Chapitre 14 : Histoire de fondation
La nuit était tombée. Elle recouvrait de son long manteau noir l’océan de Bovrag. Dans cette pénombre péniblement alimentée par le clair de lune, seul le rideau d’étoiles brillait de mille éclats.
— Selon vous, qu’est-ce qui peut bien se trouver là-haut dans le ciel ? demanda Seneth pensif.
— Je dirais bien rien, étant donné que ce sont les ténèbres absolues, déclara Seysus.
— Certains racontent que les points scintillants représentent chacun l’esprit d’un défunt. Une chose reste sûre, en tant que shaman, je peux vous dire que c’est de la pure idiotie, révéla Arch.
— Mais alors, que deviennent-ils ? s’enquit Seysus.
— Ah ! Le mystère de la création. La seule âme errante que j’ai rencontrée appartenait à Mwrida, confia-t-il. Et j’imagine qu’en général, on n’en croise que très peu. Donc pour être honnête, je ne possède aucune information quant à leur avenir au moment du décès.
— Euh… tu as réellement interagi avec l’esprit de Mwrida ? s’enquit Seysus dubitatif.
C’est alors qu’Arch raconta à nouveau son incroyable récit pour Seysus. Par la même occasion, ce dernier redécouvrait comment ses parents avaient disparu. Pour Seneth, connaissant déjà l’histoire, la pause philosophique était terminée. Il se remit à la pêche, car ils n’avaient toujours rien attrapé. Il commençait à désespérer quand tout à coup, il remarqua une sorte d’exocet qui surgit hors de l’eau. Il prit cela comme un affront de la part de celui-ci, le soupçonnant de le narguer. Ni une ni deux, il se lança à sa poursuite.
— Hé ! Qu’est-ce qui t’arrive ? cria Seysus.
Seneth n’en démordait pas. Les choses s’annonçaient mal pour ce poisson, car il était un excellent nageur. Enfin, malgré ses bonnes capacités aquatiques, il ne voyait absolument rien dans toute cette eau au beau milieu de la nuit. Sa proie refit surface devant lui avant de replonger dans les ténèbres. La traque continuait. Arch et Seysus prirent les rames pour suivre Seneth avec le bateau afin de ne pas être distancés. Ils éprouvaient des difficultés à le discerner dans cette étendue obscure. Arch utilisa ses compétences de shaman pour générer une petite source de lumière. Grâce à elle, Seneth voyait la piste qu’empruntait sa cible. Il se concentra et se saisit du dard équipé dans son dos. L’eau commençait à se troubler devant lui. Sans aucune hésitation, il lança son outil. Au moment où le poisson volant émergea, l’arme de jet le transperça.
— Gyah ! se réjouit-il. Mange ça dans ta face, la poiscaille !
— Wouah ! Impressionnant ! commenta Seysus.
— Le dîner est avancé, déclara Seneth.
Une fois remontée à bord, la prise paraissait d’une taille conséquente. La petite source de lumière improvisée par Arch servit à le faire cuire grâce à sa chaleur. Ils détenaient de quoi se sustenter jusqu’au lendemain. Ils fêtèrent l’exploit de Seneth en buvant une partie de leur stock de spiritueux. Ils s’endormirent repus et détendus.
Le clair de lune laissait peu à peu sa place aux éclats du soleil. Le jour se montrait lentement en se débarrassant de son manteau nocturne. Le rideau d’étoiles était levé. Les rayons de lumières réchauffaient graduellement l’atmosphère et leur chaleur caressait délicatement la peau de nos marins d’eau douce. Arch se réveilla le premier.
Il sortit une étrange pierre de sa poche et se mit à regarder le ciel au travers.
— Qu’est-ce que tu accomplis de si bonne heure ? demanda Seneth.
— Je cherche la position du soleil.
— Avec ce caillou ? s’enquit Seneth.
— Non, je suis en train de polir ma rétine… répliqua-t-il sarcastiquement. Bien sûr avec cette pierre. Laisse-moi t’expliquer. Pour faire court, lorsque les rayons de lumière pénètrent dans notre atmosphère, ceux-ci modifient leur façon de se répandre à cause des éléments qu’ils rencontrent. Toutefois, si je regarde dans une direction particulière, ils possèdent un mode de propagation inchangée. Ça se traduit par une transparence de la gemme. Si elle apparaît opaque, je ne me trouve pas dans le bon axe. Voilà, là elle devient limpide. La position du soleil semble donc à dix heures trente par rapport à nous.
— Et ça t’avance à quoi de connaître cela ? continua Seneth.
— Avec l’aide de cette boussole, qui va m’indiquer le nord, je vais pouvoir déterminer la direction vers laquelle nous naviguons. Comme pendant la nuit nous avons dormi, il est probable que nous ayons changé de cap. Si on veut arriver le plus vite possible, nous devons éviter de dévier de notre itinéraire, expliqua Arch. C’est aussi simple que cela.
— Si tu le dis, ajouta Seneth qui n’avait pas compris grand-chose au discours de son père.
Après moult calculs, Arch en vint à la conclusion qu’il avait raison. Le bateau avait bel et bien dérivé pendant la nuit. Il redressa en conséquence le cap afin de retrouver la bonne direction. L’océan demeurait d’un calme exceptionnel. Le vent soufflait fort.
— Les conditions climatiques ont l’air remarquables, déclara Arch. Si elles perdurent ainsi, on devrait gagner une journée sur notre voyage.
L’embarcation avançait à vive allure. Malgré leur vitesse, la traversée semblait interminable. De l’eau à perte de vue, c’était là leur unique paysage.
— Dis Papa, tu ne peux pas utiliser tes capacités de shaman pour naviguer plus rapidement ? demanda Seneth.
— Oui, certainement, répondit-il, mais je préfère m’économiser en cas d’attaque.
— En cas d’attaque ? De quoi ? Paniqua Seysus. Nous nous trouvons au beau milieu de nulle part.
— Erreur ! Ce n’est pas parce que toi tu ignores où tu te situes que cet endroit est perdu. Une quantité inimaginable d’êtres vivants grouille en dessous de nous en ce moment même. Il y a des créatures pacifiques, beaucoup, mais pas seulement, expliqua Arch.
— Je ne vois pas ce qu’on peut craindre ici, c’est d’un calme et d’une monotonie, constata Seneth. Au pire, on risque de se faire narguer par la poiscaille.
— Ah ah ! Vous êtes bien des citadins, totalement coupés de la réalité. J’imagine que vous n’avez jamais mis un pied en dehors de Zenfei, ricana Arch.
— Moi oui, en tant que Monseigneur. Mais je n’ai rien remarqué de spécial, répondit Seysus.
— Bon outre cette fois-là, c’est une première ?
— Effectivement, affirma-t-il.
— Et bien, on peut dire que vous n’êtes pas venus pour rien. Vous allez pouvoir admirer le vrai visage d’Arnès, annonça Arch.
Il se mit donc à leur expliquer comment se déroulait réellement la vie en ce monde. Il ne leur en voulait pas de demeurer ignorants. Après tout, la principale fonction des cités consistait à offrir un havre de paix. Seneth et Seysus s’en trouvaient les preuves vivantes. Les citadins ne juraient que par leurs villes. À aucun moment, ils ne se demandaient ce qu’il se passait en dehors des murs de leurs métropoles. En général, les gens naissaient et mouraient au même endroit. Les expéditions en dehors paraissaient très rares. L’autarcie y demeurait forte et la diplomatie quasi négligeable hormis à Zenfei.
Tout cela n’était pas dû au hasard, il s’agissait des conséquences engendrées par les actes des Primas. Alors qu’ils avaient disparu, le fruit de leurs expériences d’apprentis créateurs persistait en tant que nouvelles espèces vivantes. Elles s’étaient développées et avaient évolué partout sur Arnès. Les races conçues ne semblaient pas de modestes animaux, elles paraissaient bien plus. Dans le langage enfantin, on les appellerait « monstres ». Scientifiquement, ils appartenaient à l’ordre des metanimaux. Ils étaient hiérarchiquement considérés comme supérieurs aux animaux. Et pour preuve, une partie d’entre eux formaient la caste très restreinte des animarchs qui constituaient les différentes civilisations. Pour résumer simplement, Arnès demeurait un environnement très hostile en raison de son immense biodiversité. Même s’ils n’incarnaient qu’une faible part de la population, les metanimaux paraissaient le véritable danger.
— Si notre voyage vous semble si calme, c’est grâce au bouclier spirituel que j’ai déployé autour du bateau. Comme j’ai pu vous l’expliquer, si l’on écarte l’aspect sociétal, les animarchs ne représentaient rien de plus que des metanimaux. Ceci implique donc que l’ensemble des espèces metanimales peuvent développer des capacités extraordinaires, notamment la sensibilité à l’énergie spirituelle entre autres. À l’aide de l’aura que j’ai créée, nous paraissons virtuellement invisibles. Mais rien ne les empêche de nous détecter en percevant les ondes qu’engendre notre bateau sur la surface de l’eau, précisa Arch.
— Ah ! Je comprends mieux à présent, déclara Seysus. Toutefois, je me sens moins serein en sachant qu’une foule de prédateurs se situe à proximité.
— Ça explique pourquoi on compte aussi peu de cités et autant de gens à les peupler. Elles font office de véritables remparts contre les êtres hostiles, conclut Seneth.
— Oui, mais si les civilisations actuelles perdurent, c’était parce qu’elles ont trouvé le moyen de se protéger des menaces. Cependant, si je suis une vilaine bête, ce n’est pas quatre murs qui vont me dissuader d’attaquer, confia Seysus.
— Ah ! répliqua Arch, tu soulèves un point extrêmement intéressant, mon cher
Afin d’éclaircir la situation, Arch leur raconta le récit de la fondation des cités. L’exemple le plus célèbre restait celui de la naissance de Zenfei. « Attention ! Je vous parle bien de l’histoire et non de la légende », précisa-t-il. En effet, peu de gens la connaissaient en réalité. Malgré le fait que les deux étaient liées, on n’y découvrait pas les mêmes informations.
Le shaman à l’origine de l’Ordre de Mwrida n’avait pas entièrement fondé Zenfei seul. La légende ne le mentionnait pas. Une personne d’Apex aussi l’accompagnait. Détail important qui avait été omis, Mwrida n’était pas l’unique Prima à errer dans les ruines. D’autres biens plus puissants qu’elle veillaient en ce lieu. Ce n’était pas une certitude, mais on dénombrait au moins trois âmes. Sur Arnès, un postulat universel indiquait qu’une aire géographique était considérée comme une ville dès lors où cedit espace se situait sous l’influence d’un esprit protecteur. En clair, la superficie d’une cité résultait de la couverture spirituelle qu’offrait son gardien. Ainsi, un shaman devait nécessairement se trouver présent. On avait admis que cette classe détenait le rôle de fondateur.
Si un être errait, c’était à cause du fait que son corps et son âme n’étaient pas totalement séparés. Pour mieux comprendre la transformation d’un esprit en un être protecteur, on pouvait effectuer l’analogie suivante : supposons qu’un bateau représente l’âme, un ponton pour le corps et une corde élastique pour l’hyloplasme. L’embarcation pouvait évoluer dans une surface circulaire autour du ponton en fonction de la longueur de la corde. Lorsque l’individu mourait, le taux d’hyloplasme décroissait et diminuait la rigidité du lien entre le corps et l’esprit. Ainsi, l’attache entre ces derniers se mettait à tendre vers l’infini jusqu’à la rupture. L’objectif du rituel consistait à provoquer cette séparation afin d’ancrer l’âme ailleurs, en l’occurrence au futur cœur de la ville. C’était comme si celle-ci représentait la nouvelle enveloppe physique. Suivant la vigueur de l’esprit, il couvrait une surface plus ou moins grande. Pour construire une vaste cité, on devait en posséder un très puissant.
Zenfei avait pu naître grâce au shaman d’Apex qui avait accompli le rituel de fondation en utilisant l’un des trois Primas. Et à l’instar de tous les systèmes dans l’univers, la genèse d’une cité obéissait à un modèle tétraédrique, la pyramide de la fondation. Les quatre éléments nécessaires étaient : un shaman, un esprit, un autre individu et une ancre. Et comme le hasard faisait toujours bien les choses, chacun d’eux était réuni. La tierce personne servait à fournir de l’énergie vitale pour alimenter le processus. L’ancre prenait en permanence la forme d’un orbe. On le fabriquait à partir de l’âme et des restes charnels de l’être qui deviendrait le gardien, ce qui le classait au même titre qu’un artéfact.
— C’est donc pour cela que les souverains de chaque ville en possèdent un, conclut Seysus.
— Oui, mais pas seulement, il aide aussi à contrôler cette entité. C’est une arme dissuasive, car rien de plus redoutable n’existe, déclara Arch.
— Comment ça ? demanda Seneth.
— L’esprit protecteur est le gardien de sa cité. L’orbe octroie au monarque un moyen de le matérialiser lui permettant de déchaîner sa colère envers les ennemis, expliqua Arch.
— Comment est-ce qu’il arrive à réaliser cette prouesse ? s’enquit Seysus.
— C’est la faculté de l’artéfact, plus le souverain s’avère puissant, plus la forme physique du gardien devient dévastatrice, répliqua Arch.
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