Chapitre 5 : Le miroir d’argent de Pondichéry
— C’est quoi, Pondichéry ? demanda Mircea.
— Un comptoir français, répondit Surcouf l’un des plus prestigieux qui soit.
— Et c’est quoi un comptoir ? questionna l’adolescent
— Un comptoir, c’est une ville créée par un empire dans un but commercial, répondit Oscar.
— Un peu comme une colonie ?
— Un peu, oui, mais pas tout à fait. Un comptoir n’est qu’une ville, et le territoire qu’elle contrôle est beaucoup plus réduit qu’un colonie, où tout un pays est sous la domination d’un autre, répondit Oscar.
— Ces histoire politiques sont bien compliquées, se renfrogna l’autre.
Surcouf éclata d’un rire gras.
— Tu as bien raison mon petit ! Vous allez voir, Pondichéry est une ville fabuleuse. Tout d’abord, ses remparts ont résisté au siège des Anglais pendant la guerre de Succession d’Autriche. Le fort Saint-Louis est le plus beau de la région. Et puis je vous emmènerai vous promener dans les rues de la ville, vous y découvrirez des bâtiments plus beaux les uns que les autres, comme l’hôtel de la monnaie, ou encore l’hôtel de la Compagnie Française des Indes Orientales. Je me demande d’ailleurs si les Bénédictines n’occupent pas l’ancienne église des Jésuites… Mais ce que vous devez surtout voir, c’est la formidable organisation des rues et des bâtiments en un damier parfait.
— Un damier ? demanda Mircea.
— Tu ne sais pas ce qu’et un damier ? s’amusa Oscar. C’est un plateau de jeu de cent cases noires et blanches alignées en colonnes et en lignes et alternées entre noir et blanc. On l’utilise pour jouer aux dames, j’y jouais souvent avec monsieur Dubois.
Devant le regard attristé de Mircea, Oscar se rappela que son ami n’avait pas eu la chance d’être éduqué par un précepteur ni appris à jouer aux dames, aux échecs ou autre. Il était né dans une famille paysanne dont les parents alcooliques et violents battaient ses frères et sœurs. Il détourna la tête, le regard embué de larmes, et disparut dans sa cabine.
Débordé par la culpabilité, Oscar descendit dans la cale à la suite de son ami. Il le trouva recroquevillé dans son hamac, la tête entre les mains. Son dos nu portait les marques des coups reçus par son père. Oscar s’approcha en douceur et caressa d’une main pâle les cicatrices brunes.
— Fous moi la paix, Oscar !
— Je suis désolé, j’ai été stupide ! répondit-il en passant sa main dans la tignasse ébouriffée de Mircea.
— Va-t’en, je t’ai dit ! laisse-moi tranquille.
— C’est comme tu veux, répondit Oscar en se dégageant.
Il fit trois pas en direction du pont quand la voix de Mircea le rappela.
— Attends ! Joue-moi un air de clarinette, s’il te plait.
— Bien sûr, mon amour, répondit Oscar.
— Ne m’appelle pas comme ça !
— C’est bon, personne ne peut nous entendre. Et puis, qu’est-ce qu’on en a à faire ?
— Je ne sais pas… hésita Mircea. C’est juste que… peu importe. Veux-tu bien jouer un air pour moi ?
Le fils d’Éléonore prit la clarinette accrochée à un rivet de la cale, et s’assit à côté de son ami. De l’instrument noir et argent sortit une mélopée mélancolique. La mélodie faisait ressentir le vent dans les montagnes alpines qui avaient bercé Mircea. Il se revit enfant, lors de ces longues soirées de décembre où ils se serraient tous autour de la cheminée, où l’unique bûche qu’avait pu acheter son père finissait de se consumer, en dispersant dans l’air sa chaleur réconfortante. Il revoyait sa sœur tenter de calmer sa faim en tétant les mamelons taris de sa mère et pleurer les cris de douleur de son ventre vide. Mircea regardait par la fenêtre les flocons de toutes tailles et de toutes formes s’écraser contre la vitre et s’écouler sur les carreaux embués comme les larmes qui ne sortaient plus de ses yeux depuis des années. Mais là, bercé par le roulis sur les eaux chaudes de l’Indien, il laissa éclater sa peine, foudroyé par les accords mineurs d’Oscar. Il glissa ses doigts dans les boucles blondes de son amant tandis que les larmes perlaient sur ses propres joues.
Un air triste sorti de ses lèvres tremblantes.
Par les monts enneigés du Nord
Un jeune homme bercé de remords
S’assied au pied d’un arbre mort
Pose son baluchon et dort…
Il a franchi seul plusieurs cols
Quitté sa mère, quitté l’école
Enjambé rivières et vallées
Marché pendant près d’un année
Pour arriver dans ce canton où il espère trouver refuge.
Ses souvenirs se sont brouillés dans la tempête et le déluge
Qu’il a traversé solitaire comme il a traversé sa vie
Et le voilà à bout de force enfin au bout de son sursis.
Au bas de la colline il voit la fumée d’une cheminée
Sonnent les cloches de la chapelle et son calvaire est terminé
Auprès des sœurs bénédictines un refuge il aura trouvé
Jusqu’à ce qu’un corsaire un jour ne viennent le récupérer
L’homme d’une grande tendresse le prit comme un père sous son aile
Lui appris à devenir homme, de sa vie tenir les ficelles
Cet homme était accompagné d’un enfant, charmant blondinet
Qu’il allait apprendre à aimer chaque jour pour l’éternité
Oscar joua les derniers accords et reposa sa clarinette. Lui aussi pleurait. Il se retourna vers Mircea, essuya d’une main les larmes sur ses grands cils sombres et déposa sur ses lèvres un baiser tendre et salé. Mircea prit sa tête dans ses mains et l’invita à le rejoindre dans le hamac. Ils restèrent ainsi une heure enlacés, partageant larmes et caresses, avant de s’endormir l’un contre l’autre. Quelques minutes plus tard, Alizée les découvrit. La voleuses des voiles déposa sur eux un regard tendre et les recouvra d’une couverture avant de remonter sur le pont.
Ils arrivèrent devant les fortifications de Pondichéry le lendemain matin. La côté basse et sableuse était entourée d’une lagune de coraux sur lesquelles venaient se briser des vagues hautes de six pieds de haut, empêchant les navires de rentrer dans le port. Une dizaine de vaisseaux avaient jeté l’ancre au large tandis que des chelingues transbordaient les marchandises. Coton, tissus, thé et épices en tout genre transitaient par ces étranges embarcations à fond plat afin d’être chargés dans les galions marchands, tandis que ces derniers débarquaient mobilier, armements et métiers à tisser.
Ils amarrèrent le Renard entre un galion portugais et une frégate française et mirent à l’eau l’Argonaute, le misainier d’Azimut, pour rejoindre le comptoir français. Oscar, Mircea et Singh accompagnèrent Surcouf tandis que Rasteau, promu capitaine par intérim, avait pour mission de réaliser avec Skytte l’inventaire des provisions et munitions dont ils auraient besoin pour la suite du périple jusqu’à Guangzhou. Poussé par un solide vent de travers, L’Argonaute surfa sur les déferlantes bordant la lagune et entra dans les eaux turquoises, calmes et peu profondes entourant Pondichéry. Devant eux se dressait la forme imposante des remparts de la ville. Mais à mesure qu’ils se rapprochaient, la splendide cité promise par Surcouf se révéla être un champs de ruine. Pendant la guerre de sept ans, la ville avait été prise par les Anglais après un siège de plus d’un an, et mise à sac. Avant même d’avoir eu le temps de finir la réparation de ses fortifications, la ville fut de nouveau prise en 1978 et 1981 et ce malgré la paix signée par le mariage entre Louis et Elizabeth à l’issue de la guerre du Lys et de la reine des Épines. Surcouf se rappela alors les paroles du chevalier Huet de Froberville, le capitaine du sénau qui l’avait embarqué en quittant le monastère de Bois-Court, sur l’île Bourbon quelques mois plus tôt.
« Pondichéry n’est plus maintenant qu’un bourg informe qui présente au milieu d’un tas de ruines quelques maisons éparses çà et là, qui sont encore le signe de son ancienne splendeur. Les fortifications sont détruites. Le gouvernement, l’intendance, quelques hôtels appartenant aux plus riches particuliers, sont toutes abandonnées, et ne sont plus l’asile que de misérables pêcheurs. »
Sur le moment, il n’avait pas voulu croire cet homme, se souvenant des louanges que le roi Louis faisait du comptoir français le plus prestigieux de toutes les colonies, mais il fut forcé de se rendre à l’évidence. La ville n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Au Sud de cette dernière, on distinguait l’embouchure d’un fleuve dont les méandres disparaissaient dans l’intérieur des terres. Ils accostèrent sur la plage en pénétrèrent dans la ville par la porte Est. Si la puissance militaire de la ville était inexistante, le commerce y était toujours florissant, et ils trouvèrent sur les étals tous les vivres dont ils auraient besoin pour la suite de leur voyage. Ils déambulèrent dans les artères de la cité jusqu’à l’église des Jésuites. Cette dernière avait été préservée par les saccages anglais mais ils n’y trouvèrent pas les bénédictines. Le prêtre jésuite qui dirigeait la communauté indiqua à Surcouf qu’elles avaient établi leur monastère plus haut, sur la rive Sud de l’Ariancoupam. La nuit étant proche, ils décidèrent de rejoindre le Renard et de reporter au lendemain leur visite du monastère. Skytte et Rasteau avaient rempli leur mission. Ils avaient négocié avec les marchands de la Compagnie Française des Indes Orientales le ravitaillement en vivres, vin et eau potable, mais ils n’avaient pas trouvé de quoi faire le plein de munitions.
Surcouf donna quartier libre à ses hommes pour se rendre en ville. Pic et Pof, les deux Norvégiens, n’hésitèrent pas à emprunter l’Argonaute pour se rendre en ville. Victarion, Xao, Hippolyte, Mériadec et Heuer demandèrent à les accompagner. Au moment où Andy s’apprêtait à les rejoindre, Singh lui lança un regard assassin et le rameur remonta à bord du cotre. Ching Singh était la fille de Xao. Grande et svelte, elle avait une stature altière et un regard dur souligné par ses yeux en amande. Lors de la diversion de Mossel Bay, elle avait noué un lien tout particulier avec Andy. Lorsque le rameur reprit pied sur le pont elle l’attrapa par le poignet et lui susurra à l’oreille.
— Tu ne vas pas te rabaisser à sauter des putains indiennes comme mon père. Je suis certaine que tu n’auras pas de mal à trouver ton bonheur par ici.
Rasteau avait cuisiné un coq au vin accompagné de patates douces, gombo et aubergines rapportés de la ville par Surcouf. Ils ouvrirent un tonneau de vin pour l’occasion et l’ambiance fut rapidement rieuse et festive. A la fin du repas, le cuisinier prit son violoncelle, Juan et Esme jouèrent du Luth et du Tambourin, et Oscar les accompagna avec sa clarinette. Alizée avait troqué son corset et ses cuissardes pour sa robe à volants blanche. Esme avait elle aussi revêtit une robe andalouse, et réhaussé ses paupières d’un grand trait de crayon noir. Ses boucles brunes étaient retenues par un bandana rouge et ses boucles d’oreille dorées dansaient au rythme de ses mains sur le tambourin. L’ivresse aidant, tout le monde se mit à danser. Alizée entraîna Phaïstos dans une valse effrénée, et le Bonefray muet suivit le rythme de la jeune femme qui lui apprenait à lire et à écrire depuis qu’elle avait découvert leur passé commun. Même Andy se laissa entrainer par Singh dans une danse lascive. La chinoise faisait courir ses doigts fins et vernis de noir sur le torse musclé et tatoué du rameur qui ne goûtait pas son plaisir. Elle l’entraina rapidement et discrètement vers la cale à l’abri des regards indiscrets.
Surcouf se félicita de cette soirée. Il avait réussi un coup de maître en déjouant les plans de Rasteau et Dents-Longues lorsque ces derniers avaient fomenté une révolte. En nommant Rasteau second après le départ de Zélia, il avait montré au cuisinier qu’il lui faisait confiance et qu’il n’était pas rancunier. De plus, les bonnes nouvelles s’étaient enchaînées. Ils avaient déchiffré le code de la carte, savaient où trouver les sept pièces du trésor des Bénédictines et avaient récupéré les amulettes de la loyauté sur l’île Bourbon et l’île de France. Ils étaient même en passe de trouver la pièce de Pondichéry et Zélia était parti chercher celle de Constantine. Leurs récentes victoires navales sur les hollandais, les pirates et Calloway ne firent que renforcer la bonne humeur des troupes. Seul petit bémol, ils n’avaient pas fait de prise depuis un certain temps et leur réserve d’or commençait à se tarir. Cependant, l’heure était à la fête et les velléités de mutinerie étaient reléguées loin dans les esprits des pirates. La fête continua jusque tard dans la nuit et les hommes qui avaient débarqué sur terre ne revinrent qu’au petit matin, avinés et repus.
Le lendemain, L’Argonaute remonta l’Ariancoupam avec à son bord Surcouf, Oscar, Mircea et Wardin. Balaïkhan, l’aigle royal du fauconnier, tournoyait en cercles une centaine de pieds au-dessus du misainier. Hermione, sa chouette Effraie était perchée sur l’épaule de Mircea, tandis que Leevi, sa grosse chouette laponne faisait office de figure de proue. Cebus, le capucin d’Oscar jouait à tirer sur les plumes de sa queue, et faisait des bonds pour éviter les coups de bec de la chouette. Le Danois était le compagnon préféré des garçons, auxquels il avait transmis son amour pour les oiseaux.
Ils remontèrent le fleuve sur deux boucles avant de découvrir le monastère des Bénédictines. Ils accostèrent sur une grève de sable granuleux et tirèrent l’Argonaute haut sur le rivage. A si courte distance de l’embouchure, le fleuve était soumis aux marées de l’Indien, et ils n’avaient aucune envie de voir leur misainier emporté par le ressac.
Comme à Bois-Court, le monastère était entourné d’une palissade de bois qui avait été épargnée par les mises à sac successive du comptoir. Les portes étaient ouvertes. Ils entrèrent. Les sœurs de Pondichéry étaient des tisserandes. Elles transformaient les balles de coton qui descendaient la rivière en pantalons et chemises qui seraient expédiées par sénau jusque sur les places parisiennes.
Les sœurs qui travaillaient dehors ne purent s’empêcher de lancer des regards curieux vers ces hommes et ces enfants qui avançaient entourés de la plus étrange des animaleries. Surcouf demanda à parler à la mère supérieure. Cette dernière, une femme d’une soixantaine d’années à l’échine courbe et bossue et aux jambes arquées accepta de les recevoir dans la chapelle où elle venait de terminer son office.
Surcouf lui montra sa lettre de marque, reçue de la main du défunt roi Louis lui-même et déroula devant elle la carte des Bénédictines.
— Nous sommes venus récupérer la pièce du monastère de Pondichéry, expliqua le corsaire. Depuis la mort de notre bon roi Louis, le royaume de France est plus qu’en péril, et la découverte de votre trésor est désormais plus qu’une nécessité.
— Vous m’avez l’air d’être un homme bon, Antioche, répondit la moniale, employant le prénom du capitaine. Et vous avez prouvé votre bravoure auprès des sœurs de Chalais, de Bois-Court et de Flic-en-Flac. Cependant, il vous faudra passer mon épreuve pour gagner ma confiance et mériter le miroir d’Argent de Pondichéry. Ce dernier montre le reflet de votre âme, et seule une âme pure saura mériter ce dernier. Tous les jours, nous tissons les fils de coton et fabriquons de nos mains des vêtements de toute sorte. Mais nous avons également un rôle fondamental dans la prévention de la santé des habitants de cette ville. L’eau de l’Ariamcoupam est souillée par l’élevage de porc d’un riche marchand nantais venu faire fortune ici. Les enfants meurent de dysenterie et de choléra, et cet homme reste sourd à nos prières et nos suppliques. Nous prônons la paix et le pardon dans le monde, mais ces solutions restent inefficaces contre l’attitude grossière de cette homme qui ne vaut pas mieux que son bétail. Si vous pouviez faire quelque chose pour lui faire entendre raison, nous vous en serions reconnaissant.
Surcouf accepta, et ils remontèrent le courant jusqu’à la ferme problématique. Près d’un millier de porcs bien gras se vautraient dans le lit du fleuve, et leur soue avait transformé les berges de ce dernier en un marécage putride. Plus haut, sur un éperon rocheux, le marchand avait fait construire une riche demeure coloniale. Deux hommes armés, probablement des mercenaires, bloquaient l’entrée de la propriété.
— Halte là, les interpellèrent-ils.
— Nous souhaitons un entretien avec M. De La Joye, demanda Surcouf.
— En quel honneur ? demanda l’homme de gauche.
— Nous venons sur la demande des sœurs Bénédictines.
— Quoi ? encore ces vieilles morues ? répondit l’autre.
— Il leur a déjà dit qu’il n’avait que faire de leur requête, ajouta le premier.
— Et puis, il est occupé, il a bien mieux à faire.
Ils éclatèrent d’un rire gras.
Soudain, le cri perçant de Balaïkhan résonna dans le ciel et plongea en piqué vers les deux mercenaires. Ils levèrent les yeux vers l’aigle qui fonçait droit sur eux. Profitant de la diversion, Oscar et Wardin tirèrent leurs armes simultanément et se fendirent en direction des gardes. Le szablya du danois trancha la tête du premier garde tandis que piqûre transperça le cœur du second. Ils s’effondrèrent sans un bruit. Oscar prit un morceau de tissu pour nettoyer le sang de sa rapière et la remit dans son fourreau. Cette arme appartenait à Zélia lorsqu’elle était jeune, et elle lui avait été offerte par son père, le Gaffiot, lorsqu’ils étaient passé par Brouage il y a plusieurs mois de cela. Ils laissèrent derrière eux les corps sans vie des gardes et avancèrent vers la maison.
— Mon dieu Oscar, tu as été tellement rapide. Je n’ai pas eu le temps de réaliser que tu avais tiré Piqûre de son fourreau que le garde était déjà au sol.
— Ah ah, merci. On peut dire que c’est grâce aux entrainements de Dents-Longues, et grâce à toi. En garde ! fit-il en faisant mine de tirer son arme.
— Ça suffit, coupa Surcouf. Tâchons de rester discrets.
Ils gravirent les marches de bois du perron qui les menèrent à une loggia devant la porte d’entrée. Celle-ci n’était pas verrouillée, et tombèrent en entrant sur un majordome portant une théière en argent et des tasses. Ce dernier fut surpris et manqua de renverser son plateau à la vue des intrus mais Surcouf le menaça de son pistolet à deux coups en posant un index sur ses lèvres et le majordome ne fut pas assez fou pour crier.
— Où est ton maître ? chuchota le corsaire.
— Je… il… il est… occupé. Il a demandé à ne pas être dérangé, bafouilla l’autre.
— Comme tu le vois, nous ne sommes pas vraiment disposés à respecter les désirs de ton maître, répondit Surcouf.
— Regarde un peu ce qu’en pensent les gardes, ajouta Wardin, un sourire fendant son visage sous sa barbe broussailleuse.
Le majordome regarda par la fenêtre et vit les corps gisant des deux hommes. Ses tremblements reprirent de plus belle, faisant tinter les verres sur le plateau d’argent.
— Ne sois pas aussi stupide que ces deux-là, reprit le fauconnier. Dis-nous où se cache ton maître.
— Ssssss… sssuivez-moi, bredouilla-t-il.
Il monta à l’étage par un escalier en bois large de six pieds et autour duquel étaient peintes des scènes de chasse au tigre à dos d’éléphant. Il les conduisit ensuite dans un long couloir aux murs desquels étaient empaillés des têtes de biches et de phacochères, jusqu’à une double porte aux dorures fastueuses. Il toqua à cette dernière d’une main tremblante.
— Monsieur De La Joye. Vo… vvvotre thé est servi.
— Entre, lui répondit une voix grasse.
Le majordome poussa la porte qui s’ouvrit sur un salon d’une cinquantaine de mètre carrés. Quatre divans recouverts de satin rouge entouraient une table basse en marbre sur laquelle était posée une coupe de fruits. L’une des fenêtres étaient ouverte en grand pour donner un peu d’air à l’ambiance suffocante de la pièce. Mais l’air qui s’y engouffrait était vicié par l’odeur putride des porcs. A côté du plus grand des divans, une desserte en rotin, dégageait une fumée blanche, produite par le bâton d’encens qui s’y consumait. Et sur ce divan, un homme d’une soixantaine d’années à l’abdomen ventripotent était avachi, un cigare fumant dans la bouche. Il avait de petits yeux enfoncés et des joues énormes. Le seul élément qui le différenciait des pourceaux vautrés dans la cour était un bouc blond et une chevelure grasse qui lui tombait sur les épaules. Il n’était couvert que d’un pagne à demi ouvert sur la ceinture. Deux jeunes indiennes étaient assises sur chacune de ses cuisses, aussi dénudées que lui. Les pauvres fillettes, qui ne devaient pas avoir plus de douze ans, arboraient un visage maquillé à outrance toutefois insuffisant pour masquer la terreur et l’horreur qui les animait. Le vieux avait une main entre les cuisses glabre de l’une des jeunes filles et l’autre sur ce qui ressemblait à la naissance du sein de la seconde. Il manqua de s’étouffer en voyant Surcouf, Oscar, Mircea et Wardin entrer dans la pièce à la place de son thé.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? qui vous a permis d’entrer.
— Nous sommes là à la demande des sœurs bénédictines. C’est au sujet de votre élevage de porc. Elles vous ont demandé d’éloigner les enclos de la rivière qu’ils polluent et vous semblez ne pas avoir..
— Foutez-moi la paix, coupa l’homme.
— NON, cria Wardin fou de rage. Votre élevage de porc c’est une chose, mais ce que vous faites à ces jeunes filles c’est…
— Ferme ta gueule, connard !
Il sortit de sous un coussin une arme de poing qu’il pointa vers le danois. Il enfonça sa main un peu plus loin entre les cuisses de la jeune indienne qui poussa un cri.
— Tu vois qu’elles adorent ça, ces putain, ajouta-t-il en explosant d’un rire gras. Elles en couinent de plaisir…
Surcouf et Wardin écumaient, mais ne pouvaient rien faire, tenus en respect par le pistolet.
— Vous allez me foutre le camp d’ici, et dires à ces vieilles peaux de bénédictines que la loi, c’est moi qui la dicte, ici…
A cet instant, une bourrasque fit frémir la moustache du marchand nantais, suivi d’un éclair brun, gris et blanc. Par la fenêtre ouverte Balaïkhan, Leevi et Hermione firent irruption dans la pièce et se jetèrent sur l’homme. Hermione lui creva les yeux de son bec et lui lacéra le visage de ses serres. Il se débattit tant bien que mal et tira en l’air mais ses mains étaient trop occupées à ploter les fillettes aussi n’eut ils pas le temps de se protéger de l’effraie à temps. Son cigare tomba de ses lèvres et vint bruler son ventre au-dessus du nombril. Il tira en l’air mais ne fit pas mouche. Les deux indiennes s’enfuirent et allèrent se cacher à l’autre bout de la pièce tandis que Balaïkhan lui ouvrit la panse d’un coupe de serre et lui arracha le foie. Leevi, bien plus sournois, lui lacéra les parties intimes. Les trois rapaces sortirent alors de la pièce aussi rapidement qu’ils étaient venus, laissant l’homme agoniser dans son sang, ses viscères se répandant sur le sol.
— Monsieur De La Joye, s’écria le majordome.
Surcouf le retint d’un mouvement de bras.
— Il n’y a plus rien à faire pour lui. Il a eu le sort qu’il méritait. Occupe-toi plutôt de ces pauvres enfants.
Wardin ramassa un petit coffret rempli d’or et de bijou qui était posé sur la desserte et les quatre hommes sortirent de la maison. Le majordome les retrouva quelques minutes plus tard, suivi des deux fillettes enveloppée dans des robes de satin bleu. Wardin leur tendit le coffre, en espérant que cet argent pourrait adoucir leur peine, et demanda au majordome de les accompagner en ville et de se porter garant d’elles. Ce dernier, qui n’était pas un mauvais bougre, accepta de prendre les enfants sous son aile. Ils demandèrent aux porchers de conduire les porcs plus avant dans les terres, leur offrant les bêtes en cadeau, ce qui était inestimable pour des garçons de leur caste. Ils prirent une laie et ses douze porcelets en paiement et mirent le feu à la maison.
Le soleil était déjà bas à l’Ouest lorsqu’ils retrouvèrent le monastère des Bénédictines. Surcouf offrit la laie à la mère supérieur, ainsi que dix des douze porcelets et en garda deux pour son équipage afin de festoyer le soir même. Ce cadeau était une preuve suffisante de l’accomplissement de la mission du corsaire, et la fumée qui s’échappait en volutes de la propriété du défunt marchand ne fit que confirmer ses dires. La mère se rendit derrière l’autel où elle prit le miroir d’argent de Pondichéry.
— Antioche. Ton courage n’a d’égal que ta bondé de cœur et d’esprit, et non content de t’entourer des cœurs les plus braves, tu diffuse la candeur de ton âme à tes disciples. Ne laisse pas la noirceur du passé te ronger, et continue de pardonner à ceux qui t’ont offensé, mon fils. Va, et puisse le trésor des Bénédictines sauver la France de son funeste destin.
De retour sur le Renard, ils fêtèrent le miroir d’argent par un deuxième festin en deux jours, et si les actions du nantais étaient d’un ignominie sans nom, les porcelets qu’il élevait avaient une chair tendre et délicieux. Évidemment, Hermione, Leevi et Balaïkhan eurent l’honneur de participer au festin.
L’euphorie de la fête retombée, Surcouf s’installa à son bureau, sortit un rouleau de parchemin, trempa sa plume dans l’encrier et écrivit à Azimut le récit de leurs dernières aventures. La flamme dansante de la bougie projetait sur le visage du corsaire des ombres orangées. Au matin du vingt-neuf avril, les oies de Wardin s’envolèrent vers l’Ouest.
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