Chapitre 17 : Retour à la maison
La plénitude et la monotonie avaient fait place à l’angoisse et la vigilance. Arch redoutait cet instant depuis leur départ. Ayant déjà affronté la bête par deux fois, il en avait déduit qu’il était impossible de la battre sur son propre terrain. Malgré le déploiement de son bouclier spirituel, il n’avait aucune idée de son efficacité. Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir et il était en train de l’expérimenter. Seneth et Seysus quant à eux ignoraient ce que le sort leur réservait. Ce qu’ils s’imaginaient de pire semblait ce qui pouvait leur arriver de mieux. Arch leur avait déclaré que rien n’était en mesure d’arrêter la bête. Leur embarcation continuait malgré tout à avancer en direction de la jungle. Les conditions météorologiques n’avaient pas évolué, elles restaient agréables. La psychose commençait à se répandre à bord. Était-ce le calme avant la tempête ? Cette bonace, qui durait depuis le début de leur voyage, semblait anormalement longue selon l’expérience d’Arch.
Le soir approchait. La bête possédait un caractère sournois et tous redoutèrent qu’elle ait attendu pour agir. Ils mirent en place un tour de garde afin de se relayer dans la surveillance des environs. Les heures se suivaient et se ressemblaient. La tension les empêchait de dormir. Ils avaient perdu la notion du temps. Ils avaient le sentiment que c’était la soirée la plus interminable de leur vie. Ils ne semblaient même plus sûrs de se trouver dans le monde des vivants. Tout ne paraissait que ténèbres. Ils avaient l’impression que leurs sens et leurs repères les fourvoyaient. La seule chose dont ils avaient l’air certains s’avérait qu’ils naviguaient encore sur l’eau. Épuisés par le stress, ils ne mirent pas longtemps à succomber à la fatigue.
La nuit était finie et toujours aucun signe de la bête, pour le moment. Le bruit d’un impact sur la coque de leur embarcation résonna.
— Qu’est-ce que c’était ? hurla Seysus en se réveillant en sursaut.
— Par ici, indiqua Seneth.
— Une bouteille ? s’exclama Seysus.
— Pas seulement, répliqua Arch, elle contient un message.
Si vous lisez ceci, sachez que la bête repose enfin en paix.
Mon fils et moi-même l’avons abattu dans son antre, plusieurs lieux sous la surface.
Pour preuve, ceci est écrit avec son sang.
Au moment où vous consulterez cette lettre, la faim nous aura certainement déjà emportés.
Nous vous souhaitons un agréable voyage.
Draggar & Baryton
Arch fondit en larme. Néanmoins, il semblait heureux pour eux, ils avaient pris leur revanche sur cette bête. Ils s’en étaient allés le cœur léger, en sachant qu’elle ne causera plus de tort. Il lui tardait d’annoncer la nouvelle à Glisa. Ils leur restaient environ une journée de navigation avant d’atteindre le domaine de Draggar. Ils organisèrent une fête en l’honneur de la mémoire des compagnons disparus d’Arch. Ils finirent leurs dernières bouteilles de spiritueux. À l’horizon, on commençait à déceler des formes.
— Terre en vue ! notifia Seysus.
— Avec un peu de chance, on pourrait être rentré avant le crépuscule, déclara Arch.
— Et qu’est-ce que vous attendez pour m’aider ? demanda Seneth qui ramait frénétiquement.
La joie s’invita à bord. Ils s’enthousiasmaient à l’idée de quitter enfin cet océan. Ils commençaient à avoir le mal du pays. N’ayant plus rien à craindre, Arch leva son bouclier spirituel. À la place, il matérialisa une énorme hélice qui soufflait sur la voile. L’air propulsé possédait une puissance telle que, parfois, le bateau flottait hors de l’eau.
— Satisfait ? demanda Arch en souriant à Seneth.
— Nous sommes les rois du monde ! s’exclama Seysus.
Ils avancèrent de manière fulgurante tandis que l’horizon semblait se rapprocher à vue d’œil. Ils arrivèrent près de la côte et s’engouffrèrent dans une ouverture. Ils se retrouvaient désormais dans une galerie qui paraissait traverser le continent. Ils naviguaient sur un fleuve souterrain. Ils se situaient à présent non loin du domaine de Draggar. Lorsqu’ils sortirent par le bout du tunnel, ils furent éblouis par une grande luminosité. Ils apercevaient le bosquet et la maison sur le bord du lit. Ils appontèrent sur le quai. Ils descendirent à terre. Dès lors qu’ils posèrent les pieds au sol, la porte d’entrée de la demeure s’ouvrit. Une silhouette féminine se montra. De longs cheveux d’un rouge flamboyant masquaient une partie du haut de son buste. Elle était enveloppée dans une légère couverture qui indiquait probablement qu’elle était en train de dormir il y a peu. Lorsqu’elle vit Arch, elle courra vers lui, laissant tomber son drap. Elle atterrit dans ses bras.
— Comme tu m’as manqué, déclara-t-elle.
— Je ne me serais pas permis de ne pas revenir, confia-t-il d’un ton moqueur.
Cela faisait plus d’un mois qu’il était parti, depuis la requête de son ami.
— Tu as invité des compagnons à ce que je vois, constata-t-elle.
— Je te présente mon neveu Seysus. Glisa, Seysus… Seysus, Glisa.
— Enchanté ! fit part Seysus.
— Attends, mais je le reconnais, c’est Monseigneur Peymour II ! s’exclama-t-elle.
— Ex-Monseigneur, à présent, affirma Seysus.
— Et pour finir, voici Seneth, mon fils.
Glisa resta sous le choc.
— Je pensais qu’il était…
— Je le serais s’il ne m’avait pas confié à son ami pour me protéger, expliqua Seneth.
— Désolé de ne pas avoir prévenu. Je ne l’avais moi-même pas prévu, avoua Arch gêné.
— Je comprends, la famille c’est sacrée, répliqua Glisa.
— En parlant de famille, tiens, dis Arch en lui tendant la bouteille, c’est pour toi. Nous l’avons trouvé en revenant.
Glisa lut le contenu du message. Elle laissa s’échapper quelques larmes et esquissa un sourire.
— Bon, qui a faim ? demanda-t-elle.
Ils rentrèrent tous à la maison. La chaleur de la cheminée permit de leur faire oublier la fraîcheur de l’océan. Une longue table présentait un festin digne d’une cérémonie. Le temps de la pêche semblait bien loin. La rigidité du bois de la coque cédait la place au confort des draps et divers coussins. Glisa n’avait jamais vu Arch aussi heureux. La présence de son neveu et son fils l’avaient rendu plus paternel. Après le dîner, Seneth alla se détendre sur les bords du fleuve. Arch le rejoignit.
— Tu penses à Aniah et Seth ? demanda Arch.
— Euh… je crois que j’ai un peu trop mangé, déclara-t-il. Je ne me suis jamais senti aussi plein. Mais oui, une fois que mon estomac aura fini de me tracasser, ma nostalgie ne manquera pas de prendre la place. Pendant qu’on discute famille, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, avec Glisa, est-ce que vous sortez ensemble ? Je n’ai pas envie de commettre de faux pas, c’est pour cela que je te demande.
— Figure-toi que je l’ignore moi-même. C’est vrai qu’avec Glisa nous possédons une grande complicité. Depuis que j’ai intégré la guilde, je me rends compte qu’elle se trouvait toujours à mes côtés. Est-ce de l’amitié ou de l’amour ? Je pense que nous n’avons jamais osé nous poser la question, de peur de remettre en cause notre relation actuelle. Nous nous contentons de cueillir le jour sans nous préoccuper du reste, confia Arch.
— Je comprends, ça me rappelle ma jeunesse. Je ne savais pas comment faire face au fait que je ne voyais pas Aniah comme une sœur, mais plutôt une âme sœur. Dès mon plus jeune âge, mes parents m’avaient appris que j’avais été adopté. Ils ne souhaitaient pas que cela pose de problèmes dans le futur. Et c’est pour ça, après plusieurs années de relation ambiguë avec elle, j’ai pris le risque de vouloir plus, raconta Seneth.
— Tu me suggères de franchir le pas avec Glisa ? s’enquit Arch. Ah ah, c’est le monde à l’envers, mon fils qui me conseille en amour, en tout cas, merci à toi, gamin. Tu ne sais pas à quel point ça me fait plaisir de t’avoir à mes côtés, annonça Arch en se levant et retournant à l’intérieur.
Seneth fut étonné de pouvoir contempler les étoiles en se trouvant sous la surface. Comme son père l’avait prédit, sa femme et son fils lui manquaient. Il avait choisi de prendre part à ce voyage, mais il ignorait encore sa durée. Quand il avait assisté aux retrouvailles entre Glisa et son père, il ne put s’empêcher de penser à rentrer. Tout comme lui, il avait décidé de s’en aller sans assurer un retour. Depuis qu’il avait vu Glisa, sa conscience nourrissait une culpabilité vis-à-vis de sa famille. Son départ restait synonyme d’abandon pour lui.
— Ne te prends pas trop la tête, déclara Glisa en s’asseyant à ses côtés. Tu sais, sur le coup c’est dur, mais ils finiront par comprendre. Tu as effectué ce choix pour eux, et pas pour toi, expliqua-t-elle. Quand ton père s’en est allé à la suite de l’appel de son ami, j’avoue que, sur l’instant, je le détestais de m’avoir laissée derrière lui. Et puis, avec du recul, je ne voulais pas devenir la personne qui provoque les mauvaises décisions. Je viens de finir de préparer ta chambre, je te conseille de te reposer, suggéra-t-elle en rentrant.
Sur ces paroles, Seneth alla se coucher. Le confort d’un lit semblait paradisiaque après ce voyage à bord d’une embarcation.
Au petit matin, tout le monde dormait encore à poings fermés. La traversée de Bovrag les avait réellement épuisés. Glisa se montrait logiquement la première levée. Depuis qu’elle et Arch avaient emménagé dans la maison de Draggar, elle s’était fixée pour objectif de peupler le bosquet avec une grande biodiversité. À l’heure actuelle, ce dernier restait totalement dépourvu de faunes. Sa mission s’avérait délicate. Glisa avait d’abord examiné minutieusement le biotope du domaine de Draggar afin de dresser une liste des animaux prétendant à une réinsertion. Elle passait le plus clair de ses journées à sillonner l’immense jungle du continent de Woccid dans le but de recenser les différentes espèces qui y vivaient. Elle aurait aimé poursuivre des études de sciences de la vie et de la terre, mais elle fut malgré elle prisonnière de cette guilde. Elle avait lu et parcouru l’ensemble des ouvrages de la bibliothèque, mais rien ne lui était d’une quelconque aide. Elle apprenait donc sur le terrain. Elle compilait l’intégralité de ses observations dans des almanachs. Elle en avait déjà rédigé vingt itérations. Au moment où elle pensait composer le dernier, elle découvrait de nouvelles espèces. Approchant la quarantaine, une chose l’obsédait : ne pas avoir eu d’enfants. Elle habitait certes avec Arch, mais elle n’avait jamais osé en parler, d’autant plus que leur première rencontre eut lieu alors qu’il lui avait annoncé qu’il avait perdu sa femme et son fils. Et maintenant qu’elle savait que celui-ci était bel et bien vivant et, de surcroît, père lui aussi, évoquer son désir serait certainement malvenu. Cette frustration d’un souhait irréalisable lui pesait de plus en plus au quotidien.
Les garçons se levèrent à leur tour, au beau milieu de la journée. Seneth et Arch avaient beaucoup médité sur leur discussion de la veille. Malgré des années de complicité, Arch et Glisa ne demeuraient plus totalement jeunes. Il refusait de perdre plus de temps à se cacher dans ce semblant de bonheur. Le moment d’assumer et de prendre ses responsabilités était arrivé. Glisa ne se trouvait pas dans le domaine de Draggar, elle était en train d’explorer la faune et la flore sus-jacente.
— Je regrette d’avoir laissé les autres derrière moi, mais j’ignore si je peux rentrer, confia Seneth.
— Quand tu prospectais dans les locaux du Majestic 13, tu n’avais pas dérobé des sortes de foulards pour communiquer à distance ? questionna Arch.
— Mais oui ! Tu es vraiment le meilleur, s’exclama-t-il.
C’est ainsi qu’il fouilla dans leurs affaires à la recherche desdits accessoires, en espérant qu’ils avaient pensé à les prendre avant de partir. Glisa quant à elle n’était toujours pas rentrée. Arch commençait à nourrir des inquiétudes, lui qui avait prévu de parler sérieusement avec elle. Alors que Seysus flânait sous le lac, il vit une ombre grossir à travers les eaux. Au moment où celle-ci percuta le fond, il reconnut le visage de Glisa. Il courut à toute vitesse en direction de l’ascenseur pour remonter à la surface dans l’espoir de lui porter secours.
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