Elion
Elion avait du mal à marcher correctement. Il avait déjà manqué de s'écrouler sur le sol en tentant de se lever dignement de sa chaise après le monologue de son cher cousin ; et aux vues des sourires moqueurs cachés sur les visages des dizaines de personnes les observant, il se doutait bien qu'il ressemblait plus à un soldat allongé dans le caniveau après être sorti d'une auberge plutôt qu'à un fier guerrier refusant de s'agenouiller devant l'ennemi. La tête lui tournait et ses genoux étaient flasques. Il s'affala sur le mur de pierre pour s'aider à monter les escaliers mais cela lui donnait plus l'impression de devoir tenir en équilibre sans appui dans un bateau lâché en pleine tempête. Tout ce qu'il voulait désormais c'était rejoindre sa chambre pour s'y terrer éternellement.
Il explora hasardeusement les tours du château durant des kilomètres ; les couloirs semblaient être les mêmes et il se perdit facilement. Après ce qui lui semblait des heures d'escalade il finit par atterrir dans un des jardins royaux. Fatigué et désemparé par les événements il déambula parmi les nombreux pots et parterres de fleurs en faisant des allers-retours au milieu des couloirs printaniers puant le vent et la pluie. Il ruminait encore l'altercation qu'il venait d'avoir avec son cousin. Du plus loin qu'il s'en souvienne il ne s'était jamais bien entendu avec lui mais il était néanmoins incapable de donner la raison de cette haine qui lui semblait maintenant innée. Il s'était rendu une seule fois sur l'île de son cousin alors qu'il venait tout juste de commencer à apprendre à monter. Leurs mères respectives devaient signer une alliance commerciale. Elion n'avait plus aucun souvenir de l'issue de cette rencontre mais elle n'avait pas dû mieux se passer que les événements arrivés plus tôt dans la soirée, puisqu'il ne revint plus jamais rendre visite à sa tante. Le seul souvenir qu'il en retenait était que les rues de la ville lui plaisaient. Et qu'il voulait y vivre. Les Îles saphirs l'avaient toujours attiré, de par sa beauté et ses nombreuses ressources. Lorsqu'il arriverait au trône des Îles bleues sa première action serait de prendre, de force ou non, les Îles saphirs. Il s'imaginait prendre d'assaut ces cités invincibles et obliger son cousin à s'agenouiller sous la menace de son épée.
Alors qu'il matérialisait ses batailles épiques dans son esprit, il trébucha sur son propre pied et manqua de se casser une dent sur un pot. Il resta finalement par terre, le dos calé entre deux pots, abandonnant toute idée de lutte. « Le trône... mon trône », chuchota-t-il à lui-même. Il fit soudain la grimace en pensant au derrière de sa mère qui semblait être collé sur les pierres froides de cette chaise monumentale. Elion avait encore le temps de s'imaginer ses scènes héroïques avant de pouvoir voir pointer l'ombre de la réalisation de son projet. « Son trône », gémit-il en balançant violemment la tête de côté.
Il resta à fixer un moment la plante dont les feuilles pouvaient lui caresser la joue. C'était une belladone, symbole de la royauté à Terraria. Une plante banale et inutile en soi. Affreusement banale pour un jardin royal, cracha Elion intérieurement. Des baies rouges pendouillaient aux branches fragiles. Elion en cueillit une et la fit rouler entre ses doigts.
Il se souvint soudain que ce genre de petits fruits ne lui étaient pas inconnu. Il en avait autrefois avalé une bouchée étant gamin, croyant que c'étaient des groseilles ou des myrtilles, mais lorsqu'une servante le surprit les mains salis de ces choses elle cria à plein poumon qu'il avait d'urgence besoin d'un médecin. Il avait dû se faire vomir en pleurs devant la moitié de la cour, mais il s'en était seulement sorti avec une paire de gifle de la part de sa mère pour avoir été trop gourmand, et un goût nauséabond dans l'arrière de la gorge qui l'empêcha de manger correctement pendant plusieurs jours.
Ses bouts de doigts devenaient rouges à force de faire tournoyer la petite boule de poison en méditant sur cet épisode de sa vie. Il l'enfourna sans réfléchir dans le fond de sa poche et se décida enfin à partir ; mais son action précipitée et le souvenir de la bile raclant sa trachée le fit dégobiller soudainement sur un des pots. Ma participation à la fertilisation du Royaume, se dit-il en essuyant son sourire souillé sur sa manche.
*
Elion se réveilla avec les jambes et la tête engourdies. Il ne savait pas combien de temps ça lui avait prit de trouver sa chambre, mais à la sensation de ses genoux flasques et vibrants cela avait bien dû lui occuper une bonne partie de la nuit.
Il posa difficilement les pieds à terre. Cette action épuisante lui donna l'impression qu'on lui défonçait le crâne au marteau, et le souvenir de lui dégueulant sur les fleurs lui donna des sueurs froides. Il arriva tant bien que mal à se mettre entièrement debout et il traîna lourdement des pieds sur le plancher grinçant jusqu'à la bassine. L'eau était à moitié sale ; il pouvait à peine y distinguer son portrait. Ou alors c'était parce que les vapeurs d'alcool ne s'étaient pas encore complètement envolées.
Il grogna comme un porc et prit la serviette posée à côté. Il l'imbiba d'eau et se la plaqua contre le visage. La fraîcheur du liquide qui lui coulait jusqu'au cou lui fit oublier un moment ses tournis et nausées et il resta un moment ainsi, la serviette collée au nez. Il finit par la laisser tomber paresseusement sur le sol, ce qui lui permit d'admirer les cercles noirs attaquant ses yeux et sa bouche sèche comme un désert sur le miroir. Enfin, l'éclat de miroir posé contre le mur. Il en profita pour analyser d'un peu plus près la pièce. Le plancher était partiellement ciré et comme seuls meubles se disputaient un lit une place, une table de chevet branlante et une toilette. Ils m'ont filé la chambre de bonne, pensa-t-il amèrement. Jamais ils n'auraient osé faire cela à ma mère. Et il pensait vrai. Personne ne voulait contrarier lady Adeline Lonvisiare. Malheureusement -ou heureusement- pour Elion, dame sa mère s'était retrouvée dans l'obligation de s'absenter durant la fête et le tournoi donnés. « J'ai à faire », disait-elle pour s'excuser. « Je dois m'occuper de choses qui te dépassent et, de toute façon, je n'ai aucune envie de me retrouver sous une marre de vieux lords trop soûls pour trouver leur cul avec une boussole. ». Elion trouvait cela suspect mais il ne désirait pas s'attarder plus longtemps sur la question. Peut-être bien qu'elle n'avait juste pas l'envie de se déplacer jusqu'ici. Ou elle ne veut pas me léguer l'administration du château pour ne serait-ce que quelques semaines.
Lady Adeline n'avait jamais eu confiance en son fils. Elle en avait eu un premier avant lui, mais il mourut noyé dans un lac alors qu'elle était enceinte jusqu'aux dents. Et depuis la naissance de son second fils, elle n'avait cessé de parler de son défunt aîné. Elle le disait intelligent et fort bon cavalier ; à l'âge de treize ans il avait battu son premier chevalier en tournoi. En contrepartie Elion n'était pas bien costaud et plus lent d'esprit. Alors que sa mère en avait marre de l'envoyer une énième fois chez le médecin à cause d'une côte cassée elle préféra le laisser entre les mains de vieux érudits plus gâteux les uns que les autres ; mais de ça il n'en avait pas tiré une plus grande sagesse et il n'avait qu'une connaissance partielle de l'histoire de Terraria.
Un violent frisson le fit sortir de ses ruminations et il alla s'habiller afin de cacher sa nudité du froid. Sentant son estomac vibrer, Elion descendit jusqu'aux cuisines en quête de vivres.
Le château lui semblait moins immense que la veille au soir. Les cuisines étaient en pleine ébullition. Immenses et dotées d'un four que le jeune homme aurait juré plus grand que sa chambre d'hôte, la cohue s'y hâtait et s'y poussait allègrement. Plusieurs plats imposants inondaient déjà la grande table qui trônait au milieu de cette foule et où un porcelet grassouillet posé sur un plateau d'argent dominait tous les mets alentours. Elion traîna lentement vers lui sans réfléchir mais les odeurs soudaines lui agressèrent le nez et il faillit vomir à nouveau. Il réussit néanmoins à fuir discrètement ; les odeurs du pays entier semblaient vouloir l’assommer.
La tête lui semblait plus claire maintenant qu'il avait réussi à s'extirper des cuisines et de vagues cliquetis lui venaient depuis l'extérieur. « Le tournoi. », se rappela-t-il soudain. Il se précipita jusqu'aux portes de sortie, connaissant déjà quasiment tout le château après seulement une semaine de séjour. Si imposant et si petit, ricana-t-il intérieurement. Il se guida aux bruits du fer et parvint finalement au lieu d'entraînement. C'était un grand terrain circulaire avec des tribunes surélevées qui dominaient tout le tour ; néanmoins elles étaient ce jour-là quasi vides, seulement occupées principalement par des jeunes filles.
Le terrain était quant à lui bien occupé. Plusieurs binômes se bataillaient en plein milieu et l'air en résultait saturé de poussière et difficile à respirer. Elion plaqua sa main contre le bas de son visage afin de filtrer l'oxygène mais des petites particules de terre réussissaient néanmoins à faire leur chemin jusqu'au travers de sa gorge. À travers ce nuage poussiéreux semi-opaque il réussit néanmoins à distinguer le champion envoyé par sa douce mère, s'étant sentie obligée d'envoyer un chevalier combattre à la place de son tendre fils pour combler son manque de force et de vigueur.
C'était ser Balein Lloyd , un fils de lord condamné à devenir chevalier comme tout fils de lord sans grand talent particulier. Il avait au moins le mérite d'être plutôt grand gaillard et d'avoir la vigueur qui faisait défaut à Elion. La maison des Lloyd jouissait autrefois d'une petite notoriété ; elle possédait quelques terres et un mignon petit château au milieu d'une campagne perdue des plaines d'Ivoine. Elle aurait pu en rester là et vivre de tranquilles décennies en s'occupant de ses affaires mais père Lloyd n'avait pas mieux à faire que de comploter contre sir Dorid Clairval, le lord même d'Ivoine, afin d'accélérer son départ du trône. Le complot mis aux grands jours, papa Lloyd débuta une rébellion aussi brève qu'inutile. Dorid monta un siège contre son château et finit par y déloger le renégat avant de lui faire couler la tête. Balein a alors fui jusqu'aux Îles bleues pour y devenir chevalier et servir la maison Lonvisiaire. Un trop noble compagnon pour ma si humble personne.
Le chevalier était en train de mettre à bout sir Elion le Bon, ses mouvements commençaient à devenir lourds et imposants, sa respiration se faisait facilement entendre malgré le bruit des épées et ses cheveux étaient brillants de sueur. Balein, quant à lui, gardait sa gestuelle souple et rapide et avait même l'air de s'amuser. Le Bon trébucha alors qu'il tentait de faire un pas en arrière ; il essaya vainement de se rattraper en faisant volter ses bras mais il finit en plein sur son dos en laissant s'échapper un cri de douleur et de surprise. Il tenta de se relever mais Balein menaçait déjà sa gorge de son épée d'entraînement.
Soudain une main posée sur l'épaule de Elion tira ce dernier de ses rêveries. « Bonjour, sir. » entendit-il.
Elion reconnut la voix de Kheiss, lord d'Ebénie. Il avait ce timbre de voix assez agaçant qui lui donnait constamment un air sarcastique. Kheiss s'assit à côté de Elion sans prévenir. « J'avais 14 ans quand j'ai participé à mon premier combat », lâcha-t-il finalement après de longues secondes de silence. Elion se retourna vers lui, surpris de cette soudaine confession.
Kheiss était un homme fin et musclé à la peau métisse légèrement plus claire que ses congénères. Il avait pour seule armure des jambières à moitié recouvertes par un pagne en peau de léopard, animal fétiche de tous les lords d'Ebénie, tenu par une énorme ceinture lui prenant la taille entière comme le voulait la tradition des tenues de combat ébennaines. Accoutrement de barbare pour peuple de barbares, pensa Elion.
Des souvenirs superficiels qu'il retenait de ses années d'étude avec les érudits, Elion se souvenait de la coutume d'Ebénie à la mort d'un lord. Le successeur n'était pas le rejeton du défunt gouverneur comme dans le reste du royaume. Le lord désignait pendant son règne deux potentiels successeurs qu'il jugeait digne de gouverner après sa mort ; or lorsque celle-ci arrivait les deux personnes désignées devaient se livrer à un combat à mort, laissant ainsi aux Dieux le choix de choisir qui serait le plus apte à régner. Tu as donc tué ton premier homme à 14 ans, déglutit intérieurement Elion. Malgré le fait qu'il ait passé sa vie entière entourée de fanatiques religieux plus aussi passionnés les uns que les autres, il n'avait jamais comprit pourquoi les Hommes s'obstinaient à tout remettre entre les mains de Dieu. Il ne comprenait d'ailleurs pas très bien la religion dans sa globalité. Tout ce qu'il savait c'était que cette tradition était barbare et arriérée et que les combats ne devaient jamais durer très longtemps si tous les guerriers ébennains se battaient à moitié nu.
Kheiss dégaina soudainement sa lame de sa ceinture, faisant sursauter Elion au bruit de l'acier grinçant lourdement. « Il est temps d'aller s'entraîner. » dit le métisse en gratifiant l'autre homme d'un sourire démesurément long et qui le rendait mal à l'aise.
« Et longue vie au Roi, bien sûr. » continua-t-il tout en se relevant alors qu'il s'appuyait sur l'épaule de Elion. L'Ebennain adressa un dernier sourire en direction de l'autre homme. Il partit ensuite lentement dans une gesture féline presque obscène.
Tes genoux doivent être en piteux état à force de les mettre à terre devant ton Roi, rumina Elion en se concentrant sur la pseudo-armure de son bref compagnon.
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