La Rue-Saint-Pierre

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  • Vous faites quoi dans la vie ?
  • Moi ? Je vends des voitures, répondit mon voisin.
  • Et vous n'avez pas de voitures à vous ! s'exclama le conducteur.

Leur échange me fatiguait. Cela faisait déjà 27 minutes. Accolé à la vitre, je ne semblais plus respirer. Tu pues, mec ! râlait mon esprit à l'encontre du gars sanglé à mes côtés.

  • Et vous ? me demandait-on.
  • Moi ? Moi, vous savez... répondis-je en leur faisant comprendre que je ne travaillais plus par un geste leste de la main.
  • Encore un qui vit sur le dos des contribuables, grogna l'antipathique personnage à ma droite, qui empestait le rat mort et dont la dernière douche devait remonter à l'an mil, lorsque justement, les douches n'existaient pas, faute d'une tuyauterie fantôme et d'une circumfusa douteuse.

Je scrutais mon reflet qui miroitait sur la glace, imberbe, hâlé sans être parti nulle part, ni inutilement beau ni ennuyeusement laid pour quelqu'un dans ma situation que la vie n'avait guère gâté, un reflet qui se troublait à chaque cahot, me rappelant combien ce voyage était long.

Le chauffeur, un cinquantenaire grisonnant esquissa un rire gêné et changea de sujet :

  • Et moi, je suis maître des écoles...
  • Oh, vraiment ? C'est un métier magnifique ! affirma sans savoir mon voisin.
  • Oui, un métier magnifique... mais qu'est-ce que c'est fatiguant !

Leur échange m'ennuyait. Vivement ma destination, La Rue-Saint-Pierre, un patelin du 76 dans une observance si triste de la déperdition des campagnes françaises qu'il avait fallu décider, pour obtenir plus de subventions de la part du département, de ne plus compter en nombre d'habitants, mais en nombre d'âmes. Ordre fut ainsi donné de recenser les vaches, les poules et les mouches, et je devais faire le trajet depuis Paris pour aider, à la demande de ma mère, une grande-tante presque inconnue, une Alice dont je n'avais qu'un vague souvenir d'enfance, à remplir cette tâche ingrate et avilissante. Pardonnez l'ironie. Mon imagination est fertile quand il s'agit de rejoindre les provinces extra-franciliennes, ces territoires sauvages, ces anciens pays grossiers qui avaient jadis appartenu aux loups, aux chouans et aux sorcières. Loudun et Louviers n'ont qu'à bien se tenir.

  • Monsieur ? demandait Aldrich, le conducteur.

Monsieur, c'était mon prénom, un prénom impersonnel, un ersatz de l'étiquette nobiliaire dont l'on vous gratifie en espérant paraître poli, mais que l'on vous rabâche à longueur de journée au point qu'il devient vôtre.

  • Oui ?

J'avais dû m'assoupir. Nous étions arrivés.

Par la vitre, une vision chimérique d'un monde en flammes s'abattait devant moi par ce soleil orangé qui tombait et flirtait avec la nuit naissante. J'avais maintenant pénétré la campagne profonde dont il ne ressortait que deux choses pour mes yeux de Parisien infatué de lui-même : le manque de connexion internet et la consanguinité. Une vision effroyable se déroulait par la vitre à la manière d'un diorama, tellement effroyable qu'elle rendait presque la puanteur affolante de mon voisin agréable. J'étais coincé entre deux enfers.

  • Où dois-je vous déposer ?
  • Où vous voulez...

Où vous voulez, mais laissez-moi sortir. Où vous voulez, mais laissez-moi m'enfuir...

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