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Mon cœur bat un rythme martial. L'odeur de cuivre, le vrombissement au bord de l'audible, quasi irréel ; il sait où je me rends. À quel destin je me rends.

Notre marche s'appesantit le long des boyaux de ciment, habillés d’une longue série d’équations. À leur terme, des respirs coupés, saccadés ou paniqués.

Elles sont là, nichées dans ces immenses cylindres perchés aux faîtes souterrains. Les nacelles temporelles.

L'écho timoré de nos bottes dans la vastitude s'amenuise, terrifié hors du refuge des formules de craie permettant la motion dans le temps comme dans l'espace. Les plumes et jupons frissonnent, les canes et ombrelles tremblent et les chapeaux melons se gorgent de sueur. Notre troupe de laine et de lin s’entasse au pied des fuselées colonnes d’acier, sur le point de plonger vaillante dans les eaux glacées d’un éphémère infini.

Un clic, un grésillement, et les hauts-parleurs nous souhaitent bon vent. Je m’efforce de ne pas percevoir les saccades dans leur voix. Un silence, dans lequel je devine un soupir craintif. Ils nous demandent si nous sommes prêts. Bien sûr que non. Jamais. Nous hochons la tête dans un silence meurtri.

Ma caboche lancinante s’écroule dans le sable, là où mes pieds sont enterrés. J’y reste un moment, yeux fermés dans mon couvre-chef. Le temps que ma gelée intérieure atterrisse. Que les nausées jaillissent ou renoncent. Que l’air atteigne mes alvéoles chavirées. Je hume l’intérieur de mon chapeau, le dernier oxygène de mon présent, parfumé aux pellicules.

Là-bas, chez moi, il ne reste de moi que deux misérables monticules de sable et un air iodé… ainsi que la patte d’un crabe en colère, visiblement. Si tant est que là-bas existe encore.

Peu à peu, je m’extirpe. Je fais partie des chanceux. Du tiers veinard à n’avoir pas épousé la croûte terrestre.

Les sens encore vaseux, je prétends jouer sur la plage en faveur d’éventuels passants égarés. J’affecte la surprise – facile – au cas où mon arrivée aurait bruissé. Mieux vaut qu’ils s’interrogent sur mon caprice pour les châteaux de silice que sur les souffrants ensablés. Voire pire : tombés du ciel.

Je jette un œil vitreux alentour, d’ailleurs. Quelques compagnons sont en vue, nos ingénieurs se sont surpassés. Quoiqu’à la dégaine grimaçante de certains, des chevilles ont fait des tourniquets. Ils ont chuté d’assez bas pour éviter l’effet pizza, c’est bien ; mais de trop haut pour la discrétion espérée. Je rassemble une pensée compatissante pour nos adelphes enterrés. Leur tourment, heureusement, sera de courte durée. Et nourrira peut-être quelques papiers archéologiques dans cette nouvelle réalité.

Des foulées désorganisées s’approchent, alors je me penche sur mes pâtés comme un parfait promeneur. Singh toussote, éludant maladroitement qu’on se parle pour la première fois.

— Moi, J’aurais préféré me faire recruter pour les tours jumelles.

Son accent local est soigné, quoiqu’un peu forcé. Je me moquerais bien de tous ces adeptes de la méthode Stanislavski, mais j’en fais partie. Et puis techniquement, c’est conseillé par la hiérarchie. Parler de la mission, par contre… Mais je ne l’arrête pas.

— J’ai jamais trop vu l’intérêt de sauver le Titanic, quoi.

Je ne retiens pas mon rire.

— Ressusciter 1500 personnes, c’est pas à la hauteur de ta grandeur ?

— Si… mais voilà, même pour un test, on pourrait sauver plus de monde sur une autre mission.

— Tu roupillais pendant le brief ? L’idée c’est justement qu’il y a suffisamment peu de victimes sur un désastre archi connu pour pouvoir analyser nos résultats en contenant les dégâts éventuels. C’est un peu tard pour flancher, de toute façon.

— Enfin bon. Tu penses que ça va s’annuler ou se cumuler ?

J’attrape sa main tendue, un sourcil arqué.

— De quoi ?

— Bah, nous on bouge 1912, eux ils bougent 2001… Après nous, est-ce que les tours existeront, tu vois ?

Qu’est-ce que j’y connais. Ceux qui savent ne sont pas encore nés. Ne naîtront peut-être jamais. Nous, on n’aura jamais la réponse. Réussir effacera sûrement notre existence. Au mieux, on oubliera avoir vécu cette version-ci.

Notre métier rassemble les désespérés, pour qui la victoire et la défaite ont de toute façon la même tête. Avec en prime un bel arc-en-ciel d’échecs : du manque de temps pour affecter le moindre changement à l’irruption dans une tombe sur mesure, en passant par la mort par syndrome de chronosubstitution… À choisir, je préfère éviter de me noyer les boyaux dans le vomi, mais pour ce que ça change, au fond…

— C’est fou, quand même, le nombre de trucs qui ont merdé pour que le rafiot prenne l’eau.

J’acquiesce. Raison de plus pour s’y mettre. Notre bande de souffreteux se rassemble clopin-clopant. Le reste sait nous rejoindre sur les quais de Southampton. On murmure notre cri de ralliement, à l’origine sarcastique, mais qu’on a fini par adopter sincèrement :

— Pour que notre réalité cesse d’exister.

Ça claque quand même, en anglais du 20ème.

TT - 1912 Lzr

Cliquetis sous le béton couvert des équations transtemporelles. Le dos courbé sur mon clavier, mes ongles rongés jusqu’au blanc ponctuent l’écoulement du temps. Le frottement des crayons sur le papier m’apaise aussi bien qu’il me stresse. Il flotte une odeur d’empyreume, que j’imagine se dégager des mines bûcheuses dans cet Enfer cozy arrangé aux harmonies bourdonnantes de la ventilation.

Je me pince l’arête du nez, espérant que par quelque action quanto-mécanique l’éthmoïde désembrouille ma vision. Mais les cartes, grilles, graphiques et frises chronologiques continuent de danser sur mes rétines. Je sors un shot de midomafétamine du tiroir de la machine à café. Le nom de la cible se défloute enfin.

J’ai l’impression de connaître Lazar Minkoff comme si je l’avais pondu. Ses raids boostés aux pets de trac pour les Dick Hart Boys, sa naturalisation fanfaronne auprès de la klavern et ses médisances privées envers les débiles du Klan. Son coup d’état, génocide et ses guerres, je m’en vante pas : c’est au premier chapitre de tous les manuels d’histoire. Même ceux des sectes à la con y coupent pas.

Je connais par cœur les petites lignes de ce papier-peint à base de journaux découpés. Les dates surlignées hantent mes rêves depuis des mois.

La porte s’ouvre. Green lève son cul de sa chaise et remonte ses lunettes. Ses yeux se perdent une seconde à gauche : je devine son rapport s’afficher sur ses verres. Les secrétaires ne pensent à nous saluer qu’après avoir fusé sur les remontants. Green s’éclaircit la voix sans aucun effort de naturel :

— Ce sera complexe, mais compte-tenu de sa furtivité avant son débarquement et de sa résilience indécente aux assassinats, on a évalué que la méthode la plus sûre serait de couler un insubmersible appelé Titanic.

Les secrétaires se regardent.

— Un insubmersible ? Rien que ça ?

— Bah… Insubmersible avant qu’on n’intervienne. On part sur une mission de sabotage. En tout cas, c’est la seule fois où on a Minkoff sur un point précis de la carte, au milieu d’eaux glacées et à des milliers de kilomètres de la terre ferme. Normalement, il crève.

Les secrétaires s’immobilisent, hormis les tremblements à imputer aux stimulants, certainement. Sans doute que ça devient trop réel. Leurs pupilles dilatées, noyées dans la sclère rougie, suivent les équations anthracite qui divisent les murs en deux, et passent sur moi comme si j’existais pas pour continuer à se balader de sinus en sigma jusqu’à lécher les nacelles nichées derrière les vitres. D’aucuns paieraient cher pour cette vue, mais je l’évite toujours. Je leur trouve quelque chose de morbide, à ces cuves. Pendues là, comme ça, à décider de nos petits destins.

Green reprend comme si de rien n’était.

— Nguyen a déjà composé les équipes incendie, protocolaire, d’assemblage, chantage à l’inspecteur, vol et destruction d’équipement. Plus qu’à les briefer. Côté date, le 14 avril 1912 est susceptible aux mirages, donc double banco pour tout faire merder et empêcher l’aide d’arriver.

— Pour que… Pour que notre réalité cesse d’exister…

Green descend une gélule de mido.

— Hein ? Ah, oui, oui. C’est ça. Tout à fait.

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Mon cœur bat un rythme martial. L'odeur de cuivre, le vrombissement au bord de l'audible, quasi irréel ; il sait où je me rends. À quel destin je me rends.

Notre marche s'appesantit le long des boyaux de ciment, habillés d’une longue série d’équations. À leur terme, des respirs coupés, saccadés ou paniqués.

Elles sont là, nichées dans ces immenses cylindres perchés aux faîtes souterrains. Les nacelles temporelles.

TT - 1912 Lzr

Cliquetis sous le béton couvert des équations transtemporelles. Le dos courbé sur mon clavier, mes ongles rongés jusqu’au blanc ponctuent l’écoulement du temps. Le frottement des crayons sur le papier m’apaise aussi bien qu’il me stresse. Il flotte une odeur d’empyreume, que j’imagine se dégager des mines bûcheuses dans cet Enfer cozy arrangé aux harmonies bourdonnantes de la ventilation.

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Mon cœur bat un rythme martial. L'odeur de cuivre, le vrombissement au bord de l'audible, quasi irréel ; il sait où je me rends. À quel destin je me rends.

TT - 1912 Lzr

Cliquetis sous le béton couvert des équations transtemporelles. Le dos courbé sur mon clavier, mes ongles rongés jusqu’au blanc ponctuent l’écoulement du temps.

TT - 1891 BvrAus

La main portée sur le cœur – ou sur la bretelle, pour ceux qui visent moins bien – nos voyageurs rendent hommage aux nacelles, vers lesquelles convergent les équations diachroniques brûlées sur le ciment blanc. Au ronronnement des processeurs alimentés se mêle le frisselis du cuir et des tissus à mesure que certains s’agenouillent. Les miens sont bloqués. Un excès de terreur ? L’âme déjà écorchée ? Il faut des êtres bien abîmés pour contempler cet art et ce métier. Je ne sais si le goût du fer vient des cuves ou d’une morsure buccale.

Leurs dégaines folkloriques amassées devant ce miracle technologique sent la farce. Ces soigneurs armés de seringues et de fioles conversent déjà dans les langues hachées de leur destination que je n’ai pas pris la peine d’étudier. Leurs causeries devenues opaques, mes camarades n’ont pas encore embarqué qu’ils me semblent terriblement loin.

Une vitre me sépare d’eux, et tellement d’autres choses. Et bientôt, les siècles. Mes poumons lâchent un soupir et je retombe sur ma chaise à roulettes. J’active le micro d’un geste lourd, sans parvenir d’abord à ouvrir ma bouche pâteuse. Personne ne paraît m’en vouloir pour ce silence. Je pose enfin la question, notre dernier échange :

— Vous êtes prêts ?

Leurs chapeaux ignorent gracieusement ma voix tremblante et se hochent, puis ils se mettent à monter. Je relâche le doigt. En un clic, nos réalités ont divergé.

Les recruteurs ont sélectionné les meilleurs médecins, que mon équipe a préparés du mieux qu’elle l’a pu, mais leur tâche sera ardue. Le nombre d’événements qui ont dû mal tourner pour donner lieu à cette catastrophe épidémique s’empile en montagne terrible.

Des caractères bleutés défilent sur les murs siliconés. Des noms, des âges, avec ou sans portrait. La longue liste des victimes que nous nous échinons à sauver.

Young mâche une pâtisserie à la mido la bouche ouverte, comme si son existence n’était pas en péril, et colle des miettes au mur en me montrant des noms :

— Oooh ! Il s’appelle comme mon neveu, le petit bonhomme. Regarde ces grands yeux surpris !

Je cligne des yeux pour en chasser l’humidité. Cette toute jeune victime de la Peste Vive de Haute-Autriche et de Bavière est morte à tout juste deux ans. Young renifle.

— Encore plus jeune que mon petit Adolph chéri…

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