Chapitre 8.1
Traverser l'hôtel puis le quitter fut aussi peu complexe que nous l’avions pensé. Le portier avait disparu, comme prévu. Dans les rues, j’empruntai le chemin que nous avions choisi avec soin, celui sur lequel les caméras avaient été mises hors d'usage par des boucles. Nous parvînmes finalement à une petite ruelle mal aisée où était garée la voiture noire. J'ouvris la portière passager et me faufilai sur le siège alors que Keith et Adrien s'installaient à l'arrière. Le visage de ce dernier, bien que caché par son étrange coiffure, me parut s'illuminer. Peut-être n'était-il jusqu'à présent jamais monté dans une voiture, réalisai-je soudainement.
A côté de moi, je sentis la Main Antoine se tendre. Il fixait l'enfant. Ses muscles étaient gonflés, ses doigts crispés sur le volant, comme si quelque chose dans cette vision le perturbait profondément. Je pouvais le comprendre, j’étais moi-même dérangée par la présence si manifeste des mauvais traitements de l’Organisation. La Main Antoine remarqua finalement mon regard et se força à la détente, un sourire crispé plaqué sur le bas de son visage. Je détournai la tête. Je ne pouvais pas me targuer de savoir ce qui occupait ses pensées.
Nous roulâmes en silence. Adrien était roulé en boule contre la portière, les genoux serrés contre sa poitrine. Après quelques minutes de trajet, Keith drapa autour des épaules de l’enfant son propre manteau. Le garçon lui offrit un sourire faible. Le temps que nous arrivions à la planque, il s'était endormi. Keith tint à porter le petit garçon lui-même à l’étage, malgré la blessure à son bras, tandis que la Main Antoine passait à son épaule leurs sacs à dos et que je les suivais en silence.
Dame Tanysha nous attendait. Son visage pâlit en voyant l'état dans lequel la Main et l'Aspirant étaient, mais elle ne dit rien, se contentant de les faire entrer. Keith posa délicatement Adrien sur le lit où il se roula en boule, un gémissement entre la douleur et le contentement quittant ses lèvres.
- Venez, Keith, il faut vous soigner avant que la blessure ne s'infecte.
- Mais.. Adrien...
- Ne vous inquiétez pas, Antoine va veiller sur lui.
Dame Tanysha planta son regard dans celui de la Main Antoine. Leur échange fut si intense que je pouvais presque voir les informations circuler entre leurs quatre yeux. Enfin, il se détourna et elle attira Keith dans la minuscule salle d'eau. L’homme se laissa mener tel une poupée de chiffon, ses yeux s’attardant sur le corps amorphe de son fils. Faute de mieux, je les suivis dans l’espoir d’en apprendre plus sur leur évasion.
Axel dort, le bras en travers des jambes de Maddy. Elle a veillé tout le jour et toute la nuit avant de sombrer au petit matin. Sa main, abîmée par son explosion de plus tôt, tient toujours celle inerte de la fillette. Antoine l’observe. Son visage est marqué par la fatigue, l’inquiétude. De grandes cernes ornent déjà le dessous de ses yeux. Elle a à peine quitté la chambre depuis que la petite est sortie du bloc opératoire.
Le jeune homme décroise les jambes, se lève de son siège, s’étire. Son dos craque avec délice. Il roule les épaules en avant, sentant avec satisfaction ses muscles se tendre entre ses omoplates. Il avance lentement vers Axel, contournant le lit. Sa main caresse doucement ses cheveux, puis il se penche et l’embrasse sur le front. Elle s’agite un peu, fronçant les sourcils alors que ces lèvres bougent dans un murmure inaudible, mais ne se réveille pas. Alors qu’Antoine se redresse, son regard se tourne vers l’enfant dans son lit. Maddy est d’une pâleur inquiétante. Sa poitrine se lève faiblement au gré du respirateur artificiel, l’énorme masque cachant la moitié de son visage. Ses bras bandés sont posés de part et d’autre de son corps. Avec sa petite tête enfouie sous les pansements, elle paraît presque morte.
Antoine déglutit et détourne les yeux. Le plus silencieusement possible, il recule puis ouvre la porte. Tanysha est là, dans le couloir. Elle lève la tête en l’entendant, mais il dresse un doigt pour lui signaler d’attendre. Il quitte la pièce en fermant le battant avec précaution.
- Comment vont-elles ? demande la jeune femme, l’air anxieux.
- Elles se reposent, soupire Antoine. Je n’ai jamais vu Axel si perturbée.
Tanysha reprend sa place sur la chaise contre le mur. Elle tapote le siège à côté d’elle.
- Installe-toi, mon grand. Tu n’as pas l’air bien.
Antoine ouvre les bras, montrant dans un large geste leur environnement.
- Évidemment que je ne vais pas bien ! Regarde autour de toi franchement...
Elle se mord la lèvre. Le couloir est plein d’activités, les médecins épuisés poursuivant leur course contre le temps, les infirmiers surchargés tâchant au mieux de tout faire, les parents angoissés pleurant, priant, dormant, à bout de force. Toutes les chambres sont occupées, les patients les moins gravement atteints devant s’entasser pour garder les plus critiques dans un calme relatif. Les machines bipent au rythme des dizaines de petits cœurs menacés.
Antoine s’écrase dans la chaise près de la sienne.
- C’est vraiment troublant de la voir aussi agitée, souffle-t-il enfin.
- Je sais, mon grand, mais elle l’aime tellement...
- Je sais.
Il soupire.
- Y’a des nouvelles ?
Tanysha pince la bouche.
- Toujours rien du côté des Boucliers. Pas un signe de vie. Je n’ai pas encore de retours des agents envoyés chez les plus proches, mais ça ne devrait pas tarder. Le drone a disparu. A l’école, ils ont pu déblayer les débris, et tous les enfants ont été retrouvés.
Antoine inspire brutalement, espérant que le gonflement de sa poitrine lui servira d’armure face aux informations qui suivront, qu’il prévoit accablantes. Il demande quand même :
- Le bilan ?
- Les six petits de la crèche sont morts, tout comme les trois aides. Le premier étage a été presque autant touché, les classes de maternelles n’ont que trois survivants, tous dans un état critique. Dans les classes de primaire, on comptabilise dix-sept morts, cinq en soins intensifs, trois blessés mais ça ira, et quatre sous le choc mais seulement égratignés. Les collégiens et les lycéens n’ont pas été touché, même si leur bâtiment a un peu souffert, à part Danilla qui était dans la cour à ce moment-là.
Tanysha énumère les chiffres sur un ton tendu, mais régulier. Elle débite les données dans un vain espoir de pouvoir les contrôler.
- En tout, on a trente-et-un enfants décédés, et cinq professeurs.
Sa respiration est rapide, hachée. Elle n’en revient pas que ça soit arrivé. Comment ? Un tel massacre… Ils n’étaient que des petits ! Des gamins. Des gamins sous sa responsabilité. Antoine passe un bras autour de ses épaules et elle se laisse tomber contre lui. Elle tremble.
- Je n’ai pas fait assez attention, Antoine. Ça n’aurait jamais dû arriver.
- Je sais, je sais. Mais ce n’est pas ta faute. Personne n’aurait pu prévoir cette attaque.
Tanysha se mord la joue mais ne répond rien. Il a raison, elle le sait, mais elle ne peut pas s’empêcher de se sentir coupable tout de même. Qu’était-il arrivé à leur havre de paix ?
Ils gardent le silence un instant, serrés l’un contre l’autre, puisant de la force dans leurs présences respectives. Enfin, la jeune femme se redresse. Elle se frotte les yeux, réprime un bâillement.
- Je vais passer voir Keith pour prendre des nouvelles d’Adrien. Puis j'irai à la mairie, en espérant que les agents auront envoyés des nouvelles d’ici là.
Antoine se lève.
- Tu veux que je t’accompagne ?
- Non, reste avec Axel. Elle a besoin de toi.
Il l’embrasse sur la joue et lui sourit doucement.
- Tu sais où me trouver, si toi tu as besoin de moi, d’accord ? Ne reste pas seule à tout gérer. C’est mission impossible.
La bouche de Tanysha s’étire faiblement.
- Bien sûr, grand bêta.
Dame Tanysha fit asseoir Keith sur les toilettes alors qu'elle fouillait dans le kit de premiers soins. Puis, avec mille soins, elle défit le nœud et ôta lentement le drap qui couvrait son bras. Nous retînmes notre souffle. C'était moche. Très moche. Le trou était noir d'un sang coagulé, les bords rouges et enflés. Un réseau de petits serpents écarlates courait à fleur de peau le long de son biceps. Je me mordis la lèvre. L'infection avait commencé. Peut-être même un début de septicémie. En revanche, il ne semblait pas fiévreux, du moins pas encore, et son teint n'était pas grisâtre. Peut-être n'était ce pas grand chose. Peut-être pouvions-nous encore sauver son bras.
Avec précaution, Dame Tanysha le souleva par le poignet pour mieux l'observer.
- Bon, la balle a traversé, ce qui est bien. Par contre, il y a pas mal de restes de poudre. Et... oui, un morceau de vêtement. Il va falloir l'enlever, même si les tissus ont commencé à se refaire autour.
Ses paroles étaient précises et froides comme un scalpel. Keith se mordit la lèvre mais hocha la tête, stoïque. Dame Tanysha me fit signe de fermer la porte. Après avoir obtempéré, je m'approchai pour l'aider.
- Tiens son bras pendant que je le nettoie. Vous, mordez dans...
Elle chercha du regard un objet qui ferait l'affaire mais, ne trouvant rien, soupira et déchira le bas de son tee-shirt. Elle le roula en boule et le lui tendit.
- Mordez là-dedans, ça serait bête d’alerter nos voisins par des potentiels cris.
Keith n'hésita pas et planta ses dents dans le bâillon improvisé. Son regard était décidé. Je posai mes mains de part et d'autre de la blessure, une sur son épaule, l'autre sur son poignet, dans le but de maintenir le membre pressé contre le lavabo. J'appuyai.
Dame Tanysha cligna les yeux, le scalpel levé, les muscles tétanisés. Comme moi, elle avait forcément dû suivre des cours de premiers secours, mais rien ne peut préparer à les réaliser sur une blessure vieille de plusieurs jours dans une salle de bain miteuse, le tout en plein milieu d’une opération relevant de la haute trahison. Je croisai son regard. Hochai légèrement la tête, tentant de lui transmettre de la force. Cela me parut ridicule, Dame Tanysha n'avait pas besoin de ma force, ni de mon courage. Pourtant, elle serra les lèvres et se pencha sur sa tâche.
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