Chapitre 10 : La Liste Noire
Arch venait de raconter son incroyable histoire. Son auditoire brûlait d’impatience de poser des questions.
— Mais connaît-on l’identité de votre agresseur ? l’interrogea Aniah.
— À plusieurs reprises, j’ai pu remarquer qu’il arborait comme une sorte de tatouage sur le torse. Cela représentait un « A » majuscule dont une des arêtes semblait une flèche ascendante. La partie supérieure du « A » ressemblait à une pyramide. J’ignorais encore ce qu’il signifiait, répondit Arch.
— Mais à présent, tu le sais, non ? questionna son meilleur ami.
— Oui, maintenant j’ai découvert qui il était, mais surtout, pourquoi il se trouvait là.
« Après l’affrontement, ma femme et moi avons fui Zenfei. Lorsque tu es déclaré hérétique, ton prochain devient ton bourreau. Nous avions donc décidé d’éviter toute civilisation. Nous vivions seuls au milieu de nulle part.
« Après plusieurs mois de cavale, elle était tombée malade. Quand les symptômes se manifestèrent, hélas, il semblait déjà trop tard, elle se montrait mourante.
« Je suis revenu à Zenfei en catimini pour que son corps puisse reposer dans le tombeau familial, expliqua Arch. C’était l’ultime chose que je pouvais accomplir pour elle.
— C’était la dernière fois que nous nous sommes aperçus, ajouta son ami.
— C’est exact, je suis venu te voir ce soir-là afin de te dire adieu. Après ça, j’ai parcouru le monde sans relâche. J’avais la sensation qu’aucun lieu ne paraissait sûr. Le sentiment d’être observé, suivi ou traqué comme une bête me hantait jour et nuit.
« Un jour, par pur hasard, je suis arrivé devant une ville distinctive, elle était camouflée dans une canopée. Ne possédant plus rien à perdre, je tentai ma chance et pénétrai dans l’enceinte. Après être entré, je fus surpris. Leur meneur s’approcha et annonça : “Te voilà enfin, Arch !” Ils m’attendaient, car c’était une guilde singulière qui répondait au nom de La Liste Noire.
« La particularité de celle-ci s’avérait que l’intégralité de ses membres demeurait des hérétiques. Ils avaient donc eu vent du dernier manifeste rédigé par l’Ordre de Mwrida me considérant comme un blasphémateur. Je me sentais à nouveau libre à leurs côtés.
— Pourquoi se cacher dans des arbres plutôt que sous terre ? demanda Seneth. C’est très étrange.
— Ta remarque se révèle très intéressante, car je m’étais posé exactement la même question. La réponse paraît simple quand tu es un shaman.
« L’idée consistait à utiliser l’aura spirituelle de la canopée à la manière d’un camouflage. En effet, comme je vous le disais précédemment, les plantes possèdent aussi de l’énergie spirituelle. Une faible quantité en soi, presque négligeable. Cependant avec une telle densité de végétaux dans une jungle, cela devenait tout de suite conséquent.
« Ainsi, si d’aventure des shamans nous traquaient, ils auraient énormément de mal à nous percevoir dans cet amas. C’était une protection passive très efficace. Sous terre, on ne disposerait pas de ce type d’avantage. Voilà la raison pour laquelle cette guilde s’était nichée dans une canopée, répondit Arch.
— Je ne veux manquer de respect à personne, mais l’existence de celle-ci nous indique que tout compte fait, les hérétiques semblent des victimes ? Ou bien étaient-ils réellement… malveillants ? questionna Aniah.
— Tu pointes là un aspect intéressant. Après tout, ils pourraient constituer une bande de malfaiteurs. Néanmoins, on ne doit pas oublier une chose, c’est l’Ordre de Mwrida qui déclare les blasphémateurs, et personne d’autre. Donc notre seul crime repose sur notre opposition à celui-ci. Outre l’avis de l’Ordre de Mwrida, nous ne sommes en rien des transgresseurs.
— Mais il ne certifie pas non plus gratuitement quelqu’un d’hérétique, si ? continua-t-elle dans sa série d’interrogation.
— La Liste Noire possède une bibliothèque dans laquelle on trouve la biographie de chaque membre. Pourquoi ? Ceci afin que chacun prenne connaissance de l’histoire de ses compagnons, notamment la raison de leur exil. Cela a permis d’apporter des éléments de réponse à la question que tu poses.
« On s’est rendu compte qu’aucun de nous n’avait commis de véritable crime, mais surtout, nous avons tous croisé la route de personnes étranges arborant le tatouage du « A ». Dès lors, la guilde se mit à enquêter sur ces individus qui semblaient se cacher derrière cette histoire de blasphème et de chasse à l’homme.
« Après des mois de recherche, un phénomène particulier se produisit. Une sorte d’éclipse solaire partielle s’était installée au-dessus de la canopée. Notre regard s’était alors tourné vers le ciel. Nous n’en croyions pas nos yeux. L’objet responsable de l’obstruction de l’étoile avait l’air d’une cité volante. Nous n’hallucinions pas, car nous l’apercevions tous. À l’aide d’une lunette d’approche, un compagnon remarqua comme un corps qui chutait depuis cet immense monument flottant.
« Le meneur ordonna à un groupe d’intercepter cette chose à son atterrissage, et de la rapporter si possible. Ils prirent aussi des anesthésiants, au cas où il s’agirait d’un individu peu coopératif. Quand ils revinrent au siège, ils avaient amené un otage. Celui-ci portait bien ce fameux tatouage.
« Après plusieurs jours d’examens, nous avions appris qui ils étaient : une guilde qui se fait appeler Apex. Son objectif restait simple : transformer Arnès en une terre d’élite.
— Une terre d’élite ? Comment ça ? questionna son ami.
— Durant l’interrogatoire, nous avons découvert l’existence du tétraèdre des classes. Et il demeure primordial. On peut très bien le renommer en pyramide du magicien. Elle permet de caractériser les différents types d’individus.
« Par exemple, selon ce modèle, je suis un shaman. J’appartiens à cette catégorie qui a donc la faculté de manipuler l’énergie spirituelle.
« Autre référence, dans mon histoire, le Sauren qui nous avait attaqués se rattachait au groupe des protéistes. Ils avaient la capacité de contrôler l’hyloplasme.
« Comme vous l’aurez compris, chaque élément de ce tétraèdre correspond à une classe de gens. Ils sont déterminés en fonction de l’expertise d’un composant issue de la pyramide de la magie. En connaissant cela, nous savions enfin, en partie, pourquoi sur Arnès personne ne la maîtrisait.
« D’après ce modèle, une personne devrait posséder à la fois les compétences de chacune des quatre classes pour être qualifiée de magicien. C’est donc ici qu’intervient la notion d’élitisme. Si un individu n’appartient pas à au moins un de ces groupes, il ne mérite pas sa place sur Arnès.
— Mais comment ont-ils su ça ? demanda Aniah.
— Ah ah ! C’est là que nos découvertes deviennent intéressantes. Vous connaissez tous la légende de la naissance de Zenfei, celle qui traite d’un jeune shaman Sauren qui aurait communiqué avec l’âme d’un Prima et fondé l’Ordre de Mwrida ?
— Oui, répondirent-ils.
— Mon précédent récit permet d’affirmer la véracité de cette dernière. Toutefois, celle-ci ne donnait pas les détails essentiels de l’affaire, telle que le fait que ce personnage appartenait à cette fameuse guilde.
« Sachant cela, son côté candide et bienveillant disparaît immédiatement. Tout comme le Sauren que j’ai rencontré, il était venu interroger l’esprit de Mwrida. À l’époque, Apex voulait simplement exercer son empire sur la planète.
« Après certaines révélations de Mwrida, notamment sur le tétraèdre des classes, son ambition évolua. Avec la fondation de Zenfei et de l’Ordre de Mwrida, ces deux réalisations lui ont permis de concrétiser son objectif premier : la domination d’Arnès.
« Si pour nous, le Majestic 13 représente la main invisible qui contrôle le monde, Apex paraît le cerveau qui la dirige.
— C’est quand même bizarre, après toutes ces années, n’ont-ils toujours pas rempli ce second objectif ? Non pas que je le veuille, ne vous méprenez pas, répliqua Aniah.
— Nous avons émis l’hypothèse qu’ils attendaient le moment propice pour passer à l’offensive. Pour l’instant, ils semblent avoir encore besoin de l’actuel peuple pour faire office de mains d’œuvres, entre autres dans les laboratoires de recherches du Majestic 13, déclara Arch.
— En d’autres termes, ils possèdent comme objectif la maîtrise de la magie, proposa Seneth.
— On peut le formuler de cette manière, confirma Arch. D’ailleurs, toi qui travailles au Majestic 13, tu as dû te rendre compte que l’organisation adopte une structure en oignon. Suivant le niveau de la hiérarchie auquel tu te situes, ton rayon d’action paraît plus ou moins grand au sein de l’entité. Inutile de préciser qu’au cœur de celle-ci se trouve Apex. C’est la raison pour laquelle je souhaitais prendre la parole avant que tu nous dévoiles ton plan, c’est parce qu’en réalité, il n’aurait que peu d’impact sur tout le système. Si tu veux te lancer, frappe fort et au bon endroit, expliqua Arch.
— Je comprends, en visant l’Ordre de Mwrida, je me suis focalisé sur le bas de l’échelle. Nous devrions cibler le haut, Apex, conclut Seneth.
— Effectivement, c’est l’idée principale. Hélas, cela serait une mission suicide de s’engager directement contre eux. Ton plan peut très bien fonctionner après une réadaptation. En s’attaquant au Majestic 13, on peut certainement déstabiliser l’ensemble afin d’obtenir l’avantage, proposa Arch.
Ces révélations avaient animé le dîner et la soirée. Le Majestic 13 ne demeurait en réalité qu’un pion sur l’échiquier d’Apex. Cette mystérieuse guilde, dont personne n’avait entendu parler, tenait admirablement bien son jeu. Elle n’avait l’air de croire qu’en la loi du plus fort. Tels des dieux, ses membres dirigeaient Arnès depuis les cieux.
Les connaissances d’Apex sur Arnès et de son histoire semblaient sans pareil. Grâce à elles, on avait déjà pu comprendre pourquoi la maîtrise de la magie apparaissait si difficile.
La probabilité qu’une personne se rattache à une classe du tétraèdre du magicien demeurait très faible. Ainsi, les chances pour que cette dernière appartienne aux quatre relevaient de l’impossible tant elles paraissaient presque nulles.
Seneth allait donc devoir revoir son plan. Avec l’aide d’Arch, il comptait bien porter un coup fatal à cette cabale. Avec ce qu’il avait appris sur l’organisation du Majestic 13, il en avait déduit qu’il devait se situer sur la deuxième couche la plus externe.
Seneth devait découvrir un moyen d’intégrer la suivante. Il se demandait combien de niveaux hiérarchiques se cachaient dans les locaux de l’Y.
— Tiens ! Lis ça gamin, pria Arch en lui tendant des documents. Je pense que tu vas apprécier ce que tu y trouveras.
— Tout ça, qu’est-ce que c’est ? interrogea Seneth.
— C’est une compilation d’une vingtaine d’années de recherches sur le Majestic 13, l’Ordre de Mwrida et Apex. Tu découvriras des réponses à tes questions, mais aussi à celles que tu ne t’es jamais posées, déclara-t-il.
« Ton plan s’avère une aubaine pour La Liste Noire, car notre statut d’hérétique nous empêche d’effectuer des missions d’infiltration avec des agents doubles. En revanche, tu as l’air au courant qu’une fois l’opération lancée, tu auras franchi le point de non-retour. Tu devras renoncer à ta vie actuelle tout comme moi à l’époque.
— J’en ai conscience. Mais je ne peux pas abandonner ceux que j’aime. Je trouverai un moyen pour ne pas être soupçonné, confia Seneth.
— Tu peux compter sur moi, gamin. Je t’aiderai du mieux que je pourrais, promit-il.
Pendant plusieurs jours, Seneth lut les documents qu’Arch lui avait donnés. Il apprenait beaucoup de choses sur l’histoire d’Arnès. D’après ceux-ci, l’Ordre de Mwrida occuperait seulement les couches les plus externes de la treizième Chambre sur les cinq théoriques qu’il recensait. Celle du milieu servait de tampon entre celui-ci et Apex qui se répartissait sur les deux au cœur. Les informations circulaient à sens unique, de l’extérieur vers l’intérieur. L’organisation avait été conçue de sorte que l’Ordre de Mwrida ignore l’existence d’Apex.
— Bingo ! Arch, je sais comment nous devrions procéder. J’ai étudié la hiérarchie du Majestic 13. Si l’on veut compromettre l’ensemble, nous devons nous attaquer à leur point faible : la couche intermédiaire qui demeure une entité secrète au service des deux autres. Ces derniers se trouvaient isolés, du moins de manières unilatérales. Si nous nous arrangeons pour faire en sorte que la zone tampon disparaisse, j’imagine que cela va créer une guerre interne entre les deux organisations, suggéra Seneth.
— Bien vu, ça peut marcher, en théorie, déclara-t-il. Mais comment comptes-tu t’y prendre ?
— C’est simple ! Comme les informations circulent à sens unique, cela signifie que, à un moment ou un autre, les données de l’Y doivent changer de couche. C’est à ce moment-là que nous devrons frapper, expliqua Seneth.
— Excellent gamin !
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