Sirius ou Camomille

7 minutes de lecture

En cette nuit d’été, à quelques jours du solstice, deux voyageurs traversaient discrètement la forêt de Vaules, en direction du nord. Loin de toute route ou chemin de bûcheron, ils ne semblaient pas craindre les loups et les brigands, ni les ogres et les lycanthropes. C’eut été ironique de la part d’une vampire et d’un lutin. Ce dernier, un petit homme bedonnant à la peau grise et ocre, craquelée comme l’écorce d’un platane, arborait cependant un air angoissé.

- Je ne vais quand même pas ramener une brassée de champignons, c’est terriblement surfait.

- La route est encore longue, je suis certaine que tu trouveras quelque chose de bien, répliqua sa compagne de route, une femme d’une soixantaine d’année, vêtue d’une longue cape noire.

- Pas aussi bien que ton crâne d’écureuil.

- Tu sais très bien que l’idée est d’amener quelque chose qu’on trouve sur le chemin, ça n’a pas besoin d’être extraordinaire. C’est même bien que ce soit commun.

- Mais j’ai une réputation à tenir. L’année dernière j’avais le casque troué d’un soldat romain au travers duquel poussait un jeune frêne.

- Oui, et se faisant tu avais tué le frêne. Je ne vois pas trop en quoi ça célèbre la nature ni le retour des longues nuits.

Ludras ne sut quoi répondre à ça. Il essaya de se calmer en se concentrant sur la sensation du tapis de feuilles mortes sous ses pieds nus. Humide mais un peu craquant. Il sentit l’angoisse le quitter, prit conscience de la futilité de son sujet, et leva la tête pour observer le ciel à travers les branchages.

Loin au-dessus des cimes, la comète de Saint-Jean, telle qu’on l’avait appelée, déchirait le ciel nocturne d’une grande éraflure nacrée. Un augure de violence et de miracles. Terriblement puissant, et pourtant, si étrangement inerte.

L’immobilité du ciel fut brusquement brisée, lorsqu’un fragment lumineux se détacha de la comète, pour filer dans l’atmosphère avant d’aller s’abîmer au-delà des arbres et des valons. Une grande lumière pâle illumina alors tout le sous-bois, et, quelques secondes plus tard, une forte bourrasque fit valser les feuillages et frémir les branches et les troncs.

- Un météore ! s’exclama Ludras. Ces pierres renferment parfois de rares éléments alchimiques. Le détour pour aller l’inspecter ne serait pas long, qu’en dis-tu ?

- Nous sommes déjà en retard pour le sabbat. Peut-être pourra-t-on aller voir à notre retour ?

- La lumière à dû se voir à plusieurs lieux à la ronde. Les gens du coin sont bien trop superstitieux pour s’aventurer de nuit, mais je doute fort que personne n’aille, demain, inspecter cet étrange miracle. Et ne t’en fais pas, en empruntant les chemins cachés de mon peuple, nous serons largement à l’heure au sabbat même avec ce détour.

La vampire n’eut pas besoin d’être longuement convaincue. Elle était aussi curieuse que son comparse, car même en trois siècles d’existence, elle avait rarement été témoin d’un tel phénomène.

***

La créature qui gisait devant eux n’avait rien d’un météore. Recroquevillée au cœur d’un halo d’arbres pétrifiés, elle ondoyait faiblement ses innombrables ailes sombres. L’air tout autour d’elle était froid et tranchant, métallique.

- Qu’elle est cette chose ? chuchota Ludras. Si c’est un démon je ne le connais pas.

- Je ne sais pas. Mais elle ne semble pas dangereuse, je la sens blessée et fatiguée.

- C’est peut-être un ange ? Ils sont connus pour avoir beaucoup d’ailes et une anatomie confuse.

- Les anges brûlent d’un feu divin et sacré. Je ne sens ici qu’une flamme froide, comme inerte.

- Si tu dis qu’elle n’est pas dangereuse, je vais lui demander.

Ludras s’extirpa alors du bosquet et avança à grandes enjambées vers l’entité.

- Bonsoir, je suis Ludras Paronius Blauvert, comte de la clairière aux coquelicots, dieu protecteur du ruisseau d’Avril, gardien et pourvoyeur de toutes les baies au sucre empoisonné. Nous nous rendons avec mon amie Astrid au sabbat de Luses, pour célébrer le solstice. Peut-être pourrions-nous vous aider ?

A cette tirade, la créature ne réagit pas. Ludras se répéta, cette-fois-ci en latin, puis en assyrien. Il voulu tenter en atlante mais, n’arrivant pas à se rappeler d’autres mots que « bonjour » et « pain aux olives », il s’abstint et espéra que la créature face à lui n’était pas émergée de l’antique Poséidonis.

Astrid, qui avait émergé à son tour des fourrés, s’approcha de l’être.

- Je doute, dit-elle, qu’elle parle aucun langage connu de cette terre. Cette créature, je pense, appartient aux étoiles, ou au vide qui les sépare.

- Comment le sais-tu ? s’enquit Ludras.

- Elle est tombée d’une comète.

Ils restèrent un instant tous les deux en silence, puis la vampire reprit.

- Je vais essayer un sortilège de communication. Prépare-nous du thé.

- Tu en as besoin pour le sortilège ?

- Non, mais il fait froid et j’aimerais bien du thé, s’il te plaît.

- Il me reste juste de la camomille, dit Ludras en fouillant dans sa sacoche à herbes.

- C’est parfait.

Elle s’assit alors en tailleur sur le tapis de feuilles morts, et étendit ses bras devant elle, comme pour se réchauffer à un feu invisible. Ludras, de son côté, s’attela à réunir du bois sec pour faire bouillir de l’eau.

***

- Le sortilège a un peu fonctionné, dit Astrid en prenant dans ses mains le gobelet fumant que Ludras lui tendait. J’ai compris quelques bribes, mais elle est très affaiblie et à la limite de la conscience. Elle est blessée, comme on s’en doutait. Une blessure interne, peut-être une maladie. Je ne sais pas si on pourra la soigner, mais on va essayer.

- Ça risque d'être compliqué non ? Je ne sais faire que des cataplasmes et des potions de fleurs sauvages, et je doute que tout cela fonctionne sur une anatomie extraplanétaire.

- Oui, je me dis la même chose de mes sorts. Et de toute manière je pense qu’il vaut mieux ne pas trop la toucher tant qu’elle ne se sera pas un peu éveillée.

Comme si elle répondait aux paroles d’Astrid, la créature, à quelques mètres d’eux, frémit dans un grand bruissement de plumes. Elle se releva légèrement, et déplia ses ailes. Son corps, ainsi mieux révélé, semblait formé d’une longue série de torses et des bassins pétrifiés. A ceux-ci étaient fixés des ailes ainsi que des membres humanoïdes de longueurs variables. Le tout avait des aires de momie, de corbeau et de scolopendre. A petits pas malhabiles, la créature commença à se trainer vers les deux voyageurs.

Ludras, pétrifié, la vit élever un interminable cou, long et maigre comme le doigt crochu d’une harpie. A son extrémité brillait faiblement une orbe pâle et floue, qui semblait être sa tête. Elle l’approcha du feu, dont la flamme parut blanchir, et resta ainsi en suspens.

- Je crois qu’elle veut de la tisane, dit Astrid.

- De… ?

- La tisane. Donne lui de la tisane.

Ludras alors s’exécuta, lentement, comme face à un chien qu’il ne faudrait pas enrager, et servit un gobelet de tisane brûlante. Il s’en versa sur les doigts et sentit les larmes lui monter aux yeux, mais il présenta le récipient à l’entité face à lui.

Celle-ci approcha sa tête, son orbe, et de celle-ci émergèrent des dizaines de filaments de brumes, qui enveloppèrent la tasse. Ludras sentait leur contact froid, sec et humide en même temps, sur ses phalanges. Les filaments se mirent alors à rougir et à jaunir, et la lumière de l’orbe s’anima à son tour de couleurs aux teintes de plus en plus saturées. Ludras sentait le gobelet refroidir entre ses mains, jusqu’à devenir glacé. La créature retira un a un ses filaments, qui regagnèrent les profondeurs brumeuses de la sphère, puis, lentement, elle se redressa, étendant une à une ses longues paires d’ailes noires, jusqu’à dépasser même les cimes des arbres. Un temps passa, puis, d’un même mouvement, ses ailes battirent et elle s’envola. La manière dont elle le fit donna à Ludras l’impression qu’elle plongeait dans un océan dont ils étaient eux, assis juste sous la surface. Au fur et à mesure qu’elle s’élevait dans l’atmosphère nocturne, la lumière de sa tête gagnait en intensité, tandis que son corps sombre se fondait dans le néant trouble. L’instant, même pour un lutin millénaire qui avait vécu la chute d’Ys et la fondation d’Avalon, était magnifique et extraordinaire.

- Etrange.

- Oui.

- Un peu drôle aussi.

- C’est vrai.

- Il reste de la tisane ?

- Non, je lui ai tout donné.

En disant ça, Ludras se rendit compte que le gobelet qu’il tenait toujours dans ses mains était à présent rempli d’une eau froide et parfaitement claire.

- Ce sera une sacrée histoire à raconter, dit-il.

- Tu comptes la raconter ?

- A toi au moins, à chaque fois qu’on se reverra.

Astrid, qui n’avait pas bougé d’un pouce depuis plusieurs minutes, détacha sa tête du ciel qu’elle fixait, et tourna vers Ludras ses yeux jaunes.

- Je pensais à quelque chose. On ne sait pas ce que c’était, cette créature. Il nous faudrait la nommer, au moins pour nous. Je n’ai pas envie de répéter ad vitam « la créature », « la chose », « l’entité ».

- Un nom comme un prénom ?

- Oui, par exemple.

- Pourquoi pas Sirius, comme elle nous vient des étoiles ?

- Hm, je ne sais pas. C’est un peu banal, pour une entité stellaire. J’aurais pensé à quelque chose de plus particulier.

- Comme quoi ?

- Camomille. C’est joli. Et elle avait l’air de bien aimer ça.

- Je comprends, mais je préfère quand même Sirius. Je ne me verrais pas donner un nom de fleur à un dieu cosmique.

- Comme tu le sens, on peut la nommer de deux noms, tant qu’on sait de quoi on parle. Et, si elle en a un à elle, je doute qu’on le connaisse jamais.

Après avoir lavé la théière et les gobelets, et rangé le reste de leurs affaires, ils se levèrent et reprirent leur marche à travers la forêt. Quelques lieues plus tard, au creux d’un ruisseau, Ludras ramassa le fossile d’un trilobite. Ils arriveraient peut-être en retard au sabbat, mais il avait au moins trouvé un cadeau.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Scribopolis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0