Chapitre 6 : Amitié, sacrement et loyauté
Les derniers examens de l’année demeuraient désormais du passé. Et pourtant, je constatais que Seysus restait anxieux.
— Et Seys, tu en fais une tête, tout va bien ? Tu penses avoir raté ?
— Ah, non, rien à voir avec ça.
— Bah alors, dis-moi ce qui te tracasse !
— C’est grand-père.
— Je ne te suis pas.
— Il m’a désigné comme son successeur.
— Quoi ? Mais ? Ce n’est pas possible, tu… Pourquoi toi ?
— Hélas, c’est sa dernière volonté. Je n’ai pas réellement le choix.
— Mais si ! Refuse !
— J’ai essayé, crois-moi. Tout est déjà prêt pour que j’assure le relais. Je suis navré Seneth.
Je pris le temps de digérer ses propos. En retrouvant mon calme, je compris une chose.
— Non, c’est moi qui suis désolé. Je me suis emporté. Ma réaction est purement égoïste, je sais pertinemment que cela ne te plaît pas plus qu’à moi. En tant qu’ami, je t’offre mon soutien le plus total.
C’était un coup dur, nous avions toujours imaginé que nous resterions inséparables. Et là, du jour au lendemain, tout s’effondre.
— C’est ça la vie, commenta Seysus. Les portes que nous ouvre l’avenir ne représentent pas des obstacles, mais des opportunités. C’est ce que répétait sans cesse grand-père. Libre à nous de les emprunter.
Les dernières paroles de Seysus résonnaient en moi. Je partageai la nouvelle avec Aniah.
— Ne t’en fais pas mon amour, le fait que Seysus embrasse une nouvelle direction ne signifie pas que vous ne pourraient plus vous revoir.
— Je n’en doute pas une seule seconde. Je suis content pour lui. Et puis, si on relativise les choses, le temps que je ne passe plus avec lui, je pourrai le consacrer à ma future petite tribu.
C’était ainsi que nous avions décidé de fonder une famille. Nous nous rendîmes au temple afin d’en savoir plus.
— Le baptême constitue le premier sacrement de l’Ordre de Mwrida, tous les citoyens d’Arnès y demeurent contraints, remémora l’ecclésiastique. Êtes-vous bien tous les deux baptisés ?
— Oui, nous le sommes.
— Bien, je me permets de faire un léger rappel, ce rituel s’effectue au cours de l’accouchement. Une fois le cordon ombilical sectionné, un prêtre procède à la cérémonie sacrée de l’inhibition. La progéniture devient dès lors totalement inapte à la reproduction sans pour autant altérer son développement physiologique. Pour retrouver votre fertilité afin de procréer, vous allez devoir vous soumettre au sacrement du mariage. Je vous conseille de vous procurer dès à présent les alliances. Sans elles, pas de rituel.
Il ne nous restait plus qu’à dénicher une boutique spécialisée. Les majoaillers réputées se trouvaient à côté, quelle aubaine.
— Bonjour, avec ma fiancée, nous souhaiterions acheter un couple d’alliances s’il vous plaît.
— Tout à fait. Je vais prendre les mensurations de vos doigts respectifs. Voici la brochure avec nos réalisations.
Alors, on pouvait y lire : « Nos anneaux nuptiaux sont manufacturés sur mesure afin d’assurer une connexion unique entre les conjoints. Veuillez noter que malgré la qualité de nos produits, la fécondité retrouvée se révèle exclusive. La procréation demeure strictement envisageable avec son partenaire. Une fois metaforgées, les alliances restent indissolubles, empêchant toute rupture. Il est impossible de porter plus d’une bague de noce à la fois. Seul le décès détient le pouvoir de séparer les époux. Par conséquent, un veuf ou une veuve devient incapable de se reproduire. »
— Excusez-moi ?
— Oui monsieur ?
– Je souhaiterais comprendre ce que vous entendez par « empêchant toute rupture. »
— Le prêtre a dû vous dire que le mariage c’est pour la vie. Eh bien, nos anneaux aussi. Véritable artéfact, deux fragments d’une même rémanence sont employés dans la confection de l’alliage des alliances. Sur l’intérieur de ces dernières, on retrouve de minuscules pointes qui permettent deux choses : la première de faire en sorte que l’on ne puisse pas les retirer ; la seconde de les alimenter en énergie vitale. Avant que vous ne posiez la question, rassurez-vous, tout ceci s’avère totalement indolore.
— Ah ! Je comprends mieux. Une réelle connexion se crée au moment où les bagues sont nourries par leurs porteurs. Et de ce fait, la rupture n’est possible que par la mort.
— En effet, et grâce à ce lien indéfectible, l’inhibition installée par le baptême est levée. Et comme précisé, il ne peut y en avoir qu’un seul et unique d’actif à la fois.
C’était bon à savoir. En sortant prendre l’air, je constatais une agitation grandissante qui se répandait partout dans la ville. La nouvelle fut communiquée : après plus d’un siècle de pontificat, Monseigneur Peymour Ier rencontra finalement la mort. Il avait désigné son arrière-petit-fils pour lui succéder. Aussitôt les éléments requis par le majoailler fournis, nous nous rendîmes chez Seysus. Je lui avais annoncé que je me trouverais à ses côtés à ce moment-là.
— Seneth ! lança-t-il perdu.
— Tu n’es pas seul je t’ai déjà dit. Tu peux compter sur moi.
Zenfei allait organiser la cent treizième édition de cet immense événement planétaire. Tous les regards seraient rivés vers le Temple de Mwrida. Pour l’heure, Seysus devait se préparer pour sa cérémonie d’intronisation. Il avait exigé qu’avec Aniah nous soyons présents, et aux premières loges ; nous occupions les places réservées aux membres de la famille. Avec le décès de son arrière-grand-père, Seysus se retrouvait le seul représentant de sa lignée. Il devint officiellement Monseigneur Peymour II.
Comme le voulait la tradition, il allait effectuer un tour du monde d’environ un an afin de se rendre dans chacune des cités d’Arnès. En guise de remerciement, il m’offrit le plus magnifique des cadeaux : officier mon mariage avec Aniah. C’était le plus beau jour de ma vie, je n’avais pas les mots pour le décrire.
Le quotidien paraissait bizarre sans Seysus à mes côtés. Nous devions travailler ensemble. C’était son boulot de surcroît. Maintenant, il ne restait plus que moi. Qui allait le remplacer ? Aussi bien professionnellement que personnellement. Je n’avais pas eu l’occasion de me préparer à cet éloignement. Avais-je envie d’occuper ce poste seul ?
— J’en connais un qui fait des sentiments, lança amusée Aniah.
— C’est pas vrai ! je ne vois pas de quoi tu parles, répliquai-je.
— Si ça peut te rassurer, moi je n’irai nulle part… pour le moment.
Désormais, je pouvais consacrer tout mon temps à ma nouvelle femme. D’ailleurs, nous voulions commencer à fonder une famille, il faudrait commencer à se mettre au boulot.
Pour mon premier jour d’exercice au complexe du Y, tout semblait facile. Me voilà doctorant parmi les meilleurs chercheurs du monde. Le directeur des laboratoires m’avait donné rendez-vous dans son bureau pour débuter la journée.
— Ah ! Seneth, si tu savais comme je suis ravi de te compter dans nos effectifs, confia-t-il enthousiaste.
— Le plaisir est partagé, monsieur le directeur.
— Tant mieux ! Alors, avant d’attaquer ton sujet de thèse, cette semaine, tu suivras notre séminaire d’intégration. Cela consiste en plusieurs mises en situation et diverses épreuves. Pas d’inquiétude à avoir, ce n’est qu’une formalité, rien que tu ne maîtrises pas.
— Très bien, monsieur le directeur.
Je quittai son bureau avec l’impression que l’on ne me disait pas tout. Je m’orientais vers la salle où se tenait ce mystérieux séminaire. Cela commençait par une présentation de la semaine : cinq jours, cinq thématiques. Aujourd’hui, il était consacré à la confidentialité. On me donna le nom de mon supérieur hiérarchique. Ma mission semblait explicite : ne pas le révéler, sous aucun prétexte. Un jeu d’enfant selon le directeur. Soudain, la lumière dans la pièce s’éteignit. Je sentis des forces de pressions sur chacun de mes membres et l’impression qu’on m’attachait sur une table. Mais que se passait-il ? La clarté revint.
— Très bien monsieur Seneth, dites-nous, pour qui travaillez-vous ?
Impossible, j’étais en train d’être interrogé. Il s’agissait très certainement d’un bizutage, c’était pour rire et rien de sérieux.
— On se cache dans le silence monsieur Seneth. Ce n’est pas très intelligent de votre part. Je suis de bonne humeur, je vous laisse une seconde chance. Mais avant… s’interrompit-il en empoignant un couteau afin de réaliser une entaille le long du sternum de Seneth.
— Ah ! paniquais-je en voyant mon sang ruisselait. Qui êtes-vous ?
— Finalement, vous pouvez parler, monsieur Seneth. Je répète ma question, pour qui travaillez-vous ?
Je restais confus. Pour une blague, cela partait beaucoup trop loin.
— Dommage, ce coup-ci, j’étais persuadé que vous alliez me répondre.
Cette fois-ci, il versa un liquide sur ma plaie. J’avais la sensation de brûler vif. La douleur demeurait insupportable. Je n’arrivais plus à penser. Je ne contrôlais plus mon corps. Le temps s’effaça. Tout ne paraissait que souffrance. Je le vis s’approcher de moi et se pencher près de mon oreille :
— Bravo, monsieur Seneth, vous avez réussi votre premier examen !
Un test ? Cela ne représentait qu’une simple évaluation ! Mais dans quoi m’étais-je embarqué ? Aussitôt libéré, je me hâtai vers le bureau du directeur.
— Tiens, assieds-toi. Bois.
– Hors de question. Dites-moi qu’elle est cette mascarade ?
— Comment ça ? Je ne te suis pas.
— C’est quoi la torture que je viens de subir ?
– Ah, ça. C’est ton nouveau quotidien. Aurais-tu déjà oublié où tu te trouves ? Tu fais partie de l’élite des intellectuels de la planète. Tu ne devrais pas être surpris. Il me semble que tu apparais suffisamment intelligent pour comprendre que tu es désormais une personne d’intérêt. Le savoir dirige notre monde. Il est synonyme de pouvoir. L’une de nos responsabilités consiste à le protéger à tout prix. Le séminaire a pour objectif de te former à ton nouveau statut social. Si tu ne te sens pas capable, tu peux renoncer maintenant, mais tu n’auras pas de seconde chance. À toi de décider de ce que tu veux faire de ta vie.
Face aux explications du directeur, je restais pantois. Je n’avais pas du tout imaginé les choses sous cet angle. Devrais-je abandonner ? « Les portes que nous ouvre l’avenir ne représentent pas des obstacles, mais des opportunités. » C’est certainement ce qu’aurait déclaré Seysus. Et si je renonce, elle se fermerait à jamais. L’enjeu demeurait trop important pour prendre une décision à la légère. Néanmoins, je devais y parvenir seul. J’avais bien compris l’aspect confidentiel de cet environnement de travail si exceptionnel. J’avais encore du mal à organiser mes pensées à cause de ma blessure.
— Encore une fois, assieds-toi et bois.
Cette fois-ci je m’exécutai. Le breuvage estompa mes douleurs. Je recouvrai lentement mes facultés cognitives.
— Les jeunes… vous êtes tous les mêmes, lança le directeur en ricanant. Vous vivez bien loin de la réalité. Et pourtant, peut-on vraiment vous en vouloir ? C’est le témoin que la félicité instaurée par nos sociétés est efficace. Nous pouvons remercier l’Ordre de Mwrida pour cela. Mais nous, en tant que chercheurs, nous sommes au-dessus de tout, nous ne sommes pas protégés par elle.
— Je comprends très bien monsieur le directeur. Grâce à vous, j’ai la sensation de véritablement saisir le monde qui m’entoure.
— Bien, j’imagine que je peux compter sur ta présence cette après-midi ?
J’acquiesçai avant de quitter son bureau. Juste une demi-journée s’était écoulée et ma vision d’Arnès avait complètement évolué. Je devais absolument attraper Seysus avant son départ.
— Tiens Seneth, quelle surprise !
— Seys, enfin, votre Éminence, le saluai-je en m’inclinant.
À ce moment précis, j’avais la sensation que notre lien spécial avait changée, pourtant nous nous étions vus la veille. Nos nouvelles vies auraient-elles déjà eu un impact sur nos personnes ?
— Ah ah, se retint-il de rire. Comment se passe ton premier jour ?
— C’est tout sauf ce que j’avais imaginé. J’ai l’impression d’être entré dans un autre monde.
— Le Majestic 13, hein ? s’enquit Seysus.
— Le quoi ?
— Oups, il semblerait que j’arrive trop tôt.
— Je ne te suis pas, explique-toi.
— Tu me dis que tu as la sensation de te trouver dans un autre monde. Je t’annonce que celui-ci s’appelle le Majestic 13. Mais nous ne devrions pas parler de cela en public.
— Pourquoi ?
— Fais-moi confiance, restons-en là. Je te reverrai à mon retour. Prends soin de mon arrière-grand-père.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment veux-tu que je l’aide, il est mort.
— Roh, décidément, il faut que je fasse attention à ce que je dis à l’avenir.
Seysus partit, l’appel du devoir. Je rentrais pour questionner le directeur.
— Qu’est-ce que le Majestic 13 ?
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