C'était une nuit des plus magnifiques. Le ciel sans nuage laissait les deux astres lunaires, Nikme et Lanouki, éclairer les façades de pierre blanches des murailles et des bâtiments de la petite cité agricole de Nadêmes. Tout y était calme et paisible. Pas un seul bruit dans ces minuscules ruelles pavées légèrement tortueuses. Quelques animaux errants profitaient de cette accalmie nocturne pour sortir, se promener dans la ville déserte, se battre et s'ébattre sans qu'un seul regard ne les surprenne.

Il n'y avait rien d'étonnant à ce que toute la population dorme profondément. L'automne commençait déjà à s'installer tout doucement et le froid à se faire sentir. Le peuple de Nadêmes était principalement composé de paysans qui s'affairaient actuellement aux futures récoltes. Quand le soir venait les ouvriers agricoles étaient bien trop épuisés et retrouvaient avec plaisir la douceur de leur foyer.

Il y avait bien quelques bourgeois qui habitaient Nadêmes, le maire de la ville en était le parfait exemple, ceux qui bien malins avaient avancé de l'argent aux agriculteurs et qui commençaient à estimer la masse des futurs récoltes pour calculer les futurs retours sur investissements. De petits notables de provinces en somme. Mais ils ne fréquentaient que très peu les tavernes de Nadêmes qui se retrouvaient donc par un heureux hasard dépeuplées.

La ville elle-même semblait dormir paisiblement, protégée par ses murs épais immaculés. Au-delà de la petite muraille de pierre blanche, il n'y avait que des champs qui s'étalaient et des granges où sommeillaient les moissonneuses batteuses, hideuses créatures de fer qui dans la pénombre rappelaient aux enfants d'anciens contes au sujet de monstres mythiques.

Seule la voix d'une Noxum, Larani, brisa le silence:

_Liouk, je ne voudrais pas te presser mais on n’a pas toute la nuit devant nous...

Liouk, que les nombreuses années de labeur avait vieilli prématurément, se releva et lui répondit:

_Que veux-tu, au lieu de faire n'importe quoi et d'envoyer n'importe qui en mission ils feraient mieux de se renseigner. Ce cadenas n'a pas besoin d'un serrurier mais plutôt d'un forgeron!

Larani releva la tête, cessant de fixer Liouk à l'ouvrage. Un peu inquiète, elle observait les alentours. Il était primordial que personne ne les surprenne ce soir. Pourtant son inquiétude n'avait pas lieu d'être. Aucun paysan ne semblait avoir été pris par l'envie d'une balade nocturne. Ils passaient suffisamment de temps dans les champs toute la journée pour avoir envie d'y retourner la nuit tombée.

Elle releva sa cape épaisse. Un vent froid se leva et fit frissonner les feuilles des bois environnant et courba la tige des plants de céréales lourds et bientôt prêt à être récolté.

_En espérant qu'ils ne se soient pas aussi trompés sur les plans d'évacuation, dit-elle dans un murmure.

Liouk quitta sa serrure des yeux quelques secondes pour regarder sa partenaire pour cette mission nocturne. Larani était, selon les critères de son peuple, une superbe Noxum. Grande, une peau sombre aux reflets bleutés, majestueuse, le port toujours haut, une taille marquée mais athlétique et surtout deux yeux aussi rouge que des rubis qui tranchaient sur sa peau si foncée... Rien à voir avec lui, rabougri par les longues journées de labeurs dans son atelier, ses cheveux grisonnant précocement.

Si seulement elle n'affichait pas toujours ce sourire narquois, cette lèvre qui ne se relevait que d'un côté et souvent pour se moquer de vous, Liouk aurait bien pu en tomber amoureux. Mais elle avait un bien trop sale caractère et il préférait les femmes bien plus dociles. Il ignorait tout des raisons qui l'avaient fait rejoindre la cause des Gardiens de la Liberté de Rêmes. Ses nombreuses connaissances dans la haute société de Rêmes s'étaient révélées utiles plus d'une fois. Elle ne provenait sûrement pas d'un milieu modeste comme lui et pourtant elle se disait n'être intéressée que par la paye généreuse qu'offraient les gardiens de la liberté. Et puis fallait dire qu'elle savait aussi se battre avec une épée. Liouk était certain qu'il s'agissait d'une bâtarde d'une quelconque maison noble de Guilraen. Il se demandait bien ce que les Gardiens avaient bien pu lui promettre.

Lui, c'était ses connaissances en serrurerie qui lui avaient permis d’entrer chez les gardiens. Après tout quoi de mieux pour forcer une serrure qu'un serrurier ? Et comme il le disait souvent, une mission pour eux rapportait ce qu'un mois de travail en boutique donnait difficilement. Il se moquait un peu des convictions des gardiens, pour lui rien ne ressemblait plus à un noble au sang bleu qu’un autre noble même si celui-ci n’avait pas le pouvoir, mais la paye était intéressante si on ne craignait pas de flirter quelque fois avec l'illégalité.

Mais voilà ce soir ces connaissances n'étaient pas réellement utiles, puisque le cadenas qui maintenait la grille était rouillé, impossible à crocheter. Un pied de biche aurait été plus utile. Rien de plus normal, cela devait bien faire plusieurs décennies qu'il était exposé aux éléments sans le moindre soin. Liouk sentant bien qu'il n'arriverait à rien ainsi eu envie de briser le silence.

_Qu'est-ce que t'en penses de cette histoire?

_De quelle histoire? demanda-t-elle.

Liouk aperçu son sourire en coin et il sut tout de suite qu'elle jouait la simple d'esprit. Et pour Larani il s'agissait d'un jeu, car elle était tout sauf stupide. Une Noxum intelligente, rien de plus dangereux songea furtivement Liouk.

_Tu sais très bien de quoi je veux parler! De cette créature qu'on est censé ramener!

_Ha oui...dit-elle comme si on lui rappelait un détail qui lui était sorti de la tête.

_Tu sais ce que je crois? Tout ça c'est encore des histoires, comme pour la guerre entre les Yrodiens et les Sygrines. Heureusement que les gardiens paient bien, sinon il y a bien longtemps que je serais parti... Non mais vraiment tu y crois toi ? Une créature venue d'un autre monde ? Ils nous prennent vraiment pour des crétins... Y a pas besoin d'avoir le sang bleu pour comprendre que tout ça c'est encore des histoires pour nous endormir alors qu'on sait tous qu'ils veulent juste prendre le pouvoir. Les histoires de ma grand-mère pour m'endormir le soir étaient plus convaincantes.

_Ta grand-mère n'avait pas autant d'imagination ? lui demanda-t-elle moqueuse.

_Oh Larani, arrête deux secondes de te foutre de ma gueule et répond moi sérieusement tu y crois, toi, à tout ça?

_Ça je pourrais te le dire quand tu arrêteras de bavasser, que tu me soulèveras cette grille et que je pourrai enfin aller vérifier par moi-même.

_Tu m'énerves, j'y peux rien si ce foutu cadenas est rouillé jusqu'à la moelle!

_Laisse-moi regarder alors.

Larani se pencha sur la grille et poussa Liouk. Il se décala en râlant et en poussant quelques injures des plus épicées. Ce qui eut pour résultat de faire sourire encore plus Larani. Elle aimait bien qu'on l'envoie en mission avec lui, il était distrayant et enrichissait toujours son vocabulaire de quelques insanités charmantes.

_Bon, dit-elle en observant la grille avec le peu d'éclairage qu’offraient les deux astres nocturnes, apparemment elle est bien rouillée...

_Tu vois qu'est-ce que...

Larani le coupa net, avant qu'il ait le temps de ressortir une nouvelle plainte.

_Passe-moi ton arme!

_Mais qu'est-ce que tu veux faire avec?

_Je ne réponds pas à des questions aussi stupides, passe-moi ton arme, tout ce que j'ai sur moi c'est mon épée.

Liouk lui tendit son arme à énergie, qui était dans un état assez pitoyable, couvert de rouille et la crosse en bois de son arme était noire de saleté.

_Il ne t'arrive jamais de prendre soin des joujoux qu'on te confie, lui dit-elle en apercevant l'arme.

Elle pointa le canon vers le cadenas.

_Tu ne vas quand même...

La détonation partit et couvrit la voix de Liouk. Une brume paresseuse flottait dans l'air, au-dessus de la grille. Lorsqu'elle se dissipa, Liouk aperçut le cadenas où plutôt ce qu'il en restait. Le jet d'énergie l'avait fait éclater en plusieurs petits morceaux noircis. Larani souleva la grille dans un grincement sinistre.

_Bon j'y vais dit-elle.

_Garde mon arme, elle peut te servir.

_Tu sais bien que je me bats mieux avec mes propre armes, dit-elle en soulevant sa cape dévoilant ainsi le pommeau d'une épée. Nikme et Lanouki le faisait scintiller dans le noir.

_Sois prudente tout de même...

_Mais voyons Liouk, ce ne sont que des histoires après tout, lui répondit-elle ironique.

Sur ces dernières paroles, Larani descendit dans les ténèbres profondes des anciens tunnels qui parcouraient les sous-sols de la cité de Nadêmes.

Jadis, Nadêmes n'était pas une simple cité agricole mais abritait la demeure des nobles du comté, la maison des Lâmes. De ce passé, il ne restait que la muraille de pierre blanche, le manoir familiale et ces souterrains. Le manoir était maintenant habité par le maire et sa famille, la famille Lâmes s'étant éteinte depuis un siècle faute d’héritiers, les murailles étaient toujours debout et le souterrain semblaient sur le point de ne plus l'être pour longtemps.

Le manoir était encore aujourd'hui connecté à de nombreux souterrains qui s'étalaient sous toute la cité et débouchaient en dehors de celle-ci. Une véritable aubaine pour le groupe auquel appartenait Larani et Liouk. Ces souterrains servaient surtout à l’époque où Rêmes n’était pas encore réunifié sous la bannière d’un même roi : les guerres entre nobles étaient fréquentes et il était nécessaire qu’ils puissent avoir une solution pour fuir en cas de siège. Aujourd'hui, il constituait le meilleur moyen pour Larani d'aller récupérer l'étrange créature avec le moins de risques possibles.

Il y faisait horriblement sombre. Larani alluma la lampe torche et commença son trajet dans ce dédale, espérant que les cartes qu'on lui avait transmises soient bonnes. Il s'agissait de copies plus ou moins sures de cartes plus anciennes et dont l'authenticité n'était pas certaine qu'avait transmis leur contact aux gardiens de la liberté. Le fait que ce contact n’ait jamais vérifié leur véracité n'était pas pour réjouir Larani. Elle pouvait apercevoir au plafond quelques racines qui avec le temps étaient devenus les seuls soutiens permettant à cet endroit de se maintenir. Tout cela pouvait s'effondrer à tout moment. Pas tout de suite, espérait Larani en les observant.

Le silence morbide de ces tunnels pesait sur la Noxum habituellement si sûre d'elle. Le sol recouvert de mousse assourdissait le bruit de ses pas, elle n'entendait que le bruit de sa respiration et du sang qui affluait jusque dans ses tempes.

Même si elle repoussait cette idée, elle devait bien admettre qu'aller s'infiltrer dans ce manoir ne la rassurait guère. Encore plus pour trouver une créature dont elle ignorait la nature. Et que dire de cette histoire d'autre monde? Tout cela dépassait de loin les raisons qui l’avaient poussée à aller frapper à la porte des gardiens de la liberté. Elle sentit en elle cette amertume si familière qui affluait mais préféra la repousser d'un coup de tête. Elle devait se concentrer sur le présent et refouler toutes ses pensées qui l'assaillaient. Et quelle était la situation présente? Elle devait s'orienter dans ce ténébreux dédale jusqu'au passage qui la conduirait dans les sous-sols du manoir de Nadêmes, là où le contact avait enfermé l'animal. Elle jeta un regard à la carte et poursuivit son chemin, laissant derrière elle ses pensées vagabondes.

Au bout d'une vingtaine de minutes, Larani tomba sur une porte qui semblait étrangement en bonne état comparé aux souterrains qu'elle venait de parcourir. Elle tenta de pousser la lourde porte en bois doucement, mais les gonds en métal avaient quelque peu rouillé. Larani ne put s'empêcher de se mordre la lèvre inférieure en entendant la légère plainte que poussèrent les gonds.

La pièce était quelque peu sombre, uniquement éclairé par une lampe à énergie, la Noxum n'osa y entrer tout à fait et préféra observer celui qui devait-être leur informateur.

Il était là, penché sur un carton à dessin et ne relevait la tête que par à-coups pour regarder son modèle. Larani se demandait bien comment il réussissait à dessiner, d'où elle se cachait elle ne pouvait pas voir à quoi ressemblait la créature. D'ailleurs était-ce vraiment l'animal qu'elle devait ramener? Était-ce cette minuscule bête, enfouie sous des couvertures, assoupie sur un matelas à même le sol de sa cellule? Larani s'attendait à quelque chose de beaucoup plus fabuleux que ça.

Voilà quelques instants qu'elle guettait le moment où le jeune Noxum déciderait de se lever pour aller se coucher. Elle attendait dans les ombres des geôles du manoir. Elles n'étaient apparemment plus utilisés pour cet usage depuis longtemps, et elles n'avaient rien d'angoissant avec ces tentures qui recouvraient les murs de pierre blanche. La lumière tamisée de quelques lampes donnait même au lieu un aspect chaleureux. Toutes les cellules étaient vides excepté celle où dormait paisiblement la créature. Elle soupçonnait le jeune Noxum de l'avoir aménagée pour pouvoir observer sa créature. Derrière lui un bureau, recouvert de dessins de différentes créatures, certaines espèces animales dont Larani ignorait l'existence, des portraits de jeunes Noxum, des feuilles griffonnés de notes. Il y avait aussi des étagères qui ployaient sous le nombre de livres qu'elles portaient.

_Vous savez qu'il est impoli de ne pas saluer les gens.

Le cœur de Larani s'affola dans sa poitrine, un peu malgré elle. La voix était celle du jeune Noxum, il n'y avait que lui dans la pièce. D'où elle était, elle ne pouvait pas voir sa bouche articuler les mots, seulement sa nuque fine et ses courts cheveux noirs. Elle fut surprise par sa voix grave et son ton autoritaire, il semblait si mince presque maigre. Larani décida de s'approcher, sa main posée sur son épée et non sur le pistolet que lui avait confié Liouk : elle faisait bien plus confiance à ses talents de bretteur.

Il posa sa planche à dessin à même le sol, pris les lunettes teintés de noir posées négligemment à sa droite et se releva avec lenteur, le corps sûrement quelque peu ankylosé d'être resté assis en tailleur trop longtemps. Une fois debout, il se tourna vers elle. Ses verres noirs étaient comme des miroirs, elle pouvait se voir dedans, là, la tête passée légèrement dans l'embrasure de la porte. Elle ne se rendit compte qu'après qu'il tenait dans sa main un petit pistolet à énergie qu'il pointait vers elle.

_Comment avez-vous... commença-t-elle.

_Pu vous entendre? Continua-t-il. Le grincement. C'est pour ça que je refuse de faire réparer cette porte. Je vous attendais.

Le jeune Noxum rengaina son arme.

_C'est vous qui avez contacté les gardiens?

_Oui. Mais ne croyez pas que ce soit par conviction politique... C'était ça où c'est les soldats du gouvernement qui allait la récupérer...

_La? Releva Larani.

_Oui c'est une jeune femelle, dit-il. Mais parlons plus doucement, je vous prie, elle s'est assoupie.

Le jeune Noxum aux lunettes noires dirigea Larani vers son bureau et lui montra une chaise où s’asseoir. Elle était abasourdie par le calme et le contrôle de ce jeune homme et quelque peu surprise par son jeune âge. Il ne devait même pas avoir vingt ans et pourtant il se tenait et s'exprimait comme un adulte comme si il n'avait plus rien en lui de juvénile.

_Alors c'est vous notre contact? Commença-t-elle.

_Oui, je me nomme Alik...

_Et moi Larani. Vous êtes un peu jeune, non?

_Parce qu'il y a un âge à présent pour devenir un criminel ?

Larani le fixa, où plutôt ces deux disques noirs qui couvraient ses yeux et la reflétaient. C'était un peu déstabilisant de ne pas voir les yeux de son interlocuteur comme si elle s'adressait à elle-même.

_Je ne suis pas une criminelle...

_Je vous coupe tout de suite, je me moque bien de vos explications. Si j'ai contacté les vôtres ce n'est pas parce que partage vos opinions sur le pouvoir en place. Je n'avais pas le choix, c'est tout.

Un soupir se fit entendre, Alik se leva de son bureau et partit jeter un coup d’œil à la cellule où se trouvait l'animal. Larani remarqua alors qu'il ne verrouillait pas la porte. Il l'ouvrit doucement, disparut dans la cellule et revint tout aussi silencieusement. Il marmonna quelques mots pour lui-même, Larani ne reconnut que les mots «juste un rêve». La situation lui paraissait de plus en plus étrange.

_Vous n'avez pas peur qu'elle s'enfuit? demanda Larani.

Alik sourit et lui répondit qu'il n'y avait pas le moindre risque.

_Comment pouvez-vous en être aussi sûr? C'est un animal après tout...

_Croyez-vous réellement que je me donnerais tout ce mal pour un simple animal, tout en disant cela il se leva et alla chercher un livre sur une commode. S’il s'agissait d'un simple animal je l'aurais ramené à mon université et j'en aurais fait un simple sujet d'étude...

Il le balança devant Larani. Cela semblait être un livre de piètre qualité, la couverture était faite d'un papier brillant et un peu épais, pliable et non de cuir. Les feuilles étaient très fines mais ce n'était pas ces détails-là qui retinrent son attention. Elle regardait les symboles qui ornaient ce livre, elle ouvrit une page au hasard, les mêmes symboles toujours en noir recouvraient chaque page complètement. Elle ne connaissait pas cette écriture et ignorait à quelle espèce consciente elle pouvait appartenir.

_Oui et alors? C'est un livre dans une langue que je ne parle pas... Peut-être un vieil ouvrage.

Alik la fixa avec un sourire narquois ce qui eut pour effet de déstabiliser Larani. D'habitude c'était elle qui fixait les gens comme cela.

_Cette écriture n'appartient à aucune des civilisations de Guilraen. J'ai cherché pour voir mais rien n'y correspond.

_C'est peut être une langue morte. Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous?

_Parce que j'ai trouvé ce livre dans le sac à dos que portait «l'animal», comme vous vous plaisez à l'appeler. Que je l'ai vu le lire et écrire dans cette même langue. Elle n'a rien d'un animal.

Alik se stoppa là, comme pour ménager son effet. Mais comme Larani avait décidé de le laisser parler il poursuit, visiblement déçu de ne pas susciter plus de curiosité :

_Vous êtes noble n'est-ce pas?

_Comment l'avez-vous deviné? Lui demanda Larani surprise et quelque peu déstabilisée.

_Votre épée, dit-il en pointant sa direction. Le pommeau a été réalisé avec beaucoup de finesse, on ne voit guère plus ce genre d'ouvrages, les artisans se font rares et la réalisation de telles pièces coûte une fortune de nos jours. Pourtant vos vêtements ne montrent pas de signes de richesses particulières, et surtout vous êtes une femme, vous n'avez donc pas le droit de porter une telle épée. J'en conclue que vous êtes une déchue, n'est-ce pas? Ou alors vous l'avez volé? Il paraît que c'est une chose fréquente chez les gardiens de la liberté?

Il prononça ces derniers mots avec un tel mépris que Larani ressentit l'envie de quitter cet endroit tout de suite. Mais elle resta, la créature qui était endormie dans la cellule attisait sa curiosité.

_Je ne suis pas une voleuse, et je ne vois pas ce que mes origines ont à voir avec cette affaire.

_En fait ça n'a rien à voir. Mais vous voyez, c'est par le même procédé que j'ai réussis à savoir que même si je suis incapable de la comprendre, elle a pourtant bien un langage qui est sien. Une conclusion étayée par de nombreuses observations. Voulez-vous savoir comment je l'ai rencontrée?

Apparemment, le jeune Noxum ressentait l'envie de se confier avec son hôte avant de la voir emmener sa protégée.

_Je vous écoute.

Alik s'adossa avec lenteur à son dossier, racla sa gorge avant de commencer son récit.

_Vous savez sûrement que ce bâtiment appartient au maire de la ville. Je suis son fils, mon père était négociant avant d'accepter sa fonction actuelle. Ma famille est riche, Larani, si riche que nous faisons crédit à de nombreux nobles. Mais voilà, la richesse n'achète pas les honneurs. Mon père m'envoie donc étudier à Rêmes depuis quelques années en espérant que j'intègre l'armée en tant que scientifique. Je ne pense pas vraiment pouvoir répondre à ses ambitions, mais bon je dois tout de même repartir pour Rêmes la semaine prochaine et je ne connais vraiment personne qui pourrait s'occuper d'elle... Et pour tout dire je n'ai pas vraiment envie qu'elle devienne un animal de laboratoire.

_Mais pourquoi nous avoir appelé nous? Si vous aviez confié cette créature à l'armée ça aurait sûrement excité leur curiosité? De quoi booster votre futur carrière...

_Je ne partage pas vraiment leurs idées. C'est mon père qui voit cela comme une magnifique carrière... De plus, je ne pense pas vraiment que ce soit la meilleure idée.

Il se leva et alla chercher sur une des étagères un dessin. Il le tendit à Larani. Elle vit dès le premier coup d’œil qu'il ne s'agissait pas du sien, son réalisateur était bien moins doué que lui, mais elle put voir qu'il représentait de manière maladroite un soldat du roi. L'armure noire ne laissait aucun doute.

_Comme il m'est impossible de communiquer avec elle, pendant les quelques temps où j'ai pu l’observer, nous avons discuté par le biais de dessins. D'après ce que j'ai pu comprendre, elle a fui l'armée, il est donc hors de question que je la leur remette!

_Alors vous avez fait appel à nous? Pourtant qui vous dit qu'elle ne serait pas encore moins bien soignée avec nous?

_A vrai dire, je n'en sais rien, et croyez-moi bien Larani, si j'avais d'autres solutions à ce problème vous ne seriez sûrement pas là. Ça fait à peine deux semaines que je m'occupe d'elle et j'ai compris qu'elle avait beaucoup de valeur. Vous savez quand je l'ai rencontrée, elle était dans un état pitoyable. J'ignore depuis combien de temps elle rodait aux alentours de la ville, en pillant les greniers pour se nourrir. Les habitants commençaient à s'inquiéter. Ils lui avaient même trouvé un petit surnom : le fantôme blanc. Quand je suis rentré chez moi, je n'ai pu m'empêcher de chercher à en savoir plus. Je l'ai guetté, amadoué comme j'ai pu. Je suis resté des nuits entières à attendre de voir où elle se cachait.

_Vous accordez beaucoup d'importance à des superstitions paysannes...

_Je pense que toute légende a un fond de vérité. Les rumeurs trouvent souvent leur origine dans un fait réel mais qu'on a exagéré de manière excessive. C'est pour ça que je ne m’attendais pas à voir surgir un spectre. Plutôt un animal, mais je savais que les agriculteurs allaient lui faire payer ses larcins au prix fort. Mais ce que j'ai trouvé est bien plus rare que n'importe quel animal...

Alik aurait sûrement poursuivi son récit encore longtemps, mais il fut interrompu par l'arrivée de sa protégée, bien éveillée qui se tenait debout devant lui.

Larani en la voyant ne put dissimuler sa surprise. La créature qui lui faisait face était à la fois étrange et similaire à un Noxum. Elle avait le même corps bien que plus petit. Deux yeux, un nez, une bouche aux lèvres si fines. Son visage ressemblait au sien. Mais sa peau n'avait pas la teinte bleu nuit qui caractérise les siens. Elle était incroyablement blanche, avec quelques touches roses au niveau de ses joues. Elle avait une longue chevelure dont la couleur lui rappelait les feuilles en automne. Ses yeux surtout retinrent son attention, deux billes d'un vert intense qui la fixaient sans la moindre retenue. Le regard de la créature alla de Larani à Alik interrogateur.

_C'est elle?

_Oui, elle s'appelle Raphaëlle.

Alik se pointa du doigt et dit son nom, la créature fit de même. Sa voix était claire, calme et douce. Elle regarda Larani et attendit.

_Qu'est-ce qu'elle me veut? Questionna Larani.

_Elle attend que vous lui donniez votre nom, répondit Alik.

Alors Larani se leva, et sa main sur la poitrine lui dit:

_Larani.

La créature hocha la tête et répéta son nom, bien que son accent soit diffèrent.

Larani ne s'était que rarement sentit aussi déstabilisée. Elle s'attendait à trouver un animal et au lieu de ça, il s'agissait d'une créature consciente qui lui ressemblait tellement. Larani comprenait mieux pourquoi Alik ne pensait pas qu'il s'agissait d'un simple animal. Elle ressemblait bien plus à un Noxum que n'importe quelle autre espèce de Guilraen.

_Elle vous suivra, j'ai réussi à lui faire comprendre que vous alliez venir pour la chercher. J'ai réussis à lui faire apprendre quelques mots de notre vocabulaire, mais il sera difficile de communiquer avec elle.

Il prit quelque chose dans son bureau et le tendit à Raphaëlle.

_Ce sont ses affaires, celles qu'elle avait quand je l'ai trouvée et quelques petites choses que je lui ai données. Ce sont ses seuls biens, je vous demande de les lui laisser, dit-il à Larani, presque suppliant.

_Faites-moi confiance.

Alik la regarda pensivement puis répondit:

_Ne me demandez pas une telle chose, je vous connais à peine. J'espère tout simplement ne pas faire une trop grosse erreur en vous la confiant. J'espère sincèrement que vous et les autres gardiens valez vraiment mieux que le roi. Je ne sais pas d'où elle vient, mais j'ai cru comprendre qu'elle n'était pas arrivée seule, d'autres sont venus avec elles. Ils n'ont pas eu autant de chance qu'elle et n'ont certainement pas réussi à s'enfuir. J'en demande peut être trop, mais ces êtres n'ont pas à être enfermés comme des bêtes. L'idéal serait de les aider à rentrer sur leurs terres, mais j'ai toujours été un peu idéaliste.

_Je m'occuperai bien d'elle, pour le reste je ne peux rien vous promettre.

Larani regarda Raphaëlle et constata qu'elle était habillée avec de simples haillons. Ces habits étaient en piteux état, troués à de nombreux endroits mais étonnamment propres. Alik avait dû prendre vraiment soin d'elle.

Larani retira sa cape et la posa sur les épaules de la créature. Elle murmura des mots dont Larani ignorait le sens, peut-être des remerciements. En voyant ce simple geste, Alik se sentit rassuré. Il sourit à Larani, et celle-ci constata à quel point il semblait jeune surtout quand ce dernier souriait.

_Je peux vous poser une question?

_Allez-y.

_Pourquoi portez-vous ces lunettes noires?

Alik poussa un léger soupir et retira ses lunettes. Quand il rouvrit les yeux, il fixa Larani avec ses deux yeux aux iris blancs.

_Vous voyez je suis moi aussi quelque peu différent.

_Vous êtes aveugle?

_J'ai failli l’être, mais heureusement ma famille est riche... Bon il est temps que vous vous en alliez, apparemment il n'avait aucune envie de s'étaler plus sur ce détail. J'espère te revoir un jour Raphaëlle.

Avait-elle compris le sens de ces paroles? Larani l'ignorait mais elle tendit la main vers Alik et la frôla, le signe d'au revoir Noxum avant de la serrer. Larani comprit qu'il s'agissait de son propre geste d'adieu.

Elle s'emmitoufla dans la cape, prit son sac avec ses affaires, jeta un dernier regard à Alik plein de gratitude et suivit Larani jusque dans les profondeurs des anciens geôles et les tunnels de Nadêmes.