Délices japonais
Le reste de l'après-midi n'en finit plus. Je me sens comme une adolescente qui égrène chaque minute avant l'heure du rendez-vous. Je suis impatiente, mais l'angoisse me noue l'estomac. Un tas de questions me traversent l'esprit. Comment se fait-il qu'il soit venu ici ? Je ne pense pas que ce soit calculé, il avait l'air surpris de me trouver là. Ses yeux clairs ne m'ont pas permis de discerner ses intentions. Son charme a ligoté ma raison, laissant juste mes bas instincts réagir. Je ne peux pas m'empêcher de frémir en repensant à la proximité de nos corps, au contact de ses doigts sur les miens, à l'exigence de son baiser. Il me fait carrément tourner la tête !
J'aimerais savoir ce qu'il attend de notre rencontre de ce soir. Et moi ? J'attends quoi de cette soirée ? Encore cette fusion charnelle que nous avons eue ? Un tiraillement au creux de mon ventre me le confirme. Mais je sais que je veux plus. Je veux apprendre à le connaître. Je lui ai dévoilé une partie de ma vie, il me doit bien un petit bout de la sienne. Non ? Je regarde une fois de plus l'horloge : il est dix-huit heures. Plus qu'une demi-heure ! Chacune de mes cellules vibre d'impatience ! Je ne crois pas me souvenir d'avoir été dans cet état un jour.
Il est l'heure ! J'invite les derniers utilisateurs à revenir demain pour finir leurs recherches ou leurs lectures. Marie éteint les ordinateurs puis se dirige vers les interrupteurs généraux dans la réserve. Je la rejoins pour récupérer mon sac et ma veste. Une fois la bibliothèque endormie, nous sortons et je verrouille les portes. Marie commence à descendre les quelques marches du perron, quand je l'entends dire à quelqu'un de revenir demain à neuf heures, pour l'ouverture. Je fais volte-face pour voir ma collègue sourire bêtement au géant blond en bas de l'escalier. Dimitri lui répond d'un merci poli en me fixant. Il enjambe la volée de marches pour me retrouver.
- Bonsoir, me dit-il en prenant ma main gauche pour déposer un léger baiser sur mes doigts.
- Bonsoir.
Un sourire s'empare de mes lèvres. Je tourne la tête vers Marie qui nous regarde, la bouche ouverte. Je lui dis à demain tout en glissant mon bras sous celui de Dimitri.
Alors que nous marchons, je lui demande où il m'emmène :
- Je pensais que nous pourrions nous promener un peu dans le parc, avant d'aller manger au restaurant. Ca vous convient ? demande-t-il.
- Oui ça me va.
Je suis à la fois surprise et soulagée de ses projets. Même si me retrouver à nouveau dans ses bras nus me fait vraiment envie, je préfère qu'il y ait un préambule. Cet homme est un curieux mélange entre un gentleman et un tombeur. À mes yeux, ça le rend irrésistible ! Accrochée à son bras, ma nervosité s'efface petit à petit. À l'ombre des arbres, il me demande :
- Est-ce cette région qui a donné naissance à une aussi belle jeune femme ?
- Oui, je suis d'ici. répondis-je en rougissant. Mais pas vous, n'est-ce pas ?
- Non, en effet. Je suis arrivé ici avec ma mère il y a deux mois.
- Je me disais aussi que c'était étrange que je ne vous aie jamais croisé avant. Après tout, cette ville n'est pas si grande. Vous êtes venu pour le travail ? demandais-je étonnée qu'il me parle de sa mère.
- Oui et non. Son regard bleu s'assombrit et les traits de son visage se referment. C'est compliqué et pas très réjouissant. Ne m'en veuillez pas, mais je ne préfère pas en parler maintenant. Nous avons devant nous une belle soirée, que je ne voudrais pas ternir.
- Oh... Oui, d'accord... dis-je un peu désarçonnée.
Un silence gêné s'installe entre nous. Je ne sais plus comment continuer la conversation. Nous finissons de traverser l'air tiède du parc, accompagnés par les bruits de la ville. Soudain, Dimitri s'arrête pour me faire face. Il prend mes deux mains dans les siennes et cherche mon regard.
- Vous ne dîtes plus rien, est-ce que tout va bien ?
- Oui ça va, affirmais-je malgré mon léger malaise.
- Je suis navré, j'ai plombé l'ambiance. Le regard pleins de regrets, il ajoute. Vous aviez sûrement des questions, mais que diriez vous de me les poser en mangeant des sushis ?
- Pourquoi pas ! J'adore manger japonais.
Le restaurant est placé entre le cinéma et le centre commercial. Un soir de semaine, seul le parking du supermarché est rempli. Le bitume s'étale devant les grands bâtiments faits de tôles blanches, dégageant l'odeur âcre de la consommation de masse. Malgré le cadre quasi-industriel, je me réjouis de manger dans ce restaurant. Ca fait très longtemps que je ne suis pas venue. Cela fait plus d'un an... Depuis que je ne suis plus avec Bastien... Il faut absolument que j'arrête de penser à lui ! Cette référence temporelle m'énerve et me donne le cafard... Je n'y pense plus et je me concentre sur cette soirée et le repas. La cuisine y est bonne, et rien que d'y penser, mon estomac gargouille !
Nous avançons vers la porte vitrée et je remarque que la décoration a légèrement changé. Dimitri m'invite à entrer en me caressant le dos. La salle est éclairée par des lampes disposées derrière des toiles couleur crème. La lumière est douce, soulignée par des cadres en bois d'un gris foncé mat. Quelques fleurs blanches ornent l'ensemble de la pièce pour garantir une ambiance zen. Le buffet à volonté est au centre des nombreuses tables. Un serveur s'avance vers nous, pour nous demander ce que nous souhaitons manger : à volonté ou traditionnel. Voilà qui est nouveau ! Mon compagnon choisit sans hésiter le repas traditionnel.
Le garçon nous entraîne dans une autre salle au fond du restaurant. Le décor est similaire à la grande salle, mais les tables sont basses et les chaises sont remplacées par des coussins. Au fond, il y a une fontaine en forme de rocher noir autour duquel poussent de petits roseaux. Le son cristallin de l'eau mêlé à la musique de flûte japonaise donne une ambiance particulière. Dimitri s'installe en tailleur à la table désignée, tandis que j'essaye de m'installer à genoux. Mon jean slim ne me permet pas de m'installer confortablement. Peut-être bien que les kimonos sont plus adaptés ! J'opte finalement pour la même position que l'homme en face de moi.
En attendant notre commande, nous grignotons les biscuits de riz épicés. Je cherche un moyen de relancer la conversation. Je ne sais pas par quoi commencer. C'est finalement Dimitri qui prend la parole.
- Vous étiez déjà venu ici ? Me demande-t-il ?
- Oui. J'y venais souvent à une époque. Mais plusieurs choses ont changé. La décoration n'était pas la même et cette salle n'existait pas. Mais la cuisine était excellente, en espérant qu'elle n'ait pas changée.
- Je vous rassure, je suis venu plusieurs fois, et je me suis régalé à chacune d'entre-elles. Peut-être que cette fois-ci sera encore meilleure. me susurre t'il en me regardant droit dans les yeux.
Cet homme est un charmeur ! Je me dandine sur mon postérieur pour trouver une position plus confortable. Je tourne les yeux vers la fontaine pour rassembler mes idées puis je me lance à lui poser une question, dans l'espoir de ne pas retomber sur un sujet sensible.
- Vous m'avez dit être venu pour le travail, mais quel métier faîtes-vous ?
- Je suis infirmier. J'ai trouvé un poste à l'hôpital du centre-ville, répond-t-il un peu méfiant.
- Donc c'est bien vous que j'ai aperçu à midi devant les portes de la clinique ! M'avez-vous suivi jusqu'à la bibliothèque ?
- Oui ce devait être moi. Et non, je ne vous ai pas suivi, rétorque t'il d'un air surpris. Je suis passé à la bibliothèque pour emprunter un livre pour un de mes patients, pendant ma pause. Cela a été une belle surprise quand j'ai réalisé que c'était vous la bibliothécaire. Il marque une pause, son sourire étirant doucement ses lèvres. Je viendrai plus souvent emprunter des livres... me souffle-t-il comme une promesse.
Son jeu de séduction m'échauffe le sang doucement. J'essaye de rester concentrée pour lui poser d'autres questions. Je profite de l'intrusion du serveur, qui nous apporte les soupes miso, pour reprendre un peu de contenance. Le fumet qui se dégage des bols réveille mon estomac. Je prends une première cuillerée. Le croquant du champignon avec la douceur du tofu glissent divinement sur mon palet. Le bouillon chaud m'aide à me détendre un peu. Après quelques bouchées, je reprends mon interrogatoire.
- Je voulais vous remercier pour dimanche matin. Dis-je un peu gênée par le sujet. Je me demandais comment vous aviez fait pour maîtriser Bastien ? Où avez-vous appris à faire ça ?
- Je lui ai fait ce qu'on appelle une clé de bras. J'ai appris cette technique en faisant du karaté. Son regard se fait plus inquiet. Cet abruti n'est pas revenu vous embêter, j'espère ?
- Non. Rassurez-vous, je ne l'ai pas revu depuis. Vous en faites toujours ? Je veux dire, du karaté ?
- Oui. J'ai réussi à trouver un club vraiment sympa. Me dit-il un peu soulagé.
- À quelle ceinture êtes-vous ? demandais-je curieuse.
- J'ai la ceinture noire deuxième dan. Je m'entraîne pour passer le troisième. Et vous que faîtes vous comme sport, à part le vélo d'appartement ? me taquine t'il.
- Je ne suis pas très sportive. Impressionnée par sa ceinture noire, je ne sais plus quoi dire. Je n'ai jamais eu l'occasion de pratiquer un sport en club. Ma seule activité physique se résume à soulever des livres et grimper à une échelle ou un escabeau.
- C'est un sport qui vous va bien, affirme t'il son sourire enjôleur aux lèvres. Vous m'avez prouvé votre endurance samedi soir...
Je suis scotchée ! Son sous-entendu réveille en moi toutes les sensations de ce week-end. Très bien ! Il veut jouer ? Je peux moi aussi m'amuser à ça ! Je me redresse doucement, et remets lentement une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je fixe mon regard au sien et lui répond un peu plus bas que tout à l'heure.
« Je ne considère pas la danse comme un sport, mais plutôt comme une façon de vivre un instant délicieux. Si le partenaire est à la hauteur, ça me transporte dans un autre monde, comme seul un bon livre y parvient. »
Mon beau blond semble réfléchir à sa réponse. Je lâche son regard un instant pour boire un peu d'eau. Je prends garde à imprimer une lenteur dans mes mouvements. Je l'observe par-dessus mon verre. Il ne m'a pas quitté des yeux. Je repose le verre, laissant mes doigts glisser le long de l'objet. Il a remarqué mon geste et déglutit avec difficulté. Je suis contente de l'effet que je lui fais. La suite du repas arrive, je stoppe alors mes doigts. Le serveur semble avoir senti le changement d'atmosphère. Sans un mot, il échange nos bols contre des plateaux de sushis et de sashimis, et s'éclipse rapidement.
J'attrape avec dextérité mes baguettes pour amener une tranche de saumon à ma bouche. Je ferme les yeux un instant pour savourer le poisson qui fond sur ma langue. Cette saveur marine m'avait manqué. Lorsque j'ouvre les yeux, je découvre un Dimitri maladroit, s'emmêlant doigts et baguettes. Je ne peux m'empêcher de glousser, amusée.
- Ne vous moquez pas, je vous en prie ! se moque t'il lui-même de sa maladresse. Je ne sais jamais comment il faut s'y prendre.
- Attendez ! Je vais vous montrer. À l'aide de mes baguettes, je lui fais une démonstration. La première baguette vient reposer sur le bout de votre annulaire et entre votre index et votre pouce. La deuxième est tenue par le pouce et l'index.
J'observe ses efforts avec amusement. Comme cela fait trois fois qu'il tombe ses baguettes. Je décide de prendre les choses en mains. Je me penche légèrement au-dessus de la table pour attraper sa main et ses couverts. Le contact avec sa peau me déstabilise un peu. Je replace les baguettes dans la bonne position, lui expliquant comment exercer la bonne pression. Il ne dit plus rien. Il fait un essai timide pour actionner les bouts de bois. Fière de mon élève, je le félicite par un grand sourire. Ses yeux se sont assombris de désir, me coupant le souffle. Il franchit la distance qui nous sépare pour me donner un baiser brûlant, évitant toute fuite en posant sa main libre sur ma nuque. Je me laisse faire, subjuguée par son charme, son odeur et sa douce fermeté. Seule ma position inconfortable me force à me détacher de lui.
Je reprends mon repas en choisissant un maki à l'avocat. Le riz est parfait ! Je me régale à chaque bouchée. Je mange un peu de gingembre mariné pour rincer le goût du riz, et poursuivre la dégustation de mes sashimis. Je lève les yeux vers Dimitri. Alors que le parfum épicé du gingembre envahit ma bouche, je me demande si la légende est vraie. Est-ce un aphrodisiaque ? Il me dévisage comme s'il avait lu la question dans mon regard. Même si c'est un aphrodisiaque, je ne pense pas qu'on en ait besoin !
Le reste du repas n'est qu'un jeu de regards et de gestes pour séduire l'autre. Le dessert est composé de quelques mochis aux parfums variés ainsi qu'une tasse de thé vert. Ces petits gâteaux mous sont doux et légers. La texture entre le moelleux et le gluant est dépaysant. Nous avons pris tous les deux des parfums différents. Je croque dans celui à la cacahuète. Le salé-sucré est un régal ! Dimitri me regarde curieux.
« Me feriez-vous goûter ? espère t'il. Ca a l'air délicieux ! »
Je porte alors à ses lèvres l'autre moitié de la pâtisserie. Sa bouche effleure la pulpe de mes doigts dans un léger frisson. Le goût semble lui plaire. Je bois une gorgée de thé brûlant, pendant que lui, croque un mochi à la mangue. Il me tend l'autre morceau que je prends délicatement en bouche. Un peu de farine de riz reste au coin de ma bouche, qu'il essuie d'un revers de pouce. Un petit gémissement de satisfaction m'échappe. Ses doigts progressent le long de ma mâchoire pour replacer une de mes mèches de cheveux. Ce geste si tendre me fait frissonner de plaisir. Notre repas s'achève avec une dernière gorgée de thé, que je n'ose pas terminer, tant la soirée est agréable. En parfait gentleman, mon géant blond règle la note, et nous poussons la porte pour trouver la fraîcheur du soir.
Après seulement quelques pas dehors, le téléphone portable de Dimitri se met à sonner. Il fronce les sourcils en voyant le numéro s'afficher. Il s'excuse de devoir répondre, et s'éloigne pour parler en toute tranquillité. Je sens que notre soirée va s'achever plus tôt que je ne l'aurais voulu. Je sors à mon tour mon téléphone pour regarder l'heure. Vingt heures trente. Il est encore tôt. Je le vois raccrocher pour revenir vers moi. Il est contrarié. Non. Il est visiblement en colère.
- Je suis navré, mais je dois rentrer chez moi de toute urgence. Ma mère a des ennuis. m'annonce t'il en tirant ses cheveux en arrière.
- Mais comment ça ? Que se passe-t-il ? dis-je inquiète.
- Je ne peux pas vous expliquer maintenant. Ce n'est peut-être rien, alors ne vous en faites pas. Il s'approche de moi et me prend la main. Je suis vraiment désolé que notre soirée se finisse ainsi. Seriez-vous d'accord pour que je vous appelle plus tard ?
Sa question me déstabilise. Suis-je d'accord pour qu'il m'appelle ? Mais oui ! Plutôt deux fois qu'une ! Je lui donne mon numéro, lui faisant promettre de me donner des nouvelles rapidement. Il s'excuse encore une fois de ne pas pouvoir me raccompagner, puis m'embrasse fougueusement avant de partir en courant, me laissant là, les bras ballants.
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