Le Clopineux

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17h30. Je vais m'en griller une. Plus tôt dans la journée, j'ai craqué. Je n'ai pas pu résister en passant devant le bar-tabac du quartier tandis que je faisais mon tour matinal. Il me fait de l'oeil tous les jours, réduisant à petits feux tout ce que je m'étais juré à ce propos ; ne pas devenir fumeur, se contenter d'en taxer une ou deux par soirée, pas plus. J'en ai passé du temps à rassurer mes proches là dessus. Et voilà que je leur mens, une fois de plus, comme je me mens à moi-même.

Elle sera là dans une demi-heure. Parfois, elle vient plus tard. Ça me laisse le loisir de me faire ce plaisir. Je dissiperai l'odeur, me laverai les dents, changerai mes vêtements et si ça ne suffit pas, je prendrai un chewing-gum à la menthe. Clarisse n'est pas comme Lily Aldrin, elle n'est pas ici pour faire rire, elle n'est pas un scénario pré-conçue pour raconter une histoire aux rebondissements sitcomesque et alors elle ne se rendra compte de rien. Je compte sur cet espoir en tout cas. Je n'ai pas envie que le sentiment de jugement plane dans l'appartement lors de son retour du travail. Elle le fait déjà assez comme ça, autant que je me le fais à moi-même.

Il fait froid. Pour autant, même un hiver rude ne me contraint pas à rester à l'intérieur. La drogue est plus chaude. J'ai pris des Gauloises. Un gars que j'ai rencontré en soirée et que je ne reverrai sûrement plus en fumaient. Ça m'a évité de rester béat devant le vendeur sans savoir quoi lui demander. Il m'en a proposé de diverses sortes et j'ai joué mon va tout sur les blondes bleus. Blonde ; ce mot me parle. Ma copine l'est et comme pour ces cigarettes de l'enfer, j'en suis tout aussi accroc. C'est d'ailleurs la seule chose que j'arrive à lui dire. Comme porter le briquet à ma bouche sera bientôt un des gestes que je répêterai le plus.

Je n'ai pas de cendrier ; le jardin de la voisine au rez-de-chaussée fera l'affaire. Je porte le tabac à mes lèvres. Pour être honnête ça me dégoûte déjà mais j'aime quand cette fumée me monte à la tête. Je suis plus relax, moins bougon. Je veux que ce soit le seul effet que Clarisse remarque lors de son retour. J'ai déjà essayé un jour d'en prendre plusieurs dans un laps de temps mince. Je pensais que ça aurait la même force que l'alcool ; plus tu en prends, plus tu voyages dans la tranquilité. Or non. J'ai eu un mal de ventre horrible dès la seconde. Maintenant je sais que je dois plus les espacer. N'en prendre qu'une ? Ah ... On ne se refuse pas un plaisir aussi facilement quand il nous fait planer. Je croise les doigts pour que ce ressenti dure encore et encore car c'est officiel, je suis un fumeur.

Quoi de mieux qu'un bon vieux scrollage des familles pour accompagner ce mets ? J'ai Twitter, Facebook, Snapchat et Instagram ; tout ce qu'il faut pour tuer le temps ? Je n'y suis pas allé depuis trois heures ; il a dû s'en produire des choses. Je regarde à peine ce qu'il s'y passe pour tout vous dire. Les gens sont si peu intéressants mais cet écran est tellement confortable et fascinant, qu'ils le deviennent. Je ne veux pas que les autres fumeurs sur les balcons d'en face puissent me dire quoi que ce soit. Je suis chez moi et pour autant, je veux rester dans ma coquille. Internet ne parle pas. Il va selon mes volontés. Je ne peux pas m'en passer. Il me fait penser à autre chose, il me fait voir autre chose, me préoccupe autrement. Je préfère me dorloter dans les soucis et les histoires que partagent ou veulent montrer mes amis fictifs plutôt que de régner dans les miens tel un roi perdu dans un empire qu'il ne maîtrise pas. Il est toujours préférable de subir autrui que de se subir soi-même.

Me voilà apaisé. Je ne sens presque plus ce petit vent glacial que la saison apprécie particulièrement. La journée a été semblable a beaucoup d'autres. Youtube m'a accompagné depuis que j'ai daigné sortir de mon pieu et j'ai fais vagabonder le clebs deux minutes, en bas de mon immeuble. Oh, j'ai bien des passions, comme tout le monde. Des passions qui deviennent aussi redondantes que la routine trop confortable dans laquelle je me suis installé ; je regarde le catch trois fois par semaines, suivant les scénarios répétitifs de la World Wrestling Entertainment et je me tiens au courant des actualités de mon équipe stéphannoise. Je fais mine d'aimer la lecture alors que je clos un bouquin de deux cents pages une fois tous les trois mois histoire d'avoir quelque chose à échanger avec ma copine. Je m'ennuie. Pour autant je crois que je commence à adorer ça. J'y prends du plaisir. Je ne veux plus penser, je ne veux plus me bercer d'illusions. La vie est bien plus simple quand elle l'est, tout simplement. Et acheter sa clope, attendre son premier effet, se gratter les burnes en regardant le soleil se coucher (elles me grattent vachement en ce moment, faudrait vraiment que j'aille consulter), c'est se cajoler dans un plaisir simple. Peut-être n'est-il pas motivant mais il a au moins le mérite d'être agréable, facile et futile.

Dix minutes plus tard, je reviens au chaud dans le même état que si j'avais bu une pinte de Guiness. Tandis que je ferme la porte-fenêtre menant au balcon, le clebs, ne supportant pas que je sois dans son champ de vision, se lève nonchalament et va se prélasser devant la porte d'entrée de l'appartement. Là, il soupire comme pour appuyer sa déception. Il aurait préféré que je me gèle les miches et que je ne puisse plus jamais réintégrer son cercle social ...

Je vais me laver les dents en sifflotant le générique du Joueur du Grenier et dès que je franchis le palier de la salle de bain je contemple le gros tas qui me fixe dans le miroir. Si il y a bien une chose que la cigarette peut m'apporter, c'est de me couper l'envie de bouffer comme un obèse. Finis la silhouette mince de mes dix-huit ans. Me voilà presque à trois chiffres. C'est à se demander comment ma meuf peut encore avoir envie de mon corps. Je ne suis qu'un jambon sur pattes. Moi qui avait fait tellement d'efforts après mes quinze piges pour plaire un minimum aux autres. Me voilà quotidiennement rejeté par un reflet quelques années plus tard.

A peine ai-je eu le temps de me brosser les carries, que je replonge déjà dans ma morosité. Tu parles d'un effet.

A table, il y a un silence de mort ; seuls les fourchettes et les couteaux font résonner leurs symphonies. Ce soir, c'est risotto. Recette préférée de mère en fille. J'ai de la chance, Clarisse est une excellente cuisinière. Si elle n'était pas là, le seul aliment que je pourrais respecter serait la pâtée pour chien. Merci l'amour.

Elle tire la gueule depuis qu'elle est rentrée. Je la trouve sublime, mais mon Dieu ce qu'elle peut être laide quand elle est d'une telle humeur. Ça va bientôt faire cinq ans que nous sommes ensemble et elle ne l'a jamais autant fait que sur ces douze derniers mois. La dernière fois que j'ai pu avoir une explication elle m'annonçait que cela était dû au trafic lyonnais de fin de journée ; les bousculades dans les métros, les mains aux culs peu farouches, l'odeur de la transpiration, les gens préssés qui bousculent tout le monde sans y prêter attention et le tout après des journées parfois harassantes où les clients de la librairie lui tenaient la jambe pour x raisons, allant parfois jusqu'à dépasser la demi-heure après la fermeture. Depuis elle se contente d'un léger bonjour et d'un bisou qui effleure à peine mes lèvres.

Et pour autant, comme je le disais, elle est belle Ma Clarisse. Oui, Ma Clarisse. Ce n'est pas une appropriation anti-féministe ; uniquement la personne que j'aime le plus au monde. Elle est plus qu'une copine, qu'une femme, qu'une partenaire sexuelle au corps de déesse qui me fait juter en quelques secondes à peine ; elle est ma plus grande réussite. Je suis si fier d'être avec une femme aussi belle, cultivée et intelligente. Elle connaît tous les classiques de la lecture française ; elle peut me citer toutes les traductions de Baudelaire dans l'ordre chronologique, me parler du matin au soir des vers de Maupassant et elle m'a lu tout un passage de Germinal qu'elle avait appris par coeur. Parfois, je la surprends à dévorer des Lovecraft en version originale qu'elle boucle en quelques jours tout au plus et, à côté de ça, elle est toujours au courant des derniers best-sellers étrangers. Je l'admire. Elle est droite, sait où elle va et il n'y a pas un jour qui passe sans que je me rappelle la chance que j'ai d'être le premier homme avec qui...

- Tu as cherché du travail aujourd'hui ?

Merde, voilà qu'elle rattaque avec ça. J'attends de finir mon verre de vin et ne prends mais elle ne me laisse pas le temps de répondre.

- Tu as écris au moins ?

Elle les enchaîne ce soir. Elle veut aussi savoir depuis combien de jours je n'ai pas chié ? Elle me regarde fixement, me poussant à lui donner une réponse qu'elle sait déjà. Je baisse le regard après un certain temps. Je l'entends soupirer au moment où elle donne un morceau de pain au chien. Ce dernier prend le substitut dans la gueule avant de se coucher sur mes pieds tout en mastiquant ce qu'il imagine comme étant une friandise.

Elle se lève, enlève son assiette, nettoie son set de table et sans la moindre parcelle de gentillesse, désigne l'évier plein.

- Tu es capable de laver la vaisselle au moins ?

Elle m'avait parlé d'un bouquin il y a un an ; un poche qui avait atteind le million de ventes peu de temps après sa sortie. Un délire psychologique de bonnes femmes. Ta vie commence quand ta deuxième finit ... Non. Ta deuxième vie finit quand la première ... Bref. Apparemment, puisque je ne l'ai pas lu, il disait que lorsque nous faisons des reproches à notre entourage, il fallait toujours éviter de s'en prendre directement à eux en utilisant intempestivement le pronom "tu" car cela accusait directement le vis-à-vis en question, ce qui ne faisait jamais évoluer le dialogue, bien au contraire. Faudrait qu'elle en prenne de la graine ; en trois phrases, elle venait de cracher sur un bouquin qui lui avait monté le bourrichon six mois durant. Après il est évident que ce n'est pas moi qui vait lui rentrer dedans ; on s'engueule avec des gens qui ont encore un minimum d'amour-propre. Et je dois puer le manque d'égo à des kilomètres à la ronde.

Je m'en rends encore plus compte quand elle part prendre sa douche ; comme un réflexe, je mate son petit cul bombé. Je la désire d'autant plus avec le temps. Moins la relation fonctionne, plus elle me fait de l'effet ; pas de doute les femmes ont un pouvoir que les hommes n'auront jamais.

Tandis que l'eau commence à couler dans la salle de bain, ma queue est au beau fixe. Celle du chien, par contre, n'a jamais été aussi immobile.

Et c'est dans cette même salle de bain que je l'accuse de prendre de plus en plus son temps avant de me rejoindre dans ce qu'on appelle encore le lit conjugal. Je ne sais pas ce qu'elle traficote là-dedans, mais si sa trousse de toilette est devenue plus intéressante que ma personne, je crois que je n'aurai plus besoin de me remettre en question tant je serai déjà devenu un cas désespéré. Tous les soirs, je poireaute sous les draps comme un vieillard attend la Faucheuse. C'est l'unique moment où on se caline, où on se parle sans se foutre des fions à chaque lettre et s'il y a bien un bonheur que j'apprécie particulièrement dans la journée, c'est celui ci. Un bonheur qui s'écourte autant que la passion de notre relation.

Je l'entends fermer la porte de la pièce où ses cachotteries perdurent et elle rentre dans la chambre en rangeant les vêtements dans lesquels elle a transpiré ces dernières vingt-quatre heures.

Je me redresse, avance mon bras et lui caresse le bas du dos pour l'inviter à se prélasser comme les amoureux que nous sommes encore.

Elle se retourne, m'embrasse, me demande de me pousser et se couche à mes côtés. Là, elle prend Mort à Crédit qu'elle attendait sûrement plus que moi, l'ouvre et commence sa lecture.

Ne me laissant pas abattre, je continue mon approche et tente quelques baisers dans le cou. Elle sourit à peine mais ne me montre aucun intérêt sexuel.

Je suis persuadé qu'elle utilise l'oeuvre de Céline pour faire durer un peu plus ce qu'on s'est acquit comme indispensable le soir venu. Je n'ai plus beaucoup de mots pour lui démontrer mon exaspération, alors je fais la technique du garçon de dix ans qui boude ; je vous l'ai dit, mon estime de soi est morte et enterrée.

Elle le remarque, daigne poser sa main sur ma cuisse mais ne dit mot et continue à dévorer le roman déprimant à la française.

Nous restons comme cela dix minutes durant et lorsque elle referme son monde, je décide d'y aller un peu plus franco. Je glisse ma main sur sa culotte et caresse le tissu qui cache, croyez-moi, le plus beau con qui m'ai été amené de voir.

- Pas ce soir Steven. J'ai eu une bonne journée, je suis fatiguée.

Je retente un baiser humide au creu de son cou. Elle me repousse gentiment. Je suis excité mon Dieu. Elle ne peut pas me refuser le seul moment de tendresse qu'elle daigne me donner lors de son retour du boulot ... Elle est si belle, sa peau si délicieuse ...

Je me penche pour aller embrasser son entre-jambe. Ma graisse colle au drap housse mais je me démène comme je peu pour aller là où je veux me diriger.

Clarisse m'arrête plus violemment, me regarde droit dans les yeux et après quelques secondes d'hésitation, prend un chouchou :

- Je te suce si tu veux mais j'ai la flemme de baiser ce soir.

J'aurai préféré dévoré ses lèvres mais je ne vais pas rechigner.

Elle se penche, enlève mon caleçon et frotte la peau flasque de ma bite qui n'a jamais été aussi petite depuis mes vingt kilos en trop.

Elle le prend dans sa bouche mais s'arrête aussitôt. Elle recommence l'action trois fois, puis elle me lance un regard bien plus noir que précédemment.

- Elle pue la clope ta queue.

Je digère l'information comme un vegan avale un morceau de steak. Elle m'a déjà reprochée de ne pas toujours la laver correctement, mais alors au point qu'elle sente la... Le grattage de couille ! J'ai pensé me décrasser les ongles avec une éponge toute neuve et du produit vaisselle mais j'avais zappé ce passage.

- Tu as fumé !

Certaines femmes auraient tout de suite cru qu'une concurrente accroc au tabac serait passée par là ultérieurement mais ce qui est bien quand on est une sous-merde et que notre petite amie le sait, c'est qu'il n'y a aucune chance pour que ça arrive.

Pour autant, bien qu'elle n'ai que senti la clope, c'est plutôt l'odeur du savon que je vais me prendre dans la gueule.

Elle s'apprête à hausser le ton mais se calme aussitôt.

- Je ne sais plus quoi te dire Steven.

Elle se retourne et une dizaine de minutes plus tard, alors que je fixe encore le mur vide de la chambre en face de moi, ses ronflements emplissent déjà la pièce.

Et moi je reste là, la queue à peine sortie de son slip. Comme une sacrée merde.

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