Chapitre 13 : Des diamants sur la mer Rouge
Sous la conduite d’Abu Kheldar, ils marchèrent jusqu’à un caravansérail au nord-est de Louxor. Ne progressant que de nuit, afin de repérer de loin les patrouilles anglaises, il leur fallut trois jours pour parcourir entre les dunes les quatre lieues qui les séparaient de l’avant-poste fortifié. Là, ils échangèrent un diamant contre six chameaux et un autre contre les services d’un guide, qui accepta de les conduire à travers le désert jusqu’aux rives de la mer Rouge.
— Comment fais-tu pour tenir les rênes ? demanda Dents-Longues.
— Je les prends dans le creux de mes poignets. La prise n’est pas des plus sûres, mais j’ai appris à la maitriser.
Le voleur se tourna vers Zélia.
— Ton oiseau compte nous suivre encore longtemps ? Je n’ai jamais vu un bec-en-sabot quitter les rives du Nil.
L’échassier était perché sur la bosse du chameau, juste derrière l’Amazone.
— Je ne sais pas. Il refuse de me quitter depuis que nous t’avons libéré.
— Le désert n’est pas un lieu pour un tel animal.
Ils suivirent la crête d’une immense dune sur plusieurs lieues avant que le paysage ne se transforme en un champ stérile de rochers brunâtres. Les sabots fendus des chameaux claquaient sur le sol rocailleux. La chaleur du désert était suffocante. Zélia s’était plaint du climat égyptien depuis Assouan, mais elle subissait désormais de plein fouet la morsure cinglante du désert. Sur le Nil, l’air chaud du désert était rafraichi par la végétation qui en bordait les rives. Ici, il n’y avait que sable et pierres brûlantes. Le fleuve leur offrait le soulagement d’un bain rafraichissant lorsque le soleil était au zénith et la chaleur accablante. Le désert n’offrait rien d’autre qu’un vent sec qui s’insinuait sous leurs haoulis et leur brûlait le visage.
Protégés par leur épaisse fourrure réfrigérante, les chameaux semblaient insensibles à la chappe de plomb qui minait la petite compagnie. Malgré les rationnements. Leurs réserves d’eau diminuaient dangereusement vite, et sans la direction avisée de leur guide, ils seraient probablement morts de soif dans l’étendue désertique des bords de la mer Rouge.
Au matin du troisième jour, ils escaladèrent les pentes abruptes d’une barre rocheuse. Les chameaux avaient beau avoir le sabot sûr, ils durent descendre de leurs selles pour les guider sur un sentier escarpé semé d’embûches. Au sommet, ils découvrirent la côte moutonneuse de la mer Rouge. Le sentier redescendait en pente douce jusqu’à la plage. Ils bifurquèrent vers le nord et atteignirent à la tombée du jour le petit bourg côtier de Port-Safaga.
Port-Safaga n’était autre qu’un village de pêcheurs. La moitié de ses habitants partait tôt le matin à la pêche au requin, dont les ailerons étaient prisés des habitants de la région. L’autre moitié était spécialisée dans la pêche à la perle ostréicole. Lorsque l’on possédait son poids en diamant, il n’était pas difficile de trouver une embarcation, même dans un pays où la présence anglaise se faisait de plus en plus pressante. Les six compagnons rendirent donc leurs chameaux à leur guide et embarquèrent sur un Sambouk en direction d’Eilat. Pour un pêcheur de perle, même le plus petit diamant équivalait à un trésor inestimable et les autochtones se battirent pour avoir l’honneur d’offrir la traversée à Zélia et aux autres.
Ils levèrent l’ancre le soir même. La lune était claire et le ciel dégagé, Le Sambouk fit cap au nord-est, suivant les points lumineux de Véga, Déneb et Altair formant le triangle d’été. Azimut se rappela des cours d’astronomie qu’elle donnait à Oscar et Mircea. Le blondinet confondait toujours les deux dernières. Pour lui, la constellation abritant Déneb ressemblait bien plus à un aigle qu’à un cygne.
La mer Rouge était calme, et le clapot des vagues sur la coque redonna du baume au cœur de Zélia et de Dents-Longues, pour qui les étendues salées se faisaient languir depuis presque deux mois. La descente du Nil avait beau leur avoir réservé des surprises plus étonnantes les unes que les autres, rien de tout cela ne valait une sortie en mer. Il n’en était pas de même pour Abu et Adherbal, qui passèrent la majeure partie de la nuit la tête penchée par-dessus bord, vomissant tripes et boyaux en un flot ininterrompu.
Le sambouk avançait à vive allure, et le lendemain, peu après midi, Nid-de-Pie annonça les reliefs côtiers du détroit de Tiran. Ils laissèrent sur bâbord la silhouette perlée du mont Sinaï et s’engouffrèrent dans le golfe d’Aqaba. Ce dernier était si étroit que l’on pouvait voir de chaque côté du sambouk les rives désertiques de l’Égypte et de l’Arabie. Les tensions entre les deux pays étaient intenses, et de nombreux boutres militaires patrouillaient sur les deux rives, mais aucun d’entre eux ne prêta attention à un pêcheur de de perle.
— Es-tu bien certain de vouloir accompagner ces fous dans leur quête, demanda Abu à Adherbal entre deux haut-le-cœur. Vu comme tu es malade en mer, je ne donne pas cher de ton estomac.
— Je vais m’habituer. Regarde, aujourd’hui, je me sens déjà mieux. Et toi ?
— Je suis en train de me demander si je n’ai pas fait la plus grave erreur de ma vie.
— Courage. Dans quelques heures, nous serons à Eilat, et nous n’aurons plus à nous soucier du roulis avant plusieurs jours.
Ils atteignirent Eilat le lendemain dans la journée. La ville était en effervescence, car une caravane se préparait à partir. Zélia s’entretint avec le chef des bédoins et revint avec six dromadaires, sa bourse allégée de deux nouveaux diamants qu’elle avait échangés contre de la monnaie, pour plus de discrétion.
— A ce rythme-là, nous n’aurons bientôt plus un seul diamant à se mettre sous la dent, grogna Dents-Longues.
— Les bédoins vont conduire leurs troupeaux jusqu’à Petra pour la fête de l’Aïd. Ils ont accepté de nous accompagner. Ils disent que depuis l’ancienne cité nabatéenne, il nous sera aisé de nous joindre à une caravane pour Jérusalem.
Les dromadaires des bédoins étaient bien plus rapides que les chameaux Égyptiens, mais les selles étaient beaucoup moins confortables et nécessitaient une attention constante. Par trois fois, Nid-de-Pie manqua de se faire renverser par sa monture. Ils établirent leur campement à proximité d’une vasque d’un petit oued du désert. Le soir même, un troupeau de gazelles du Néguev s’approcha avec précaution du campement pour se désaltérer dans l’eau claire. Le bec-en-sabot, que Zélia avait prénommé Tayir, se percha sur le tronc desséché d’un caroubier mort et veilla sur la caravane.
Au petit matin, alors que Dents-Longues s’apprêtait à enfiler ses bottes, un bédoin le frappa d’un grand coup de canne sur les doigt.
— Qu’est-ce qu’il te prend, abruti ? dit-il en dégaina sa rapière. Tu veux tâter de ma lame ?
Le bédoin ignora la menace et prit la botte du Longs-Couteaux qu’il secoua. Un minuscule scorpion d’une couleur jaune paille tomba sur le sol et alla chercher refuge à l’ombre d’une pierre avoisinante. Abu Kheldar s’approcha du pirate.
— Ce bédoin vient de te sauver la vie.
— Qu’était-ce donc cette étrange araignée, demanda Azimut.
— On l’appelle le rôdeur Mortel. Une simple piqûre de ce scorpion, et nous nous serions partagé tes diamants.
Un courant glacé parcourut l’échine de Dents-Longues. Il remercia le bédoin, et vérifia par trois fois que ses affaires n’hébergeaient pas d’autres scorpions avant de reprendre la route.
— Le soleil arrêtera-t-il un jour de nous cuire à petit feu ? demanda Zélia, en fin d’après-midi, alors qu’ils avaient chevauché toute la journée sous une chaleur infernale.
— La nuit précédente était glaciale, commenta Azimut. Je me demande comment les animaux peuvent supporter de tels écarts de température.
— Il n’y a rien d’autre que des insectes et des reptiles, maugréa Dents-Longues, qui ne s’était pas encore remis de l’épisode de la matinée.
— Regardez ! dit Nid-de-Pie en pointant son doigt vers l’ouest.
L’astre du jour disparaissant derrière une dune, dardant ses derniers rayons et illuminant le ciel d’une lueur orangée. Un jeune bouquetin de Nubie s’était éloigné du troupeau, attiré par les feuilles charnues d’un buisson de chardons jaunes.
— Et bien quoi ? demanda Dents-Longues. Je sais bien qu’il n’y a pas que des insectes. C’était une métaphore.
— Non, arrêtez-vous. Regardez.
Ils s’exécutèrent et observèrent plus attentivement. Ce qu’ils avaient initialement pris pour un buisson, à quelques dizaines de pieds du jeune bouquetin, était en réalité un léopard d’Arabie. Immobile, recroquevillé sur lui-même, le félin attendait sa proie. Le chevreau n’avait aucune conscience de la présence de cet ennemi mortel, et il savourait avec enthousiasme son festin. Pas à pas, avec d’infinies précautions, le fauve s’approcha de sa proie. Ses grands yeux jaunes ne cillaient pas. Chaque muscle de son corps était tendu, prêt à se lancer dans un assaut meurtrier que les léopards répétaient, génération après génération. Plus haut sur la colline, sa mère flaira le danger. Elle repéra le léopard et bêla pour prévenir le chevreau. Le chef du troupeau s’élança en bondissant vers l’assaillant, ses immenses cornes en avant. Trop tard. Le léopard bondit sur sa cible. Toutes griffes dehors. Le jeune bouquetin dévala la pente de toute la force de ses sabots, le chasseur à ses trousses. Il avait beau tenter de semer son poursuivant en changeant brutalement, de direction, le léopard se rapprochait inexorablement. Et le mâle adulte était encore trop loin pour le défendre. Le félin bondit et ses griffes se plantèrent dans l’arrière-train du chevreau. Les deux animaux déséquilibrés roulèrent dans la poussière et dévalèrent la pente. Lorsque le nuage se dissipa, les crocs du léopard étaient plantés dans la gorge délicate du jeune bouquetin. Il se débattit vainement quelques secondes de plus avant d’abandonner.
— Après les scorpions et les serpents, des panthères maintenant ! Cet endroit est décidément des plus hostiles, dit Dents-Longues.
— Je me demande comment ces hommes du désert parviennent à y survivre, ajouta Azimut.
Ils reprirent leurs route sous un ciel crépusculaire. La température étant devenue plus clémente, Zélia avait retiré son haouli et sa tignasse rousse cascadant sur ses épaules nues semblait habitée d’une lueur propre, reflétée par les derniers rayons du soleil. A chaque pas du dromadaire, ils ondulaient sur sa nuque comme des milliers de serpents de feu. Azimut jeta un regard en biais vers Dents-Longues, dont le regard fixé sur l’Amazone semblait presque hypnotisé.
— Dis-moi, Dents-Longues, elle te plait, Zélia ?
Le Longs-Couteaux parut surpris. Il s’exclama :
— Quoi ? Moi ? Zélia ? bien sûr que non ! Je… enfin, c’est une femme de caractère, il est vrai mais…
— Tu crois que je ne vois pas comment tu la regardes?
— Tu dis n’importe quoi, j’étais dans mes pensées !
— Ah oui ? et le matin ? Tu étais aussi dans tes pensées lorsque, sur la pirogue, tu te penchais sur son hamac pendant plusieurs minutes à la regarder dormir avant de la réveiller de la pointe de son épée ?
— Comment ? Tu m’épiais ?
— Disons que moi aussi j’ai le sommeil léger. Allez, crache le morceau !
— Azimut, fous moi la paix.
Il tourna la tête pour cacher à la Navigatrice les rougeurs qui montaient soudainement à ses joues. Ou peut-être n’était-ce que les reflets du soleil…
— Moi, elle me plait. Tu ne verras donc pas d’inconvénient à ce que je la séduise ?
— Séduire Zélia ? Toi ? demanda-t-il. Impossible haha.
— Tu ne m’en crois pas capable ? Ou peut-être es-tu jaloux ?
— Jaloux ? Jamais ! Mais si tu crois pouvoir aguicher Zélia, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude! Elle est bien trop fière et libre pour se laisser conquérir par qui que ce soit, et encore moins par une cinglée comme toi !
— Tu es prêt à parier ? Je te parie la moitié de mes diamants que j’arrive à séduire Zélia avant toi !
— Avant moi ? Mais puisque je te dis que je ne suis pas…
— Arrête ton char ! le coupa-t-elle. Je te donne là une excuse pour justifier tes sentiments. N’es-tu pas joueur ?
— Va pour la moitié des diamants, accepta Dents-Longues. Mais sache que je ne le fais que pour l’argent et pour te prouver que tu as tort ! Je ne suis en aucun cas intéressé par Zélia.
L’Amazone se retourna à l’appel de son prénom.
— Qu’y a-t-il, Dents-Longues ? Que veux-tu ?
— Non, rien, je parlais simplement avec Azimut.
— Il disait qu’il trouve que Nid-de-Pie ronfle trop fort, et qu’il n’arrive pas à dormir sous la tente. Comme nous n’avons que quatre tentes pour six et qu’il a donné la sienne à Adherbal et Abu, il me demandait s’il pouvait récupérer la mienne, et que je dorme avec toi.
— Mais pas du tout, s’insurgea Dents-Longues. Je n’ai jamais dit ça !
— Avec plaisir, répondit Zélia. Prends ma tente, je dormirai avec Azimut. Les nuits sont froides, dans le désert, et je ne suis pas contre un peu de chaleur humaine.
Elle adressa un clin d’œil à la Navigatrice qui ne put s’empêcher d’afficher un sourire victorieux. Dents-Longues se renfrogna, baissa les yeux et marmonna dans sa barbe.
— Un-Zéro, chuchota-t-elle. Ce petit jeu commence mal pour toi, mon ami.
Ils arrivèrent aux abords de Petra le lendemain soir. Depuis les hauteurs, ils eurent une vue plongeante sur la fourmilière grouillante qu’était la ville avoisinante de Wadi Moussa. Au nord, à l’est et à l’ouest, des dizaines de caravanes entraient et sortaient des caravansérails situés tout autour de la ville, chameaux et dromadaires se succédant en une ligne ininterrompue qui disparaissait à l’horizon. Depuis les caravansérails, de gigantesques chariots tirés par des bœufs faisaient transiter épices, marchandises et hommes jusqu’aux portes de la cité fortifiée. Les ruines antiques de Petra, à quelques kilomètres, étaient tombées dans l’oubli mais le commerce dans la région y était toujours florissant.
Ils décidèrent de passer la nuit au nord-ouest de la cité, dans la forteresse que les Croisés avaient laissé à l’abandon. La forteresse du Val Moïse était creusée à même la roche dans les contreforts formés dans le désert par l’érosion due à l’Oued au fil des millénaires. Dents-Longues proposa à Zélia une nouvelle fois de croiser le fer.
Ils prirent chacun un flambeau pour s’éclairer dans la nuit étoilée, et tirèrent leurs rapières.
Cling-Cling-Cling, le tintement de leurs lames résonnait dans la montagne. Perché sur un parapet de pierre, Dents-Longues dominait Zélia qui reculait, mais refusait de baisser la garde. Elle para une nouvelle attaque à la cuisse du Longs-Couteaux, et décrivit un large cercle de sa main gauche. Les flammes de son brandon allumèrent un incendie dans la barbe du pirate qui l’éteignit avec la manche de son pourpoint. Elle profita de la diversion pour disparaître dans les profondeurs sombres de la forteresse. Il entra à sa suite.
Il était dans un long couloir aux parois faites d’un mélange de glaise et de pierre dont il ne discernait pas la fin. Son cœur s’accéléra. Ses sens étaient en alerte. Il était attentif au moindre bruit, au moindre mouvement. Mais rien. Seul un silence stérile et froid répondait à sa respiration pressante.
Où peut-elle se cacher ?
Il avançait à pas comptés, prenant soin de feutrer le moindre de ses mouvement. Mais sa torche jetait sur les murs des ombres dansantes qui l’annonçaient dans le noir comme un cor dans la forêt.
Si elle peut me voir, je peux la voir également. Ma petite Zélia, où caches-tu la lueur ardente de ton flambeau ?
Ce dernier n’était pas leur seul à exprimer les désirs ardents du Long-Couteaux. Il repensa à la chevelure de feu de l’Amazone, à son aisance féline et ses mouvements souples, que le cuir de son corset épousait avec grâce.
Concentre-toi, abruti. Tâche de ne pas te faire surprendre. Elle est aussi rusée que toi.
Il arriva à un croisement. A gauche, il n’y avait qu’un autre couloir sombre. A droite, il crut discerner au loin une lueur. Il prit à droite, avançant prudemment. Un parfum familier parvint à ses narines.
Un bouquet de violettes et de chardons fanés, une note subtile d’embruns salés et des vapeurs musquées d’épices d’Orient. Zélia est toute proche. Tu es à moi, ma jolie, et qu’Azimut aille se faire voir.
La lueur s’accentuait au fil de ses pas. Il discerna un nouveau croisement.
Elle doit m’attendre au coin, prête à me sauter dessus. Mais… et si je…
Il déposa son flambeau sur le sol à une trentaine de pieds du croisement, et s’approcha en silence.
Si tu crois te fier à la lueur de ma torche, tu te méprends clairement, ma belle…
Il bondit et tourna à l’angle du croisement, sa rapière en avant :
— Ahah, tu es faite comme un rat ! Que… quoi ?
Le flambeau de Zélia était posé sur le sol en travers du couloir. Mais nulle trace de l’Amazone. Il comprit son erreur en sentant le contact froid d’une lame sur sa gorge.
— Lâche ton épée.
L’acier émit un tintement aigu en tombant sur le sol de pierre. La rapière rebondit deux fois avant de s’immobiliser. Dents-Longues sentit la main libre de Zélia contre sa hanche.
— Laisse-toi faire, lui susurra-t-elle à l’oreille.
Ses doigts fins coururent jusqu’au pubis de l’homme et défirent la boucle qui retenait sa ceinture. Elle tomba au sol entrainant avec elle deux lames cachées.
— Mmmm… voyons ce que tu caches d’autre.
Elle remonta le long de son torse et tira sur le fil qui fermait sa chemise. Elle glissa une main à l’intérieur, caressant les pectoraux poilus du pirate. Il la sentait tout contre lui, ses seins pressés contre son dos, serrés dans le carcan de cuir du corset. Il sentait les hanchesde l’Amazone plaquées contre ses fesses, et percevait son souffle chaud dans son cou. Une vague de désir monta dans le creux de son ventre. Zélia semblait profiter de sa position pour palper chaque parcelle de son corps. Il se sentait démuni, possédé, mais il éprouvait paradoxalement un plaisir malsain à cela.
Ne te laisse pas attendrir. Elle t’a surpris, à toi de la surprendre à ton tour.
Le flambeau était là, à deux pas devant lui.
Si seulement j’arrivais à m’approcher, peut-être arriverais-je…
Il se tortilla en feignant d’être chatouilleux et parvint à couvrir la distance qui le séparait du brandon ardent tandis que Zélia exhumait une nouvelle lame, dissimulée dans son pourpoint. Dents-Longues prit une longue inspiration avant d’agir, rapide comme l’éclair. Sa main se referma sur le poignet de Zélia qu’il tordit en éloignant la pointe mortelle du couteau tandis que sa botte éteignait le flambeau. Il se dégagea de l’emprise de l’Amazone alors que l’obscurité les engloutit tous deux. Il tira de sa botte un nouveau couteau et se tint prêt, tous ses sens en alerte.
Elle avait été surprise par la rapidité d’exécution de sa riposte, mais ne tarda pas à être de nouveau prête à l’action. Il entendit sa voix résonner contre les murs de pierre.
— Bien joué, mais si tu crois pouvoir m’échapper, tu te trompes !
Un combat à l’aveugle. Si c’est ce que tu souhaites. Allons-y, ma chère.
Zélia se déplaçait aussi silencieusement que lui. Il ne discernait que les effluves de son parfum qui se mouvaient avec elle, et le léger chuintement de l’air qu’elle déplaçait à chaque pas. Il entendit le sifflement de la lame et para par réflexe. Cling. La rapière de Zélia fut stoppée à quelques centimètre de son nez. Il la repoussa de toutes ses forces et se fendit en avant, mais sa lame ne rencontra que le vide. Il échappa un cri étouffé lorsqu’il reçut un puissant coup de coude entre les omoplates. Elle l’avait contourné et pris à revers, il se retourna à la vitesse de l’éclair mais elle réalisa une parade acrobatique pour écarter la lame qui visant sa cuisse.
C’est elle ou moi. Voyons ce que tu as dans le ventre.
Maintenant qu’il l’avait localisée, il fit pleuvoir sur elle un flot ininterrompu d’attaque. Épaule. Cuisse. Foie. Sein. Ventre. Elle les para toutes. Puis ce fut au tour de la riposte. Elle attaquait tantôt au cou avec son poignard, tantôt au flanc avec sa rapière. La courte lame de Dents-longues peinait à contrer la puissance de l’épée, et il écopa d’une estafilade à la cuisse droite. L’obscurité n’aidait pas.
Elle est plus à l’aise que moi dans le noir. Et elle a deux armes contre une. Je dois trouver un moyen de la désarmer.
D’un mouvement circulaire du poignet, il fit tourner la pointe de son couteau autour de la lame de la rapière, tordant le poignet de Zélia qui finit par en lâcher la poignée en criant. Il la plaqua contre le mur, glissa ses doigts dans la crinière de feu de l’amazone et tira sa tête en arrière, exposant son cou laiteux à la pointe de son couteau. Leurs corps moites étaient collés l’un à l’autre, leurs souffles courts, et les vapeurs enivrantes de leurs sueurs se mêlaient et montaient à leurs narines dilatées. Il pouvait sentir sans les voir les lèvres pâles de la jeune femme à moins d’un pouce des siennes.
Elle est là, toute proche, je pourrais la prendre, la posséder…
Ils restèrent un moment immobiles, l’un contre l’autre, profitant de l’instant, écoutant leurs souffles rapides qui se calèrent sur la même cadence. Le temps semblait suspendu à leur décision. Des vagues de désir secouaient les entrailles de Dents-Longues. Il ne savait combien de temps il pourrait résister à l’appel sensuel de la femme qu’il désirait.
Zélia glissa une main dans le dos de Dents-Longues et le serra contre elle, puis plaqua ses lèvres contre sa bouche. Il eut un mouvement de recul, par réflexe, rassembla ses pensées, puis céda et entrouvrit les lèvres pour se laisser posséder par elle. Il retira la lame mortelle de la gorge palpitante de l’Amazone et la laissa tomber. Elle se ficha dans le sol, droite et raide. Il glissa sa main libre dans ses cheveux pour lui rendre son baiser, et sentit les ongles de la femme se planter dans la peau de son épaule. Au même instant, il reconnut le contact glacé d’une lame contre son entrejambe.
— Rends-toi. Ou la suite du programme risque d’être vite annulée.
Un piège. C’était un piège. La garce est donc prête à tout. Me voilà désormais désarmé, à sa merci, alors que j’avais l’avantage. Quel idiot ! Et moi, fleur bleue, qui pensais qu’elle me désirait…
— Comment as-tu osé ? Tu me le paieras.
— Mon cher Dents-Longues, à la guerre comme en amour, tous les coups sont permis. Et puis, qui te dit que je n’ai pas apprécié ce baiser volé ? Allez, rhabilles-toi et rejoignons les autres. Tiens, pour ta peine.
Elle tira sur la cordelette de la chemise pour l’attirer à elle et déposa un baiser à la commissure de sa lèvre.
— Tu me plais, dit-elle. Au fond, tu n’es pas un si mauvais perdant.
Je lui plais ? Moi ? Serait-ce encore un stratagème de sa part. Au moins, on peut dire que j’ai gagné mon pari, Azimut devra me donner la moitié de ses diamants.
Il ramassa son flambeau resté en arrière et revint sur ses pas pour retrouver ses lames éparpillées sur le sol. Il éclaira le visage de Zélia. Elle était plus belle que jamais, ses cheveux sauvagement décoiffés lui donnaient l’air d’une lionne affamée.
Ils rejoignirent les quatre autres qui avaient monté le campement et s’étaient assis autour de feu sur lequel bouillonnaient les restes d’un ragoût de chèvre.
— Azimut ! s’exclama Dents-Longues. Zélia vient juste de…
Il s’interrompit.
Si je lui dis ce que Zélia m’a dit, et que j’ai gagné le pari, elle pensera que je l’ai manipulée, que je me suis joué d’elle pour les diamants. Elle ne me le pardonnera jamais. Mais était-elle elle-même sincère ? Impossible de le savoir… Non je ne peux pas prendre le risque… Je dois en avoir le cœur net.
— Et bien. Crache le morceau, on dirait que tu as croisé un fantôme.
— Zélia vient juste de… de me flanquer une sacrée raclée, avoua-t-il finalement.
L’Amazone parut surprise de la franchise du Longs-Couteaux. Elle rougit.
— Oh, non, tu t’es bien défendu également, j’étais à deux doit de me laisser pourfendre par ta lame…
Y aurait-il une double lecture dans ses paroles ? Mon dieu, elle est en train de me rendre aussi dingue qu’Azimut.
— Ma pauvre, tu dois être éreintée, la plaignit Azimut. SI tu le souhaites, je masserai tes muscles fourbus, ce soir, sous la tente.
Et voilà qu’elle profite une nouvelle fois de la situation… Azimut, tu ne t’en tireras pas comme ça !
Ils dinèrent sous les étoiles et allèrent se coucher. Seul dans sa tente, Dents-Longues entendit les gloussement amusés des deux femmes, sous la toile voisine.
Le lendemain, ils remercièrent leurs guides et se joignirent, moyennant diamant comptant, à une caravane qui faisait route vers Jérusalem. Ils passèrent devant les portes monumentales de la cité Nabatéenne abandonnée, puis remontèrent vers le nord, longeant les crêtes de l’Abarim. Au troisième jour de voyage, ils descendirent en pente douce jusqu’aux plages de la mer morte.
— Une mer, ici, en plein désert, s’étonna Nid-de-Pie. Comment est-ce possible ?
— Décidément, notre planète regorge de curiosités plus surprenantes les unes que les autres, commenta Azimut.
La Navigatrice avait continué de cartographier la région, et interrogeait les bédoins sur la géographie de ces territoires peu connus.
— Je ne serais pas contre un bon bain, proposa Adherbal. Qui me suit ?
— Avec plaisir, répondit Zélia qui courut jusqu’à l’eau.
— Attendez ! les coupa Abu Kheldar. Pas maintenant !
— Quoi ? demanda Azimut.
Il désigna d’une main les bédoins.
— C’est une folie. Pour eux, une femme ne devrait pas se dévêtir devant un autre homme que son mari. Ils prendraient ça comme une offense, et pourraient bien vouloir vous châtier…
— Qu’ils essayent, rétorqua Zélia en posant la main sur le pommeau de sa rapière. Je les attends.
— S’il vous plaît. Nous ne connaissons pas ces terres. Ne prenons pas de risques inutiles. Attendons la nuit.
Ils écoutèrent les conseils du voleur et reprirent leur place dans la longue caravane des marchands.
Le soir même, ils s’écartèrent du campement pour rejoindre la côte. Le ciel était clair et la lune dardait ses rayons d’argents qui se reflétaient sur la surface ondoyante de la mer. Adherbal n’avait rien d’autre que son pagne, il fut donc le premier à l’eau, suivi de près par Nid-de-Pie. Azimut fit tomber son manteau de capitaine, posa son sombrero, et se retrouva en simple chemise et bas de chausse. A son tour, Zélia abandonna son corset et se désarma. Elle ne portait pas de chemise, son torse nu laissant poindre deux magnifiques seins ronds aux aréoles sombres et dont les tétons s’érigèrent sous la caresse de la brise nocturne. Elle s’immergea à la suite de la Navigatrice.
— Toi non plus, tu ne sais pas nager ? demanda Abu à Dents-Longues.
— Si c’est juste que…
— Et bien, quelle mouche t’a piquée ? lança Azimut depuis l’eau. A croire que Zélia t’a laissé pantois… Si tu me la laisse pour moi toute seule, je ne vais pas m’en priver… Viens ici, ma belle.
Grrrr, cette harpie ne perd rien pour attendre. Zélia, ma belle, reste sourdre à ses sirènes, j’arrive !
Il quitta ses vêtement en toute hâte et se lança à la poursuite des deux femmes. Il sentit la morsure du sel sur sa cuisse blessée.
— Regardez ! je flotte ! s’amusa Nid-de-Pie.
— L’eau est sacrément salée, ajouta Adherbal.
— C’est normal. Cette mer était autrefois beaucoup plus grande. Mais elle est prisonnière du désert et s’évapore lentement. Le sel reste prisonnier et sa concentration augmente.
— Azimut, ma belle, peux-tu arrêter avec tes leçons. Tiens, Dents-Longues s’est décidé à nous rejoindre. Après ta défaite à l’épée, saura-tu me vaincre à la nage ?
L’Amazone ne lui laissa pas le temps de répondre, et s’éloigna, battant des bras et des jambes à toute vitesse. Dents-Longues plongea à sa suite. Le sel lui brûla les yeux. L’eau était si dense qu’il peinait à la pousser derrière lui. Loin devant, Zélia semblait onduler comme une anguille. Il dut employer toute la force de son corps pour parvenir à la rattraper. Il finit par refermer sa main autour de sa cheville.
— Je t’ai eu !
Tu es à moi ! à moi. Et les autres sont loin désormais.
Zélia s’agrippa aux épaules de Dents-Longues, enroula ses bras autour de son cou et ferma ses jambes autour de sa taille. Il sentit la poitrine de la jeune femme plaquée contre son torse humide. A son tour, elle glissa ses doigts dans les boucles brunes du pirate. Elle plongea ses yeux bleus dans ses pupilles d’ébène.
— Tu es un bon nageur. Tu as réussi à me rattraper.
— Tu crois que je n’ai pas vu que tu avais ralenti volontairement ?
— Hum… c’est possible… Peut-être avais-je envie que tu me rejoignes et me saisisses…
Alors qu’il allait l’embrasser de nouveau, elle l’aspergea et de dégagea de son étreinte.
— Allez, si je sors avant toi, tu nous joueras la sérénade, ce soir.
Après avoir diné et s’être séché, ils se retrouvèrent en cercle autour du feu de camp. Dents-Longues tira son violon et joua l’air lancinant et langoureux d’un adagio qu’Oscar avait composé pour lui quelques mois plus tôt, à bord du Renard. Ils se rappelèrent les soirées passées sur le pont, en cercles alors que Rasteau au violoncelle, Alizée à la flûte traversière, Oscar à la clarinette, Tuba au tuba et Dents-Longues au violon jouaient pour eux les partitions d’Hayden. Zélia posa sa tête sur l’épaule d’Azimut, rêveuse. Quelques minutes plus tard, elles prirent congé du reste du groupe.
Lorsque la dernière buche fut réduite à un tas de cendres fumantes, Dents-Longues rangea son violon et alla s’allonger dans sa tente. Quelques minutes plus tard, le pan de tissu de l’entrée s’ouvrit. Il mit la main sur la femme nue ornant la poignée de sa rapière avant de reconnaître le visage pâle parsemé de tâches de rousseurs de Zélia.
— Chuuut, ce n’est que moi. Calme-toi, dit-elle en posant un doigt sur les lèvres du pirate.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il.
— Azimut m’a énervée. Et j’ai froid. Je me suis dit que… tu apprécierai ma compagnie, non ? Je te promets que je ne ronfle pas.
Dents-Longues sourit et laissa Zélia se lover dans ses bras. Il décala une mèche de cheveux qui cachait son visage et la glissa derrière son oreille, et s’approcha pour l’embrasser. Elle le repoussa gentiment.
— Il se fait tard, dormons. J’ai vraiment aimé ta musique… c’était quoi ?
Sa main caressait le torse du Longs-Couteaux.
A quoi joue-t-elle ? C’est une véritable torture… ces doigts pâles qui caressent mon cœur, ce cœur que je croyais de pierre et qui semble vouloir éclater… sortir de ma poitrine et crier mon amour... Et pourtant, cette élégance polie et cette chasteté feinte pour me repousser… Comment vais-je arriver à te conquérir, ma douce Zélia ?
— Un adagio de Bach.
Le lendemain, Dents-Longues sortit de la tente et tomba nez à nez avec Azimut.
— Tu as vu Zélia ? Elle n’a pas dormi avec moi.
C’est le moment de réclamer ton dû… écarte le pan de cette tente et montre-lui que tu as gagné ton pari. Oui, mais en gagnant les diamants, tu perdrais sa confiance… Mais non, c’est elle qui t’a embrassée dans le noir, elle qui s’est collé contre toi dans l’eau, elle encore qui t’a rejoint hier dans la tente, tu ne l’as pas manipulée pour gagner ces diamants…
— Non, je ne l’ai pas…
— Tiens, la voilà qui sort de ta tente. As-tu quelque chose à me dire ?
— Je… non, rien. Elle avait froid, c’est tout ?
— Qu’est-ce que vous manigancez, tous les deux ? demanda Zélia.
— Rien, rien répondit-il. Allons. En route.
Au diable les diamants, au diable la fortune… Dents-Longues, qu’est-ce que tu racontes ? Tu es en train de te ramollir, mon pauvre !
Ils reprirent leur route vers le nord. Deux jours plus tard, ils atteignirent l’extrémité de la mer Morte et bifurquèrent en direction de la Méditerranée. Dans la poche du corset de Zélia, la boussole se mit à vibrer, son aiguille pointant vers l’ouest. Jérusalem était toute proche.
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