Chapitre 1 : Art perdu
Aniah demeurait une jeune étudiante, plutôt brillante. Grande passionnée de sciences, elle s’était portée volontaire comme encadrante pour classe de savanturiers. Ce programme spécial consistait à promouvoir l’apprentissage par la recherche auprès d’enfants de tout âge, guidés par des savants de divers secteurs tels que la médecine, la physique, la musique ou bien encore l’histoire. Son cursus s’orientait autour de trois matières dominantes : la biologie, l’archéologie et la chimie.
La fin de l’année scolaire approchait à grands pas, « c’est la dernière ligne droite » comme aimait à le rabâcher son professeur principal. Aniah se trouvait en pleine période d’examen et passait le plus clair de son temps sur le campus de l’Université de Zenfei. Le manque de temps libre ne lui permettait plus de s’impliquer autant qu’avant avec ses savanturiers. Toutefois, elle achèverait son année un mois plus tôt que ses élèves, elle aurait l’occasion de replanifier les activités manquées.
Les enseignants et les scientifiques — plus souvent nommés savants — demeuraient très prisés au sein d’Arnès, leurs talents jouaient un rôle clef dans la course à la technologie et a fortiori, la lutte à la suprématie magique.
Pour le moment, Aniah gardait toute son attention sur son mémoire. Son professeur principal en était le directeur. Ce dernier avait planifié un rendez-vous pour en discuter avec elle.
— Aniah, quelle ponctualité ! remarqua-t-il.
— C’est bien là tout le principe de fixer un horaire, n’êtes-vous pas d’accord ?
— Bien sûr que je le suis ! Parle-moi de ton avancement.
— Oui. De prime abord, j’ai réalisé un point d’histoire pour instaurer le contexte. J’expose un rapport archéologique qui montre que les Primas vivaient aux quatre coins du globe. Les spécimens les plus récents dateraient d’environ une dizaine de milliers d’années.
— C’est une bonne introduction. Je t’en prie, poursuis.
— Aujourd’hui, des Primas, il ne reste plus que les fossiles. La course au pouvoir semblait dicter leur quotidien. Une terrible guerre mondiale paraîtrait la piste privilégiée pour expliquer l’extinction massive et brutale de leur espèce. Si cet affrontement avait eu lieu sous notre ère actuelle, il aurait produit assez d’énergie pour dévaster toutes formes de vies à la surface de la planète.
— Je n’ose imaginer les dégâts. Je pense que si tu as le temps, tu pourrais faire une simulation. Tu sais comment nous sommes nous les physiciens, si ça explose il n’y a pas plus heureux, plaisanta-t-il.
— Bonne idée, je le note ici pour pas l’oublier.
— Je t’en prie, continue.
— Alors, deuxième théorie sur leur disparition : l’asymptote évolutive. En d’autres mots, les Primas seraient morts de faim. Ils dominaient Arnès à un point tel qu’ils demeuraient leur propre et unique prédateur. L’équilibre de la chaîne alimentaire paraissait rompu. Ils proliféraient sans connaître de limite, mais la quantité de matière restant fixe, leur développement se réalisait nécessairement au détriment des autres espèces. Leurs nombres semblaient tendre vers zéro. Au bout d’un moment, le monde avait dû se retrouver peuplé quasi exclusivement de Primas. L’eau, la terre, le feu et l’air ne pouvaient pas les nourrir. Le cannibalisme aurait eu raison d’eux.
— Triste sort, hélas. Mais je reste sceptique sur celle-là. Avec leur intelligence, ils avaient dû concevoir un moyen de survivre. Ou alors c’était vraiment le point de non-retour.
— Néanmoins, une majorité d’individus soutient une troisième hypothèse : le jugement divin. Un premier argument à l’origine de cette explication réside dans la classification des fossiles. Les savants les avaient répartis en deux catégories : les reliques et les rémanences. La distinction faite correspond à l’essence de magie que l’on retrouve dans les secondes. Certains clament que ces dernières appartiennent à des déités et les premières aux Primas.
— Je ne l’avais jamais vu sous cet angle, tu viens de m’apprendre quelque chose.
— Et ce n’est pas tout. Pour étayer leurs propos, ils s’appuient sur la proportion de chacun dans les fossiles. On estime le ratio à une rémanence pour douze reliques, démontrant donc la rareté de ces êtres transcendants. Ces derniers les auraient décimés, causant de ce fait leur disparition.
— Le châtiment suprême ! Je crois que c’est ainsi que le qualifie l’Ordre de Mwrida.
— Et enfin, ultime argument : certains Primas auraient découvert la magie et ensuite utilisée dans le but d’étendre leur domination. C’est d’ailleurs cet argument qui pousse notre société aujourd’hui à réguler la technologie afin de ne pas reproduire cette supposée inégalité dévastatrice.
— Ah ! Ta mise en contexte est formidable, souligna le professeur. J’espère que la suite est du même niveau.
— C’est gentil, monsieur. Je vous en laisse juge, déclara Aniah. Toutes ces théories fournissent des ensembles cohérents. Si je parviens à valider ou réfuter des éléments, je pourrais définir de nouvelles pistes. Mes travaux serviront à apporter des réponses inédites. De plus, ces quatre conjectures ne se montrent pas exclusives. Rien n’empêche de mettre au point une cinquième qui résulterait de leur corrélation.
— Je vois. Tu as vraiment une vision de savant confirmé, à ton âge c’est tout simplement remarquable.
— Vous le pensez ? s’enquit-elle touchée.
— Bien sûr ! Et en plus, te connaissant, je suis persuadé que tu as déjà formulé cette nouvelle théorie, je me trompe ?
— Ah ah, vous m’avez démasqué, Professeur. L’asymptote évolutive aurait engendré des guerres pour la survie et ensuite attisé la colère d’êtres divins qui souhaitent mettre fin à ces ravages. Des rebelles Primas auraient découvert un moyen d’user de la magie pour se défendre face à eux.
— Brillant !
— Mais je me trouve face à un problème. Pour finir mon mémoire, j’ai besoin de beaucoup de données. Malgré la qualité des ouvrages que possèdent les archives de l’université, cela ne suffit pas.
— Tu pourrais explorer les manuscrits de la Grande Bibliothèque dans le centre, lui conseilla-t-il.
Aniah s’y rendit dans l’espoir d’en apprendre davantage sur les alchimistes. Ces praticiens se trouvaient à l’origine de la découverte des rémanences. Malheureusement, cet art restait une science perdue depuis des siècles pour des raisons inexpliquées. Seuls quelques livres anciens mentionnaient cette discipline. Aniah aurait aimé pouvoir réaliser des expériences pour confirmer ces écrits. Hélas, Zenfei ne semblait pas faire exception. Des personnes avec des compétences dans ce domaine, aussi rudimentaires fussent-elles, se révélaient impossibles à dénicher.
Aniah se sentait dans une impasse. Enfin, il lui restait tout de même un espoir : se rendre dans le lieu de la sagesse dont on prétendait que tout le savoir du monde y était détenu, la fameuse bibliothèque Sempervirens. Cet édifice représentait tout simplement le plus grand de toute la planète. Il prenait à lui seul un quartier tout entier de Sylfängel, cité des Xylors. À travers les âges, ces derniers se constituèrent comme les gardiens de l’érudition grâce à leur longévité de plusieurs siècles. Ils demeuraient un peuple pacifique par nature. Diplomatiquement neutres, les autres civilisations les respectaient profondément. Ils n’étaient préoccupés que par une chose, la Nature.
L’essentiel de leur territoire se limitait à la forêt blanche de Nurwath, un immense domaine sur le continent du Nord, loin de Zenfei. Y parvenir n’était pas une tâche aisée. Cela impliquait de naviguer sur des océans et des mers peu clémentes. Une fois arrivée sur terre, il ne fallait pas se perdre dans les mille et une clairières. Le voyage était décrit comme interminable, onéreux et dangereux.
Aniah exposa à son professeur principal son besoin d’aller à Sylfängel. Il comprit la position de son élève. Néanmoins, l’université ne disposait pas du budget nécessaire pour l’aider à financer son déplacement. Son ultime recours restait ses parents.
Après plusieurs mois passés sur le campus à travailler comme une acharnée, elle allait pouvoir enfin rentrer chez elle.
— Aniah ! Nous avons fini par croire que jamais plus nous ne te reverrions, lança sa mère.
Les retrouvailles furent chaleureuses. Elle monta prendre un bain. Elle ne s’était pas accordé un temps de répit depuis un très long moment et n’avait pas non plus eu l’occasion de prendre vraiment soin d’elle.
Ses parents préparèrent un généreux banquet pour son retour. C’était clairement autre chose par rapport à la nourriture proposée par le campus. Le soir, Seneth revint de l’école.
— Surprise ! s’exclama Aniah en surgissant derrière lui.
— Oh là, j’avais oublié ton existence, ricana-t-il en l’embrassant langoureusement.
— Bien, maintenant que monsieur est enfin rentré, nous pouvons passer à table, signala la mère.
Tous les quatre partagèrent un délicieux dîner, chacun relatant son quotidien. Son père, chef du département diagnostic à la Polyclinique de Zenfei, racontait comme à son habitude des anecdotes drôles et improbables qu’il avait pu entendre.
— Docteur, pour mes jumeaux, ma grossesse ce sera neuf ou dix-huit mois ? explosa-t-il de rire.
Lors du symposium, Aniah fit le point du financement de son projet avec ses parents. Sa mère n’avait pas l’air de s’y opposer. Mais on ne pouvait pas en dire de même pour son père.
— Il est vrai que c’est un peu onéreux, mais j’ai entendu parler d’une guilde qui organisait des voyages groupés, ajouta la mère. Les prix sembleraient tout à fait convenables à en croire les annonces.
— C’est hors de question ! s’emporta-t-il brusquement en manquant de peu de faire tomber son bout de gâteau.
— Mais… resta bloqué Aniah qui n’avait jamais vu son père s’irriter de la sorte.
Un silence pesant s’installa à table.
— Quand ce n’est pas cher, c’est qu’il y a un problème. Vous savez pourquoi les coûts se trouvent si attractifs ? Ce n’est pas uniquement à cause du tarif de groupe. C’est parce que les services proposés ne sont pas du tout fiables. Rien que le semestre dernier, j’ai déploré une douzaine de blessés, dont trois morts à la suite de deux rapatriements. Donc non, je t’interdis d’utiliser ce genre de prestations.
La soirée se termina dans une atmosphère assez étrange.
Aniah paraissait désemparée, elle n’aurait pas les moyens d’avancer sur le tome consacré à l’alchimie. Elle allait devoir négocier avec le directeur de l’université pour faire passer cette section dans sa future thèse. Normalement, cela ne devrait pas sembler très difficile, car cette thématique ne faisait pas partie de son cursus. Aniah, perfectionniste à outrance, désirait vraiment produire un manuscrit emblématique. Elle avait toujours tendance à en faire trop, comme si elle craignait de décevoir.
Le lendemain, Seneth vint la voir.
— Tu sais, si tu veux un coup de main sur l’alchimie, je peux aussi me renseigner de mon côté, partagea-t-il. Je suis sûr qu’à la bibliothèque de l’Y des documents doivent y faire référence.
L’Y demeurait l’école la plus prestigieuse d’Arnès. Son substantif signifiait de façon imagée un système alliant l’alchimie et la technologie pour concevoir une nouvelle discipline : la magénierie. Elle formait l’élite de l’élite pourtant, les rémanences représentaient toujours une véritable énigme. La magie sous-tendait leur usage, car sur Arnès aucun individu ne possédait la faculté de l’employer nativement, sans recourir aux artéfacts. Et d’ailleurs, l’enjeu primordial se situait là : maîtriser cet art mystérieux et mystique.
— Les rémanences se trouvent à la base de notre domaine, ça serait dommage de ne rien détenir dessus, indiqua-t-il ironiquement.
— C’est vrai ? Tu me sauves la vie ! clama Aniah en lui sautant dans les bras.
Seneth lui avait proposé son aide, car il paraissait le plus à même de dénicher des informations. Il profita de son temps libre pour effectuer le tour de son école. Il discutait avec l’ensemble du corps professoral afin que l’on puisse l’orienter vers la bonne personne. Au fur et à mesure de ses colloques et rencontres, il finit par se souvenir qu’au premier semestre de sa première année, on leur inculquait un module fondamental : la pyramide de la magie.
Cette matière n’était pas labellisée en tant qu’alchimie, mais l’enseignant clamait qu’il en demeurait l’héritage. Selon ses dires, il semblait en connaître davantage à ce sujet. Le fait qu’il donnait ses cours uniquement au début de l’année apparaissait comme un problème. L’autre moitié du temps, il n’intervenait plus à l’Y, et tout le monde avait l’air d’avoir oublié son existence. Seneth alla voir les secrétaires de la vie scolaire, elles pourraient certainement lui rendre service. Seneth obtint un document avec des coordonnées laissées par le professeur. Il rentra pour préparer ses affaires.
— Demain matin on partira aux aurores mon petit atome.
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