Bal masqué
Mais un succès sans ombre ombrage un cœur de femme ;
Avant de se donner, il veut sa part de drame,
Avant de s’embraser, il demande à trembler…
Pas plus que Rome, Amour ne se construit d’emblée :
Comme l’a bien compris notre Enée vertueux,
C’est un art du discours courtois et tortueux,
Subtile dialectique du plein et du vide,
Et ce n’est pas pour rien que s’y consacre Ovide.
Plutôt que le dicton, il faut en croire Enée :
Quand il s’agit d’amour, il vaut mieux badiner.
Après être passé du tragique au fantasque,
Le tortueux Enée change à nouveau de masque ;
C’est que tantôt vautour et tantôt passereau,
Pareil au comédien que voulait Diderot,
Il rit quand Didon pleure en songeant à sa prise,
Et rit quand elle rit, car on rit quand on prise.
Pendant qu’Enée raconte un travestissement
Qui, pour tous les Troyens, tourna tragiquement,
Et que Didon l’écoute avec un grand sérieux,
Le plus gros du récit se passe dans leurs yeux.
Quant à ce qui voyage entre bouche et oreille,
On peut le résumer en quelques vers. J’embraye !
Les Troyens, s’inspirant de l’achéenne embrouille,
Des Achéens mourants revêtent les dépouilles.
Au temple de Minerve, ils vont, et le danger
Les guide entre ces murs et ces dieux étrangers.
Mais tout part à veau l’eau quand l’amant de Cassandre
Voit sa belle éplorée que l’on s’apprête à pendre.
A elle et à sa perte, il court également :
Les Danaens repèrent le déguisement
Et les rouent de leurs poings, pendant qu’en haut des toits,
Par l’armure abusés, tous les archers de Troie
Tirent tant et si bien que l’air, blessé, gémit :
Bientôt, les Troyens ploient sous les flèches amies,
Et formant sous le ciel une voûte plus sombre,
Les flèches les condamnent à combattre à l’ombre.
Maigre consolation : ils ont réduit en cendres
Ce satané nigaud amoureux de Cassandre.
Les quelques survivants, n’écoutant que leur âme,
S’en vont directement au palais de Priam.
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