Hallucinations
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Lorsque Baranwë pénétra dans la cour du manoir, il n’était plus en état de combattre. Heureusement pour lui, il ne s’était pas trompé quant au nombre de ses ennemis et les avait tous occis. Ses tempes bourdonnaient, il trébuchait à chaque pas et sa fièvre augmentait. Sa blessure au côté le faisait moins souffrir, mais cela même était très inquiétant.
Pourtant ses pas surent le mener à sa cachette d’autrefois : il gagna la haute salle du manoir et, malgré les vertiges et la douleur, grimpa le long d’une échelle de pierre, dissimulée dans l’immense cheminée, qui menait à un espace entièrement caché dans l’épaisseur du mur. L’endroit était une retraite parfaite : une fine meurtrière donnait sur le fossé, une autre sur la cour, et en outre, un escalier menait aux étages.
La cache n’était déjà pas bien grande pour le gamin qu’il avait été. Elle s’avéra très exigüe pour un guerrier adulte. Mais l’idée de se reposer en un havre que l’ennemi n’avait pas souillé, lui était un grand réconfort. Baranwë s’étendit sur le côté, dégagea sa blessure et l’examina comme il put, dans la pénombre.
Il la trouva étrangement insensible et purulente. Très bizarre pour une entaille fraiche de moins de deux heures… Il retira le pus, anormalement visqueux et épais, puis nettoya la plaie avec un peu d’eau-de-vie. La douleur qu’il ressentit alors le rassura, même si elle faillit lui faire perdre connaissance.
Serrant les dents, le rôdeur dut se rendre à l’évidence : la sagaie qui l’avait blessé était probablement empoisonnée ! Si seulement il avait nettoyé tout ça plus tôt !
Se tordant de douleur, le rôdeur se contraignit alors à un nettoyage supplémentaire de la plaie, et avec le reste de sagesse que put trouver son esprit enfiévré, essaya de prendre un peu de repos, malgré la sourde terreur de ne plus jamais se réveiller…
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Un bruit !
Encore les mirages de la fièvre ?
Dans les sombres rêves de Baranwë, un carillon lointain égrenait un arpège d’épouvante. Le campanile ?
Le rôdeur, grelotant, ouvrit un œil inquiet.
Un rayon de lune, mince et froid, tombait d’une archère.
Il tenta de rameuter ses esprits qui battaient la campagne, poursuivis par des chimères effrayantes.
Une rumeur confuse enflait dans la cour.
Alors Baranwë se leva, péniblement, et hagard, plongea son regard halluciné par la meurtrière.
En bas, la lune baignait de lumière grise les pavés de la petite cour.
Dans l’ombre du porche sourdaient des apartés. Des servantes, les bras chargés de paniers, se pressaient pour entrer dans des frôlements de cotillons. On chuchotait avec véhémence, on discutait préséance. Des valets élevaient des torches blafardes en réclamant le passage pour leur maître.
Bientôt la cour envahie s’anima de tous côtés. Hommes, femmes et enfants gagnaient les dépendances, y allumant cette urgence joyeuse et enfiévrée, qui annonce les grandes fêtes. Les servantes se rendaient à l’office, une œillade aux valets, tout sourires, qui portaient leurs charges en leur tenant la taille. On dressait des tables, on tournait des broches, on mettait en perce. Les petits enfants couraient dans les jambes des adultes qui s’affairaient, les aînés apportaient leur aide ici ou là, contre une friandise.
On fit place aux carrosses dont les ors anciens miroitaient au clair de lune. Dans le tapage étouffé de sabots sur les pavés, un cavalier fit un tour d’honneur, son panache virevoltant sous des vivats lointains. Des chaises à porteur se dandinaient laborieusement dans la foule.
Dans un désordre bon-enfant, on descendait des voitures, on démontait avec brio, on s’extirpait des chaises, on mettait de l’ordre dans sa mise, on battait la poussière de la route avec son chapeau, on houspillait ses gens, on hélait un valet d’écurie.
Toute cette petite noblesse s’embrassait comme de vieilles accointances et gagnait le perron en causant bras-dessus, bras-dessous. On montait les marches en grande pompe, on prenait sa place dans la procession. On s’attendait en faisant des mines, on se hélait d’un air pincé, on entrait dignement, en compagnie consciente de son rang.
Abasourdi, la tête lourde, Baranwë se traina à l’étage. Mais qui donc s’invitait chez lui, les voisins, la folie ?
En bas du grand escalier, on se saluait chapeau bas, dans un tintement de rapières. On se tirait des révérences d’un autre âge, dans un bruissement soyeux de crinolines. On lançait au portier, avec désinvolture, son grand manteau de cavalier.
Des enfants pâles et fluets récitaient en chuchotant des compliments usés. On donnait congé aux bambins qui s’évaporaient comme une volée de moineaux effarés. Des petits rires précieux sonnaient du timbre d’autrefois, des voix hautes et chevrotantes se faisaient des confidences.
Des chevelures blanches, poudrées de la poussière des siècles, opinaient de concert. Les silhouettes graciles se courbaient un peu guindées, échangeant en aparté les on-dit d’alcôves d’antan. Tous ces gens semblaient chenus, rapetassés dans les fastes d’un âge révolu, drapés dans les ors fanés d’avant la Chute.
Bientôt, la fièvre chaste des fêtes d’autrefois avait embrasé le manoir tout entier. Des laquais empesés allumaient timidement aux lustres, une à une, les bougies qui semblaient égrener les années de tourments depuis le déclin du Royaume. Des chandelles tremblotaient aux fenêtres, des candélabres virevoltaient dans les escaliers.
À l’étage, de dignes échassiers se pressaient aux buffets, un peu gênés par leurs longues épées, se disputaient l’honneur de céder les petits pâtés à de grasses gélines, encombrées du large panier de leurs robes.
Un quatuor à cordes juché aux balustrades brisées, murmurait les mesures de menuets désuets. Comme un funambule suivant son propre fil sinueux au milieu des danseurs, le rôdeur hébété regardait ces vieilles dames tourner lentement, saluer en rythme d’un air absent, ces vieux gentilshommes marquer les triolets avec une mine martiale et mélancolique.
De lentes pavanes et des saltarelles poussives ravivaient le lustre des salles noircies. Le plancher s’en couvrait presque de tapis de prix. Les lambris calcinés paraissaient fleurir de fresques rafraichies. Les débris du grand miroir au-dessus de la cheminée, semblaient ranimés de reflets lointains, à l’écho de ces airs antiques.
Les yeux de Baranwë lui brûlaient, son cœur battait la chamade. Il luttait en vain contre ce poison qui infectait son esprit des plus folles élucubrations. Hagard, il fendait la foule des convives, qui se promenaient, se dispersaient en causant.
Les marquises, au bras de leurs cavaliers, minaudaient en cachant leurs sourires édentés derrière des éventails de tulles mitées.
À la table de boston, on lançait de bons mots entre deux annonces, on ironisait de scandales surannés, on s’extasiait sur la dernière mode de la capitale.
Du fond de son délire, Baranwë sentait bien que ces extravagances annonçaient sa fin. Il lui semblait s’égarer toujours plus avant, dans les hallucinations fatales d’un moribond. Et tous ces vieux barons en prenaient à leur aise, envahissant les étages de sa demeure, se répandant sur les coussins de son enfance, foulant les tapis de son passé ! Le rôdeur appelait à l’aide, mais aucun petit vieux ne daignait lui répondre, hélant ici un partenaire pour les cartes, happant là une cavalière ! Et pourtant…
Un gaillard efflanqué, les yeux effacés, ses soieries passées, brochées sur un habit modeste, s’approcha de lui d’un air vaillant et d’un pas digne, quoiqu’un peu chancelant, une flûte transparente en main.
Titubant, incrédule, Baranwë se saisit de la main et du verre tendus, et, surpris de la sensation de réalité consistante du cristal, pesant et frais, contempla un instant les reflets dorés du liquide sirupeux qu’on lui versait. Devant l’air avenant du vieillard, il trinqua en lui rendant son salut – n’avait-il pas un vague air de famille ? Mais vers quel au-delà l’invitait donc ce noble chevalier ?
L’instant d’après, le feu liquide répandu dans sa gorge, la douleur ravivée dans son flanc, eurent raison de son esprit enfiévré qui s’envola à tire-d’aile, abandonnant l’espoir, corps et âme !
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Une lumière dorée s’insinuait par la meurtrière, nimbant le blessé qui fronça les sourcils. Il avait un mal de crâne atroce, mais sa fièvre était tombée. Il faisait assez jour à présent, le rôdeur nettoya sa plaie à nouveau et put enfin la recoudre, à la dure, étendu sur la pierre du réduit.
Quelle nuit abominable ! De ses cauchemars entremêlés, Baranwë ne se rappelait que sa lutte confuse contre les gobelins, le poison et ses hallucinations.
Pris d’un reste de doute, il fit l’effort de se lever, par acquit de conscience, et jeta un coup d’œil au dehors. Tout était tranquille. Quelques mouches voletaient autour du cadavre de l’orque qu’il avait occis la veille, sur le pavé de la petite cour ensoleillée.
Pourtant sur les dalles de son havre, à côté du maigre paquetage du rôdeur, il découvrit un tonnelet de chêne et un verre de cristal.
Le verre était fêlé et le tonnelet vide. Mais de chaudes fragrances de noix grillée et de coing caramélisé s’en échappaient, et c’est à ces effluves ténues, mirages d’une époque évanouie, que le rôdeur, en dépit de toute vraisemblance, attribua sa guérison miraculeuse.
L’enfance confère de bien étranges croyances…
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Fin
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