La Maison de Poupées
Elle jouait tranquillement dans la chambre d'ami de ses grands-parents. Dans cette chambre, il y avait une superbe maison de poupées reproduisant dans les moindres détails une demeure victorienne. Sa grand-mère l'avait acheté, et elle achetait au fur et à mesure tout les petits objets qui allaient à l'intérieur. Elle l'avait acheté d'abord pour son petit plaisir, mais à présent, elle l'achetait pour sa petite fille. En voyant son intérêt pour cette superbe maisonnette, elle l'autorisait à monter les petits meubles, et à agencer les pièces comme elle l'entendait. Ainsi, la voilà qui jouait dans la chambre d'ami, se parlant à elle-même sur pourquoi le plateau roulant devait être amené dans le salon de thé de Mr Kenneth -c'est ainsi qu'elle avait nommé le propriétaire de la maison-. De temps en temps, sa grand-mère frappait à la porte en demandant si elle pouvait voir l'avancée des travaux. La petite fille disait un grand « Ouiiiii », et sa grand-mère entrait avec un sourire gentil, et en observant la maison, elle approuvait la décoration d'un « Oooh ! C'est très beau ma puce. », et elle ressortait laissant la petite fille contente à son œuvre.
Elle était venue à pieds, ses grands-parents n'habitant qu'à quelques mètres de sa maison. Elle aimait bien y aller. Parfois, elle aimait bien y aller. Elle avait le droit de faire tout ce qu'elle voulait sur l'ordinateur, elle pouvait même imprimer des photos qu'elle afficherait ensuite dans sa chambre, et elle avait le droit d'aller dans la chambre d'ami pour mettre un dvd et devenir soudainement décoratrice d'intérieur. C'était les seuls vrais avantages qu'elle trouvait à se rendre là-bas. Oh, elle trouvait également sa grand-mère très gentille, elle lui donnait beaucoup de liberté, et quelques fois, quand elle l'aidait à ramasser l'herbe coupée dans son jardin, elle lui donnait une petite pièce. Son grand-père n'arrêtait pas de lui répéter qu'elle deviendrait présidente, parce qu'elle pouvait avoir du répondant, et elle s'intéressait à énormément de choses. Elle avait les cheveux épais, long, d'un brun presque noir, des tâches de rousseurs, elle adorait lire et elle n'aimait pas sourire parce qu'elle trouvait ses dents trop petites mais elle était fière parce qu'elle était plus grande que la plupart des enfants de son âge. Elle s'appelait Helena, et elle avait 9 ans.
Helena sentait une ombre peser sur ses petites épaules à chaque fois qu'elle voulait aller chez ses grands-parents. Elle en était terriblement mal à l'aise, mais elle se répétait qu'avoir peur, ce n'était pas pour les filles. Puis en plus, elle, elle ne pouvait pas avoir peur, parce qu'elle savait bien se battre. Alors elle prenait sur elle, et elle s'y rendait. Elle montait les marches, toquait à la porte, saluait le yorkshire qui sautait à la porte pour lui dire bonjour, et elle avançait dans la maison. Ses mains étaient toujours moites, et elle se demandait toujours qui se trouverait à l'intérieur, si sa grand-mère était partie travailler, ou si justement elle allait être seule avec elle. Elle était toujours plus rassurée lorsqu'elle était seule avec sa grand-mère dans la maison, elle sentait l'ombre quitter ses épaules un instant.
Elle était donc la chambre d'ami, installée sur le clic-clac, elle était concentrée sur la construction d'une petite table de cuisine. Le dessin animé qu'elle avait lancé se jouait sans elle, mais le bruit de fond lui plaisait. Aujourd'hui l'ombre était à la maison, mais elle se distrayait, et sa grand-mère était également là, alors elle n'avait pas vraiment peur. Elle n'avait pas vu l'heure passer, et l'heure du goûter arriva bientôt. Dès qu'elle s'en rendit compte, elle termina rapidement l'assemblage de la table, et sortit joyeusement de la chambre en jetant ses longs cheveux dans son dos. Elle entendit la télévision dans le salon, et se dirigea directement dans la cuisine. Elle retint un sursaut lorsqu'elle vit son grand-père penché sur l'évier, lavant les couverts de ce midi. C'était un homme petit, mais un peu corpulent, sa moustache grisonnait par endroit, et la calvitie était en train de naître sur son crâne. Il tourna vers elle un regard accueillant mais vague, qui la dérangeait, et un sourire un peu tordu, à moitié caché par son épaisse moustache. Elle lui sourit, s'empressa de prendre un gâteau dans le placard du bas, et de repartir dans la chambre. L'ombre avait essayé de lui faire peur, mais elle avait résisté. Elle était contente de cette petite victoire.
Elle s'imaginait souvent avoir une armure invisible qui arrêtait la moindre peur qui essayait de s'immiscer en elle. Elle se pensait forte, très forte. Mais cette après-midi, l'ombre n'arrêtait pas de taper sur son armure. Et cela s'intensifia lorsque sa grand-mère vint lui faire un bisou pour lui dire au revoir parce qu'elle partait au travail -elle s'occupait de personnes âgées dans une maison de repos juste à côté-. Elle était donc seule avec son ombre. Elle essaya de fermer son esprit en le tournant tout à la construction du mobilier de la maisonnette victorienne. Elle se parlait beaucoup, autant à voix haute que mentalement, elle racontait de longues histoires sur Ms Kenneth, la femme de ce bon Mr Kenneth, et sur ses voyages à l'étranger avec ses deux enfants. Elle se concentrait aussi fort que possible.
Helena ne savait plus depuis quand l'ombre s'amusait à s'accrocher à ses épaules. Elle essayait à vrai dire de ne plus y penser, et parfois, elle réussissait presque à l'effacer totalement de son esprit. Dans ces moments-là, elle se sentait un peu puissante, comme si elle reprenait le contrôle d'elle-même. Elle n'avait que 9ans, mais elle comprenait des choses qu'elle n'aurait jamais du comprendre. Ce fut pourquoi elle préférait s'inventer cette histoire d'ombre, cela faisait moins peur, et cela rendait les choses moins graves.
Elle rangeait consciencieusement les ustensiles en cuivre de la cuisine, la lèvre inférieure mordue par sa concentration, et sur la pointe des pieds pour être à la bonne hauteur. La porte s'ouvrit. Elle en fit abstraction. Elle entendait les bruits de pas s'avancer. Elle garda les yeux résolument fixés sur la charmante cuisine aux couleurs pastels et à la décoration riche. Peut-être que si elle n'y prêtait pas attention, cela ne serait pas vrai, et l'ombre ferait demi-tour. Elle fit un pas en arrière, comme un peintre prendrait du recul pour admirer son œuvre dans son entièreté. Il était trop tard.
Elle sentit contre son dos la chaleur angoissante de l'ombre. Elle fit de nouveau un pas en avant, mais une main grasse et désagréable se posa sur son épaule. Elle ne parvint plus à bouger. Ses paupières battaient rapidement, et ses yeux scrutaient obstinément la maison qu'elle prenait plaisir à décorer. Un souffle rêche et de plus en plus fort résonnait derrière elle. Une exhalation avinée lui fit froncer le nez. Mais elle ne pouvait bouger davantage. Plus elle battait des paupières, et plus il lui était compliqué de voir net. Une seconde main sèche empoigna son épaule, la pressant d'une façon tendre et donc affreusement dégoûtante. Un corps se pressa contre son dos. L'ombre essayait de l'envelopper, et elle n'arrivait plus à respirer correctement. Elle ordonnait à son corps de bouger, de toutes ses forces, elle lui criait dessus, elle se criait dessus. Mais elle avait perdu son armure transparente, elle avait trop peur. Une main descendit le long de son bras, et des sueurs froides prirent naissance sur sa nuque. L'ombre riait doucement, et d'horribles effluves s'enveloppèrent autour d'Helena.
« Tu es quand même très bien formée pour ton âge, c'est rare, lui susurrait l'ombre en l'entraînant doucement sur le clic-clac. »
Ses cordes vocales semblaient toutes rouillées, mais ce n'était rien comparé à ses muscles. Ils semblaient avoir fondu soudainement, et elle fut incapable de résister lorsque l'ombre l'allongea. Elle se refusait de regarder cette ombre directement. Elle ne le pouvait pas. Les larmes piquaient ses yeux, mais elle battait des paupières avec force, elle n'avait pas le droit de pleurer, elle était forte, et tout cela allait se terminer sans tarder. Elle se répétait cela avec hargne en regardant les images danser sur l'écran.
L'ombre pesait sur elle, essayant de faufiler ses mains sur les cuisses désespérément serrées de la petite fille. Elle ferma un instant les yeux en inspirant très fort, faisant abstraction de la forte odeur de transpiration et de vin. Elle rassemblait toutes les forces que l'ombre ne lui avait pas encore prise.
« Tu es très belle, continuait de susurrer mielleusement la voix rauque et ignoblement caressante. » Elle n'avait pas le droit de pleurer, sinon ça voulait dire qu'elle avait peur, et elle ne pouvait pas avoir peur. Comment vivre si on avait peur ? Elle rouvrit ses yeux assombris de larmes fortement contenues.
« Je dois rentrer, échappa-t-elle dans un filet de voix. »
L'ombre rit comme on frotte du papier de verre sur du bois. Toujours ces nauséeuses effluves d'alcool. Elle ne le regardait toujours pas, mais ayant réussi à parler, elle reprit confiance en ses maigres forces restantes.
« Je te ramènerai, reste encore peu. »
L'ombre essaya de peser encore plus sur elle. Helena rassemblait davantage de force et elle s'échappa de l'étreinte mauvaise de l'ombre lorsque celle-ci entreprit de l'embrasser de ses lèvres humides et recouvertes d'une moustache drue.
« Je dois rentrer, affirma-t-elle un peu plus fort en refoulant ses larmes au plus profond de son être. »
Elle ne tremblait pas à l'extérieur, mais à l'intérieur elle tremblait comme une petite feuille sur le point de tomber de l'arbre. Elle ne regarda toujours pas l'ombre, c'était hors de question, ça voudrait dire que tout est vrai. Alors elle sortit sur ses petites jambes déjà grandes pour son âge. Elle ignora le yorkshire qui sautillait autour de la porte, et elle remonta la route pour rentrer directement chez elle. Ses tâches de rousseurs étaient encore plus visibles sur le rougissement de ses joues rondes, mais ses lèvres pincées ne laissaient rien passer. Elle rentra chez elle, elle sourit à sa mère, à son père, et s'assit dans sa chambre. Elle avait l'impression que l'ombre avait collé son odeur de vin sur son corps. Mais elle ne pensa plus à l'ombre. Elle ne voulait plus y penser, alors elle n'y pensa plus. Elle prit à la place la maison en bois à construire que lui avait offert sa grand-mère, sortit la peinture qui l'accompagnait et commença à peindre le toit. Ses yeux restaient secs, son souffle avait retrouvé son calme, et ses muscles étaient de retour. Elle était forte quand l'ombre n'était pas à côté, alors elle arrivait à l'oublier. Elle inventa une nouvelle histoire pour cette nouvelle maison où personne n'habitait encore.
Helena avait l'impression de mener une double vie, comme une espionne, ou une chevalière -parce que les femmes n'avaient pas le droit d'être chevalier, elle le savait-. Elle en avait honte, c'était son secret, et en même temps, il arrivait qu'elle se sente puissante. Est-ce que c'était mal, est-ce que c'était normal ? Elle connaissait la réponse, mais elle choisissait de l'ignorer. Que pouvait-elle faire après tout ? Qui allait bien pouvoir croire qu'une ombre essayait de la toucher ?
Helena peignait avec application. Ses yeux la brûlaient, mais elle préféra se raconter une histoire, parce qu'au moins, elle avait une emprise là-dessus.
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