Un oasis sur le trottoir
Il est là comme chaque jour, recroquevillé sur le bitume, le dos adossé au pied du mur de cette banque qui fait l’angle. Emplacement stratégique pour héler et arracher à leur torpeur les habitants de ce quartier cossu. Bien obligés de réagir aux sollicitations enthousiastes de cet homme à terre mais pourtant si propre, fraîchement rasé, qui les fixe de son regard azur, ou du moins semble les fixer, car en réalité il m’a confié qu’il n’y voit rien, mais refuse de porter ses lunettes pour éviter de voir les cons. Il ne déroge à cette règle qu’en passant le pas de la porte de l’église, oh, pas qu’il n’y ait pas de cons ici... mais pour ne pas louper Dieu, il préfère chausser cette monture aux verres rectangulaires qui lui donne un air sérieux, et plus digne encore. Cette dignité préservée, arrachée chaque matin comme une victoire à la rue qui avilit, c’est son trésor. Son apparence soignée comme un bouclier face aux regards effrayés, intrigués, apitoyés. Il n’est plus le clochard traînant dans les nuages de poussière laissés par le passage de mocassins affairés ou par les claquements pressés des talons aiguilles. Restauré dans sa dignité par son combat quotidien pour demeurer une personne, sa présence devient une oasis au cœur de ce tumulte urbain. Quiconque se risque à y faire une halte se voit transporté dans ce monde parallèle où l’on ne voit plus les cons. Cette halte comme une respiration, une bouffée d’humanité, une bulle où ne résonne que son rire cristallin. Mais aujourd’hui il semble prostré, le regard figé, le bleu de ses yeux dilué par des larmes désormais sèches dont ses cernes brunâtres portent encore la trace. Le pont d’ordinaire aisé à franchir pour rejoindre son monde a laissé place à une forteresse impénétrable.
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