissait pas si ridicule et inconfortable. Si j’étais parvenue à sortir de ma torpeur. Et si j’avais eu connaissance du nom du commandant ; pourtant, à l’annonce de son patronyme, j’ai bien failli pouffer de rire. Est-il aussi pipo que la couverture professionnelle de son propriétaire ? Et que ma vie ? Qui suis-je pour me moquer ainsi ?

Mon ami semble sous le charme du commandant. J’observe avec horreur et impuissance son visage s’éclairer avec un sourire sensuel, son front se plisser sous le regard menaçant du gendarme, ses yeux s’attarder sur ses lèvres pincées et parcourir avec ravissement son corps musclé, dissimulé sous un tee-shirt saillant.

Je voudrais lui crier d’arrêter cette inspection choquante, mais je reste interdite devant l’attitude indécente de Cri-Cri.

Fort heureusement, Daénys Pipo reprend ses esprits, avant que son fan ne poursuive la découverte de son anatomie.

- Je vous souhaite un bon appétit et une bonne soirée. Madame, Bertrand...

- Oh, je ne me suis pas présenté. Quel manque d’éducation ! Christophe Blanchard. Je suis le meilleur ami de Line. Enchanté, Daénys. Je peux vous appeler Daénys ? Nous feriez-vous l’honneur de partager notre table ?

Il me lance un regard implorant, doublé d’un sourire complice.

Le commandant attend lui aussi mon assentiment et face aux cris d’espoir des deux adolescents, je ne peux que m’incliner. Je suis tendue ; la simple vue de cet homme fait remonter à la surface toutes sortes d’émotions, des tas de souvenirs d’une vie qui ne m’appartient plus, l’horreur, et surtout la peur que mon passé ne me rattrape un jour. Je crains de me montrer acerbe, qu’un mot ne m’échappe, contribuant à une ambiance déjà bien pesante. Nous ne sommes pas à l’abri que le commandant lâche lui aussi une allusion, car gradé ou non, il n’en est pas moins homme et les humains commettent des erreurs.

Je me détends plus ou moins, la discussion tournant autour du monde du cinéma et restant parfaitement anodine.

- D’ailleurs, Line, tu dois bien avoir le premier cinquante nuances de grey planqué au fond d’un tiroir. Il faudra qu’on le regarde avant mon départ ; je ne l’ai toujours pas vu.

J’ai tellement chaud tout à coups, que je suis certaine d’être rouge jusqu’à la racine des cheveux ; par chance, ma frange cache les perles de sueur qui parsèment mon front. Comme j’aimerais me cacher sous la table, ou disparaitre d’un claquement de doigts ! Me trouver n’importe où, mais loin d’ici !

La serveuse surgit alors, carnet à la main, et prend note des choix du commandant et de son fils. J’en profite pour faire travailler mes neurones à plein régime et dénicher un roman à débattre avec mon ancien collègue. Exclure le commandant de la conversation pour qu’il prenne conscience de sa place d’intrus parmi nous.

- Vous avez vous aussi visionné ce film ? me demande-t-il.

J’ai manqué de rapidité et d’imagination.

- Oui, comme la plupart des femmes.

- J’en ai énormément entendu parler. Peut-être pourrions-nous le regarder, un samedi soir, par exemple.

A-t-il bu avant d’arriver au restaurant ? En a-t-il réellement entendu parler ? J’en doute, car il n’a visiblement aucune idée de l’indécence de sa proposition. Ne sachant que répondre, indécise sur ses intentions, je plante mon regard dans le sien. Il me fixe avec patience et franchise. Bon, je dois dire quelque chose, mais pas de bêtise, surtout. Cri-Cri attend lui aussi mon avis, profondément amusé. Les enfants jouent encore avec leurs téléphones, tout va bien.

- Je ne pense pas que ce soit votre genre de film, Monsieur Pipo.

- Appelez-moi Daénys. Nos enfants sont amis ; je suppose que nous ne sommes plus de parfaits étrangers. Mais expliquez-moi en quoi ce chef d’œuvre ne serait pas à mon goût.

- Alors... C’est... une histoire d’amour.

- Et ?

- Ça vous plait de me déstabiliser, n’est-ce pas ? Je sais que vous connaissez le contenu de cette histoire. Le monde entier est au courant !

- Votre emportement me laisse à penser qu’il s’agit d’une histoire sans aucune pudeur. Je me trompe ?

- C’est à peu près ça. Et je trouve inconvenant de parler de ça ici, en présence des enfants et de tous ces gens.

- Vous avez entièrement raison. Vous éclairerez ma lanterne une autre fois, autour de votre piscine, peut-être.

Il s’amuse comme un fou ! Ce sujet, son demi-sourire, ainsi que son regard arrogant me déstabilisent complètement. Cet homme, certain de son pouvoir de séduction, a grand besoin qu’on lui remette les idées en place.

- Je suis certaine que vous trouverez une âme charitable dans votre entourage qui pourra satisfaire votre curiosité, voire même plus.

Il baisse la tête, sans doute pour cacher son sourire que j’ai vu s’élargir. Cri-Cri ne pipe mot. Il se contente de nous observer, pensif. Les garçons regardent leurs téléphones et échangent des murmures entre deux bouchées.

La diner se poursuit plutôt agréablement. Après le cinéma, nous abordons la musique, puis la littérature. Novice en la matière, du moins je le suppose, Daénys Pipo prend alors congés.

- Il est temps pour nous de vous quitter car je prends mon service très tôt demain et j’ai besoin de sommeil si je veux être en pleine possession de mes facultés. Je vous remercie pour cette charmante soirée. A bientôt, Line. Au revoir, Alex. Christophe.

Ce dernier ne bénéficie que d’un bref hochement de tête, accompagné d’un regard glacial. Le commandant ne s’est toujours pas remis de l’accueil de mon ami.

- Tu as cruellement manqué de discrétion à leur arrivée, l’accusé-je quelques minutes plus tard.

- Que veux-tu ? Mes yeux ont rarement l’occasion de contempler un tel corps. Ce type est un homme, un vrai de vrai !

Je ne trouve rien à ajouter. Après tout, chacun ses gouts.

L’heure tourne et les premiers signes de fatigue commencent à se faire ressentir.

Sur le chemin du retour, le silence n’est interrompu que par les seuls bâillements d’Alex et de Cri-Cri. Moi, je suis énervée et je sais déjà que le sommeil sera long à venir. Je suis en pleine analyse de l’attitude et des propos tenus par Daénys Pipo. Il se montre trop gentil pour être honnête et je suis sure qu’il prêche le faut pour savoir le vrai. Et s’il connaissait bien plus de détails que moi sur la mort de mon mari ? Ce serait possible, car après tout, il surveille ma maison. Et quelque part, il en a forcé l’entrée lorsqu’il a ramené Alex. D’ailleurs, il en redemande, avec cette proposition de film. Ça ressemblait à un rencart, sauf qu’il cherchait un nouveau prétexte pour s’infiltrer chez moi. Autrement, il m’aurait invitée au cinéma. Ne travaille-t-il que pour l’état ? Peut-être suis-je l’objet d’une filature. Cette rencontre inattendue, ce soir, en est une preuve, non ?

- A quoi tu penses, ma chérie ? A ce bellâtre ?

- Rendors-toi, tu deviens ridicule.

- Il est marié ?

- Aucune idée.

- Non, la mère d’Hugo est partie avec le mec pour qui elle travaillait, précise mon fils, que je croyais endormi.

- Tu ne m’as pas dit éviter le sujet des parents avec tes potes ?

- Si, mais je n’ai jamais vu sa mère et il n’en parle jamais.

Je suppose qu’Hugo a du interroger Alex au sujet de son père. J’espère vivement qu’il n’a commis aucune gaffe, mais la présence de Cri-Cri dans la voiture m’empêche de creuser.

Celui-ci n’a pas suivi mes conseils et poursuit :

- Il travaille dans quoi ?

- Il est gendarme. Mais tu devrais l’oublier parce que, j’en suis sincèrement navrée pour toi, tu ne sembles pas être son genre.

- Toi, par contre...

- Encore une fois, c’est ridicule ! Il faudrait que tu le voies au milieu de toutes ces femmes... Il joue de l’autorité qu’il représente, et de son statut de célibataire, que je viens de découvrir. C’est le genre de mec qui a une nana dans chaque maison.

- Logique. Il en aura bientôt une de plus.

- Pour ton information, ce ne sera pas moi. Et je te rappelle que mon fils est assis juste derrière nous.

- Bien, nous continuerons quand il sera couché.

J’utilise la lourde journée de courses pour les fêtes dans le but d’éviter de reprendre le sujet bancal du commandant. C’est peine perdue, avec mon ami qui ne manque pas de suite dans les idées. En plein brossage énergique de mes dents, mes yeux rencontrent son reflet dans le miroir. J’articule tant bien que mal :

- Vas au lit.

- Il ne te laisse pas indifférente. Sa présence te déstabilise, tu lui cherches tous les défauts du monde, et tu es jalouse. Où est la maitrise de toi que je t’ai toujours connue ? Ton assurance, ta fierté, ta gentillesse et ton humilité ? tu t’adresses à lui comme à un chien, tu le regardes comme une merde, quand tu ne l’ignore pas. Et parler de sexe ne t’as jamais déroutée, au contraire, tu étais la première à dire que tout le monde en rit !

Comment lui expliquer les souvenirs que fait ressurgir cet homme, les craintes et les soupçons qu’il m’inspire ? Je ne peux pas. La totale confiance que j’ai en Christian ne suffit pas à ce que je lui révèle notre passé. Il ne me regarderait plus de la même manière après cela, et son amitié m’est trop chère. Je n’ai le droit de prendre aucun risque, surtout aujourd’hui, avec Daénys Pipo qui rode !

- On verra bien ce que nous réserve l’avenir, ma poule. Bonne nuit.

Oui, Cri-Cri et moi nous affublions souvent de petits noms affectueux tels que ma poule, poulette, ma chérie ou mon chéri, ma belle... Je souris en me remémorant cette tendre complicité, qui me manque tant. Et c’est nostalgique, la larme à l’œil, que je m’étends sous ma couette.

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