Chapitre 3.2
L'enfant me fixai d'un air alerte qui me stupéfia. Je ne m'attendais pas à ce qu'un bébé puisse être intelligent. Elle ne pleurait pas, se contentant de tenir mon doigt dans son tout petit poing, mastiquant l'autre dans sa bouche baveuse. Nos regards restaient l'un dans l'autre. Je fus surprise de l'intensité de l'échange. Je dus me rappeler qu'elle n'était que ma mémoire. Une Dame n'a pas d'attaches affectives. Je me devais de faire de même. À contre cœur, je reposai Maddison dans son berceau, tirai la couverture jusqu'à son menton. Je ne pus m'empêcher de tendre une dernière fois la main pour caresser son crâne duveteux. Elle soupira d'aise et s'enfonça dans le sommeil.
Je décidai qu'il fallait que je m'en aille. Hors de question qu'une morveuse me fasse perdre de vue le but de ma vie, devenir une Dame respectable et respectée. Je fermai délicatement la porte derrière moi.
- Comment l'as-tu appelée ?
Je sursautai, n'ayant pas remarqué la présence de Laurence. Elle était là, appuyée contre le mur, à deux pas de moi.
- Maddison.
Elle sembla prendre un temps de réflexion avant de décréter que j'aurai pu choisir pire. Je pinçai les lèvres, gênée de son avis dur. Je voulais tellement la rendre fière de moi, de ce que j'étais ! Ce n'était jamais suffisant, je le savais, mais chaque jour je m'efforçais un peu plus.
- Que dois-je faire maintenant ?
- Tu retournes t'entraîner. La jeune... Maddison sera confiée à sa Mère et à son Sire.
Juste comme ça ? Je fus surprise de n'avoir plus rien à faire mais il était vrai qu'une Dame -ou une future Dame, qu'importe- n'avait rien à faire dans la vie d'un nourrisson. Je ne reprendrais contact que plus tard, quand elle serait capable de commencer son entraînement, comme Laurence l'avait fait avec moi. Dans un rare geste d'intimité, elle serra mon épaule puis s'en alla comme elle était arrivée, silencieusement. Je partis dans le sens opposé.
Enfermée à nouveau dans mes pensées, j'en fus sortie au détour d'un virage quand je heurtai le torse d'un jeune homme. Je reculai d'un pas. Il s'inclina encore plus rapidement. Il me disait quelque chose... puis je me souvins notre première rencontre, quand j’avais choisi qui élèverait Maddison. Nous nous étions trouvés face à face dans des circonstances si identiques que je fus tentée d'en rire.
Le garçon en face de moi, un peu moins.
- Excusez-moi, je ne regardais pas, j'aurais dû vous éviter.
Je le regardai. Il devait avoir à peu près le même âge que moi, ou un peu plus. Ses cheveux couleur paille étaient courts, taillés dans la coupe réglementaire des Mains. Si ses yeux étaient baissés, je les voyais distinctement, l'inconnu étant plus grand que moi. Ils étaient étonnamment sombres. Enfin, je me rendis compte qu'il m'étudiait tout autant que moi. Le rouge monta soudainement à mes joues et je m'éloignai encore.
- Je n'ai pas fait attention, la faute est partagée.
Quelle idiote ! Voilà que je perdais mes moyens devant un homme. Un homme ! En réalité, j'avais peu côtoyé les membres de cette race étrangère dans ma vie. Certes, il y avait toujours une ou deux Mains sur les missions, pour nous amener sur les lieux ou encore servir de renforts si nécessaire, leur entraînement étant tout aussi exigeant que celui des Dames, mais je ne leur avais jamais réellement adressé la parole. En effet, c'était en général des Mains d'un certain âge, des quadragénaires, et les seuls mots échangés étaient strictement professionnels, moi commandant, eux opinant en silence.
Voir une Main de mon âge et de si près, c'était perturbant. Lui aussi semblait ne pas savoir comment se comporter. D'un côté, selon les règles en vigueur, je me devais de rapporter son inconséquence à ma tutrice pour qu'il soit convenablement puni, de l'autre, je n'avais jamais apprécié cette sévérité, d'autant plus quand ce n'était pas mérité.
Je décidai finalement que, quitte à enfreindre nos lois, autant oublier l'Organisation l'espace d'un instant. Je tendis donc la main :
- Je m'appelle Axeline.
Le garçon, non moins stupéfait de mon geste que je ne l'étais moi même, fixa mon membre tendu, hésitant. Il sembla finalement décréter que le risque était déjà présent puisqu'il serra du bout des doigts la main que je lui présentais avec une sorte de petit sourire.
- Antoine.
Je plongeai mon regard dans le sien. Je remarquai une étrange cicatrice pâle sur sa tempe et me demandai comment il avait pu la recevoir. Une mission qui avait mal tourné ?
- Damoiselle Axeline !
Je sursautai. Antoine recula de plusieurs pas, un air coupable sur le visage, tête baissée et épaules rondes. L'image même de la soumission.
- Vigile Alna, souffla-t-il.
- Damoiselle Axeline, la Main Antoine est-elle en train de vous importuner ? me demanda la vieille femme, ignorant tout simplement le coupable présumé.
- Non, il ne m'importunait pas, c'est moi, je lui suis rentrée dedans. C'est ma faute, pas la sienne.
Au contraire du jeune homme, je me grandis. Ma colonne était droite, mon regard franc, mon visage dur. J'étais une Damoiselle, je connaissais ma place. Et elle était bien supérieure à celle d'une Vigile, bien plus encore que celle d'une Main.
- Si vous le dites.
La Vigile n'avait pas l'air convaincue mais elle n'était pas autorisée à répliquer. A la limite, elle pouvait décider de reporter l’esclandre à sa supérieure, la Dame Charlotte, mais cette dernière avait été responsable de certaines de mes premières missions et je savais qu'elle était confiante envers mes capacités et mon jugement. Ma parole pèserait bien plus lourd que celle de la Vigile Alna.
Antoine restait immobile. Je me demandai combien de corrections il avait reçues pour en avoir si peur. Peut-être étaient-elles si terribles qu'une seule marquait l'esprit ? Les punitions que nous recevions en étant novice était fortes, dures, mais qu’en était-il des aspirants ? Et les Mains ? Je n'en savais rien, une Damoiselle n'avait pas à s’intéresser à leur vie. Je levai le menton et plantai mon regard dans celui de la Vigile.
- Il n'y a donc aucun problème relevant de votre juridiction, je vous invite donc, Vigile Alna, à poursuivre votre chemin.
Ma voix était claire et sans appel. Depuis toute petite, j'avais été entraînée à faire preuve d'autorité, à m'imposer, à parler pour qu'on m'écoute et qu'on me respecte.
Elle s'inclina :
- Bien, Damoiselle Axeline.
Et elle partit, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à Antoine, comme pour l'avertir. Ce dernier se courba plus encore. J'attendis que la vieille femme ait disparu avant de poursuivre :
- Main Antoine, tu peux disposer.
Il disparut sans rien dire de plus.
Antoine recule d'un pas, sourire aux lèvres.
- Vous avez fait bon voyage ?
Avant qu'Axel puisse ouvrir la bouche, Maddy est déjà lancée :
- On a pris pleins de trains et d'avions pour arriver ici, ça a été très long, mais au moins, ils nous ont pas suivis, et ça c'est cool.
- Vous n'avez rien à craindre ici. L'Organisation ne pourra plus vous atteindre là où on vous emmène, d'accord ?
Confiante, l'enfant échange tout de même un regard avec Axel. Cette dernière hoche légèrement la tête et Maddy avance pour prendre la main d'Antoine.
- Dans ce cas, il faut vite y aller.
Antoine lâche un sourire et opine. Ils partent vers la voiture. Derrière eux, Axel et Tanysha, bras dessus, bras dessous, les fixent, amusées.
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