Vieillesse sous haute surveillance
Dans une société qui n'acceptait ni la faiblesse, ni l'inutilité de ses individus, vieillir ne présageait rien de bon. Passé l'âge maximum autorisé, soit quatre-vingt ans, vous vous sentiez comme coupable d'être toujours en vie alors que vous étiez encore en bonne santé, comme pressé d'en finir, s'il le fallait avec l'aide du Centre, conscients d'avoir utilisé le temps qui vous était imparti. Quant à ceux que la maladie rendait infirmes, ils savaient que leurs jours étaient comptés, quelque soit leur âge. Depuis peu, à mon grand désespoir, je faisais partie de cette deuxième catégorie.
Alors que je m'étais assoupie dans le canapé, je fus soudainement ramenée à la réalité de mon existence par la sonnerie du téléphone. Tandis que je me précipitais pour décrocher, cette dernière s'arrêta net. Atteinte de la maladie d'Alzheimer, diagnostiquée quelques jours auparavant, je tressaillais au moindre bruit, dans l'attente inéluctable de cet appel qui annoncerait ma fin prochaine. Néanmoins, tous les matins, je me levais avec l'espoir secret de passer au travers, de gagner ne serait-ce qu'une journée supplémentaire, tout en réalisant qu'il était utopique d'espérer un oubli de leur part.
Pour avoir travaillé une bonne partie de ma vie dans l'un des nombreux services sociaux du Centre, je savais par expérience que la machine était bien huilée et que mon tour viendrait bientôt. En effet, leur système ultra sophistiqué enregistrait nos moindres faits et gestes, incluant entre autres, vous vous en doutez, nos consultations médicales, examens et actes chirurgicaux. Autant vous dire qu'ils nous surveillaient de très très très près. Une bouche à nourrir non productive, handicapée de surcroît, était de leur point de vue inenvisageable, car nous frôlions les quinze milliards d'individus.
Mais il n'était pas interdit d'espérer.
Alors que mes enfants avaient intégré cet état de fait comme une évidence indiscutable, pour ma part, je faisais partie de cette génération née dans les années 2000 qui ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine nostalgie à l'idée de quitter ce monde. Mais laissez-moi revenir à mes premiers souvenirs.
J'avais huit ans et je venais d'être acceptée, à la suite d'une rigoureuse sélection, à l'école de danse de l'Opera National de Paris. Lieu mythique s'il en est, dans un pays reconnu comme étant le berceau historique de la danse classique. Nous étions plus de deux cents filles à nous présenter pour une quinzaine de places ! Pour la crevette que j'étais à l'époque, avoir un tutu et mettre des pointes me semblait être un rêve inaccessible. Inutile de vous dire à quel point j'étais fière ! La danse est une passion dévorante et même si mes parents avaient cherché à m'en dissuader, j'avais toujours tenu bon, à leur grand désespoir car les élus étaient peu nombreux. Être " petit rat " était synonyme d'années de travail intensif entrecoupées d'évaluations et de concours annuels dont l'échec entraînait notre renvoi pur et simple. Au terme d'un apprentissage long et éprouvant, c'est par un nouveau concours que j'intégrais le fameux corps de ballet, jusqu'à en devenir une de ses étoiles non filante celle-là. Quoiqu'à y regarder de plus près, ma " carrière " ne fut pas très longue, vous en comprendrez bientôt les raisons.
Devenir danseuse étoile demandait beaucoup de sacrifices. Il fallait être prête à accepter, dès son plus jeune âge, de vivre éloigné de sa famille, en vase clos à l'internat. De ne pas forcément se faire d'amies, car la compétition était féroce entre nous, chacune voulant être la meilleure. Nous étions jugées en permanence, par les professeurs, par les élèves et même parfois par nos parents, d'où cette rivalité inévitable. Et surtout il fallait travailler encore et toujours, jusqu'à l'épuisement, afin d'acquérir cette endurance indispensable à notre réussite. Il existait néanmoins des amitiés masculines que l'absence de concurrence rendait possible. Pour preuve, la rencontre avec Alfredo alors maître de ballet, qui allait devenir mon mari. Ah Alfredo !
C'est alors que la sonnerie du téléphone retentit à nouveau :
— Allo, Madame Rizzi ?
— Oui, c'est bien moi.
— Ici le Centre Aurora, nous avons essayé de vous joindre ce matin, où étiez-vous ?
— Euh... chez moi. Mais je n'ai pas eu le temps de...
— C'est fâcheux, vous nous avez obligé à réitérer cet appel, ce qui est non conforme à notre charte, vous le savez ?
— Oui, oui... j'en suis désolée.
— Vous êtes bien consciente, que d'après cette dernière et en raison de votre état, vous devez rester près de votre téléphone à attendre notre appel ?
— Je le sais...
— En raison de ce manquement, vous nous avez obligé à avancer votre départ à après-demain jeudi, dix heures. Une voiture viendra vous chercher et vous emmènera jusqu'à notre Centre. Soyez prête car notre chauffeur n'aime pas attendre ! Vous avez un peu moins de quarante-huit heures pour faire le nécessaire auprès de votre famille et vous mettre en règle auprès de nos services. N'oubliez pas, vous êtes le numéro dix-neuf.
— Mais... n'y a-t'il vraiment pas moyen de revenir aux trois jours qui étaient convenus ?
— Non Madame, plus maintenant, je suis désolé.
Et il raccrocha, me laissant effondrée. Décidément toujours aussi froids, ces androïdes et dire qu'ils devaient les rendre plus humains ! Ce n'était pas possible, j'avais perdu un précieux jour de vie parce que je n'avais pas été assez rapide... Comme si je pouvais me souvenir de tout ce qui était inscrit dans cette maudite charte ! Je savais pourtant qu'atteindre ma soixante-dixième année avec perte d'autonomie n'était pas sans risque et que d'une façon ou d'une autre cela signait mon arrêt de mort. Combien d'amis avais-je vu partir ainsi ? À combien de coups de fil comme celui-là avais-je assisté ? Combien de fois avais-je admiré le courage de certains de mes proches, qui en raccrochant n'avaient rien laissé paraître ? Mais peut-être s'effondraient-ils après mon départ ou lorsque la voiture venait les chercher ?
Annoncer à une personne la date du dernier jour de sa vie était d'un cynisme qui ne m'étonnait plus guère dans ce monde devenu si cruel. Et bien qu'en attente de ce moment depuis l'annonce de ma maladie, en avoir confirmation me laissa anéantie, la bouche sèche. Il me restait à peine quarant-huit heures pour faire mes adieux... C'est alors qu'une image me revint à l'esprit. Celle d'une tribu indienne, entraperçue dans un livre d'histoire alors que je n'étais qu'une enfant. Sur cette photo se tenait une famille au centre de laquelle se trouvaient les anciens. On pouvait lire du respect ainsi qu'une sorte de vénération sur les visages des plus jeunes, envers ceux qui avaient acquis au fil du temps expérience et sagesse, qui servaient désormais de guides à l'ensemble de la tribu. Mais qui s'intéressait encore aux anciens aujourd'hui ?
Mais revenons à mon histoire.
Alfrédo et moi avons finalement décidé d'emménager ensemble, dans un appartement du neuvième arrondissement de Paris, près de l'Opéra. Nous étions heureux, uniquement préoccupés par notre métier, conscients de notre chance. Férus de musique classique, nous passions nos rares moments de liberté en compagnie de Bach, Haendel, Beethoven ou Mozart, nous aurions voulu que cela dure indéfiniment. Je passais ainsi le plus clair de mon temps à l'entraînement. Je commençais entre dix et onze heures du matin par des échauffements, puis j’enchaînais sur des répétitions et je terminais à vingt-trois heures les soirs où il y avait des spectacles.
Pour bien comprendre à quel point ce métier est exigeant, il faut savoir que la position d'une danseuse classique n'est pas naturelle et que de ce fait le corps est soumis à de nombreuses tensions au travers des exercices quotidiens. Il n'est pas rare qu'une lésion survienne à la suite d'une mauvaise chute ou d'un mouvement mal exécuté.
Pour ma part, j'ai eu mon lot d'entorses à la cheville, de contractures et de déchirures. Mais après des soins et une convalescence adaptés, je finissais tant bien que mal par récupérer et par reprendre le travail. La scène de l'Opéra Garnier a une particularité, elle est légèrement en pente afin que le public puisse voir toutes les danseuses, même celles du fond. Ce jour-là, à l'entraînement, j'étais fatiguée, préoccupée, ma concentration n'était pas à son maximum et j'ai glissé, j'ai raté mon saut. Curieusement sur le moment je n'ai rien ressenti mais très vite j'ai commencé à avoir de fortes douleurs au niveau du dos, je suis même sortie de la scène en rampant !
On m'a diagnostiqué une hernie discale, non opérable. Je me suis alors retrouvée dans l'obligation d'arrêter la danse, je n'avais que trente ans.
J'ai tourné la page, la mort dans l'âme, refusant de m'apitoyer sur mon sort. Peut-être était-il temps pour nous de fonder une famille ?
Sans cet accident, c'est une évidence, il ne m'aurait jamais été permis de devenir mère. C'est également à cette époque qu'ils m'ont contacté pour que je vienne travailler dans un des services du Centre. Je n'avais pas le choix, l'inactivité était mal vue et je ne tenais pas à me faire remarquer !
Dès que cela fut possible nous avons acheté une maison, pour y passer nos week-ends. Un havre de paix loin de l'agitation de la capitale. C'est là que pour la première fois, les enfants ont découvert les plaisirs que peut offrir un jardin, les courses folles après les insectes : papillons et coccinelles, sans parler de Mimette, notre tortue, qu'ils n'oubliaient jamais de nourrir de ses pissenlits préférés. C'est ainsi que nous avons vécu, entre ville et campagne, jusqu'au départ de mon mari, il y a quelques années. Il s'est éteint de lui-même dans sa quatre-vingtième année, crise cardiaque. Heureusement il n'a pas eu besoin du Centre pour abréger son existence... Maintenant c'était mon tour.
Mais au fond n'était-ce pas ce qui pouvait m'arriver de mieux, de ne pas vieillir ? Car malgré les progrès de la médecine, ils ne voulaient rien faire pour nous, les Alzheimers, alors qu'ils savaient pertinemment et depuis longtemps comment endiguer la maladie. Traitements trop coûteux ou trop longs ? Peut-être les deux. Dans ces conditions, à quoi bon continuer et se retrouver un jour à ne plus savoir qui l'on est, ni reconnaître les êtres aimés ? Mais j'étais malgré tout pétrifiée à l'idée de m'effacer pour toujours.
Heureusement, le Centre avait réduit les formalités de départ à leur plus simple expression, c'était déjà ça !
Une fois que vous étiez en possession de votre numéro, vous saviez quelle position vous occupiez dans la file et donc plus ou moins l'heure qui serait la vôtre. Aujourd'hui tous ces détails semblaient sans importance au regard de la fin qui s'annonçait proche. Pour avoir rempli consciencieusement les formulaires en sortant du rendez-vous avec le médecin, et assisté au déroulement " du départ " via hologramme interposé, je savais par avance comment les choses se dérouleraient.
J'avais choisi avec soin la musique ainsi que les paysages qui accompagneraient mes derniers instants. J'étais encore pour quelques heures seulement, ce numéro dix-neuf, cette femme qui avait tant reçu de la vie et que la vie abandonnait aujourd'hui. Je n'avais qu'à laisser ce liquide mortel s'insinuer dans mes veines, telle la sève dans les nervures de l'arbre. À ceci près que cette dernière contrairement au poison était symbole de vie...
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