Lettre 2
Le 16 mars 2023
Sous la douche
Chère Eulalie,
Non, ce n'est pas l'endroit indiqué pour écrire une lettre. Peu importe, nous ne sommes que fictions.
Je me souviens de ta naissance, sur la banquette arrière, entre Oppie et Pessie. À cette époque-là, nombre d'entre vous naissiez en voiture, sur les longues routes des vacances. Vous n'étiez que des lignes tremblotantes entre deux pages de playlists : nom, deux points, réplique. Les tiennes étaient roses.
Récemment, j'ai écrit un poème. À cette époque-là, tu te souviens, j'en écrivais davantage. J'écrivais chaque matin, en arrivant en avance, avant que l'autre me tombe dessus et me chaparde un écouteur.
Tiens, j'ai dû glisser ce détail dans Doubleface.
Clarisse, elle m'aimait bien et elle m’insupportait. Je ne lui laissais la moitié du son qu'à contrecœur. Avec le temps, j'écoutais même des choses en espérant qu'elle détesterait, mais elle revenait sans cesse. Et quelque part, j'aimais ça, qu'on me trouve intéressante. Qu'on me dise « Je t'aime trop ! » même si c'était peu vrai.
À cette époque-là, la fille que j'aimais m'avait demandé de lui écrire un poème. Et je ne pouvais pas, parce qu'elle ne ressentait pas la même chose, parce que je ne pouvais écrire que de la rancœur. Elle savait, et pourtant elle jouait avec ma dévotion. Je n’oublierai jamais son regard ombrageux, le jour où elle l'a lu... Souviens-toi. À cette époque-là, tous mes poèmes étaient tristes. Je ne sais plus si je l'étais, ni à quel point.
Mais récemment, j'ai écrit un poème à la personne que j'aime. C'est un poème joyeux. Pas du genre que je peux placarder sur son mur Facebook pour paraître mignonne. C'est un peu vulgaire, un peu coquin, un peu nous dans le fond.
À l'époque, en vérité, je n'osais pas être triviale.
Aujourd'hui, après plus de six ans à l'aimer, j'arrive à lui écrire un poème heureux.
Je suis heureuse.
Parfois.
Pas tout le temps, pas dans tous les domaines. Je ne suis pas l'adulte que je rêvais de devenir. Je ne suis pas adulte, en fait. J'ai lâché quelques rêves en chemin, et ils se sont brisés. Je n'ai pas eu la force de me baisser pour en ramasser les morceaux. Toi non plus, Eulalie, je ne t'ai pas ramassée. Tu est restée là, sur le bord du chemin, débris, inachevée, privée à jamais de tes couleurs. Tu fais partie maintenant de ce qui est trop loin pour être ramassé ; trop éparpillé pour être rassemblé. C'est comme si, avec le temps, ce qui était à l'époque devenait chimérique – trop irréel pour m'inspirer.
Qu'est-ce que tu deviens, toi, restée au bord du chemin ?
Moi, je ne deviens pas grand-chose. La vie ressemble souvent à un tapis-roulant qui m'emporte malgré moi.
Moi, je ne vaux pas grand-chose ; je ne veux pas grand-chose.
Moi, tout ce que je souhaite, c'est n'embêter personne, ne décevoir personne, qu'on m'oublie un peu, qu'on me laisse dans ma bulle à inventer des mondes. Je ne veux qu'un sourire de temps en temps et un orgasme pour m'endormir. Que son odeur, que sa chaleur, entre deux pages blanches. Éructer tous mes mots sur le papier, puis m'abandonner entre les doigts de ma marionnettiste.
Est-ce que ce bonheur-là existe, dans ce monde-ci ?
Ou est-ce qu'il faudrait que je m'arrête, moi aussi, au bord du chemin ? Que je fasse un pas de côté ? Que je ramasse un débris, au hasard, pour en faire quelque chose ?
J'écoute encore cette playlist, tu sais. Celle des jours où j'avais juste envie de ne plus exister. Seulement, avec le temps, elle s'est enrichie de nouveaux morceaux. Alors, cette morosité-là ne ressemble plus tout à fait à celle d’antan.
À l'époque, « dans dix ans », je ne me voyais « nulle part ». Avec le recul, j'ai peut-être réussi.
-A
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