La Poudre et l'Amorce (Pog)

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         Un trip de cette intensité n'était pas arrivé depuis au moins huit cent ans. Il paraîtrait que Sir Andrea de Boisvilliers se serait, un soir de mai, envoyé douze portions de distillation exotique (au vu de la description des effets, je pencherais pour la datura, mais où cet énergumène en a-t-il trouvé à cette époque ?), et n'aurais pas décroché de son délire jusqu'à sa mort, pendant la troisième croisade. Dépêché par Philippe Auguste avec tous les autres guerriers chrétiens ivres de sang et de justice, il avait mis en premier dans sa valise un vieil apothicaire du nom de Rasgalabalast. J'en ai trouvé des traces dans le Grégoire des noms propres de 1757, où il est mentionné comme un antique chimiste ayant découvert certaines méthodes de raffinement des essences végétales. Bon sang, qu'est-ce que ça devait être ! Partout, la lèpre, partout la guerre, le soleil, tout cela pour le glorieux usage du divin. Le matin, en guise d'apéritif, Boisvilliers s'envoyait quelques alcools. Puis il inhalait un encensoir entier de racines d'iboga, fournies par un voyageur des confins. Ensuite, champignons divers en poudre, et il pouvait attaquait la journée et l'ennemi. À coups de masse et de tranchoir, il renvoyait en plusieurs morceaux tout sarrasin qui se présentait devant lui. Un géant à ce qu'il paraît, si grand qu'il pouvait mordre la nuque des chevaux de ses adversaires alors qu'il était à pied. Quand il était trop en manque, il se sifflait de l'huile d'argousier, un astringent distribué par les soigneurs pour laver les blessures.

         Lorsque sa cyclopéenne silhouette déboulait sur le champ de bataille, on entendait les claquements de dents des infidèles qui tintinnabulaient comme les cloches d'un char royal. Le style de Boisvilliers était brutal, et bien qu'assez bordélique, personne ne s'en plaignait. Les jours de fête, il fallait lui amener une immense barrique de sang coupée de liqueur, et il passait toute la soirée vautré dans des coussins à manier sa louche, grande comme une marmite, pour se régaler du vin de la victoire.

         Un jour cependant, son tempérament indompté eut raison de sa prodigieuse vitalité. Ayant englouti tout ce que son campement d'alors comptait de liquide alcoolisé, il avisa la tente d'un scribe qui les accompagnait pour consigner les scènes de carnage. Commençant à fouiller dans ses bagages, il fut stoppé par l'érudit qui le tança vertement. Cette humeur mutine reste un mystère encore aujourd'hui, d'autant que d'après les écrits, l'homme en question était plutôt fluet. Toujours est-il qu'on le retrouva à un jet de lance de là, étalé dans les latrines du camp. Boisvilliers but alors quelques bouteilles de siccatif à base de plomb et d'huile de lin, destiné à faire sécher les enluminures. Selon les notes de son apothicaire, sa langue et son œsophage prirent suite à cette curieuse ingestion les symptômes d'un urticaire particulièrement féroce.

         On l'inhuma en terre païenne, avec son armure en guise de stèle et ses armes pour toute couronne de fleurs. Aujourd'hui, huit siècles plus tard, je marche dans la forêt de Lancloud, ancien domaine des Boisvilliers. Il y a, à l'extrémité est du bois, un petit cimetière qui contient un caveau familial, avec un mur gravé illustrant toute la généalogie. Les derniers membres officiels de la famille se sont éteints il y a quelques années. Je les connaissais.

         Je n'escalade pas le muret du lieu ; la grille rouillée s'ouvre d'un simple balle de revolver. Il en va de même pour la porte fermant le caveau. J'y descends dans le noir. Là, face au mur des mémoires, je m'agenouille. Mes bras se tendent, et devant moi, j'ouvre la fenêtre des probabilités. Le nuage d'entrelacs argentés surgit docilement. Quelques mouvements de doigt, et je tresse un faisceau de lignes temporelles. Voilà qu'elles se tendent, se rétractent, et que tout le nuage se distord étrangement. Je souris. Andrea de Boisvilliers va bientôt surgir de ce passage que je tisse dans la demeure de sa descendance. Saisi au moment opportun dans l'une des réalités figées de son époque, il me servira ici et maintenant. Toute sa rage et sa folie ne sont que miel et eau morte comparées aux miennes. Mais il est ce qui s'approche le plus de mon objectif. Demain, j'enverrai un message au monde. Avec, en guise de signature :

« Anticonstitutionnellement vôtre, Pog le Clown. »

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