1/3 Chap.

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Elle porte son bras, s'élance, bondit pour un saut de biche, rejaillit d'entrechats fouettés, court le manège, en pirouette, en jeté battu. S'élance une dernière fois dans un grand jeté qui la conduit au ciel… si loin du lac des cygnes.

Si loin de son rêve….
Elle se réveille en pleurant. Elle a trahi son corps pour un défi stupide. Sa colonne, la moelle de sa vie s'est brisée. Elle a troqué ses jambes contre un fauteuil grinçant avec son humeur.
La plupart de ses amis, même les plus proches, n'ont pu résister à l’abîme sombre dans lequel a plongé sa nature autrefois si douce et gaie.

Éloïse a fracassé son ego au pied d'un arbre, lors qu'elle avait négligé de s'attacher correctement pour un parcours des cimes. Elle se croyait si légère, mais même toutes ces années d'entraînement n'ont pas pu la sauver de la gravité.

Éloïse maudit cette étincelle de vie qu'elle ne peut souffler et qui la contraint à une existence sans goût.

On sonne à la porte. C'est son nouveau kiné. Il subsiste encore des séquelles correctibles de son accident et elle doit par ailleurs augmenter la force de ses bras. Elle n'en voit pas la nécessité, elle se laisse faire, elle ou l'étincelle.
« Bonjouourrr ! »

Elle la déteste déjà, un mot a suffi… En quoi le jour peut-il être bon ? Et ce ton mièvre pour la saluer, comme si elle avait cinq ans. Elle ne prend même pas la peine de répondre.
La kiné lève un sourcil. Elle n'est pas surprise, on lui a dit qu'Éloïse a un caractère de titane trempé dans l'acide :
« Et bien l'accueil n'est guère chaleureux, mais je ne suis pas du genre à me sauver face à la mauvaise humeur ma chère… Il se pourrait même que je vous maltraite pour la peine !"

Éloïse sent poindre un certain amusement qu'elle étouffe sous huit mois de colère :
« Je vous emmerde, vous et votre bonne humeur ! »

La kiné ne relève même pas. Elle fait un geste qui tire sur sa bouche, une fermeture Éclair invisible. Sa patiente est allongée. Elle entreprend de plier et masser ses jambes l'une après l'autre pour drainer le liquide lymphatique qui y stagne, heureusement de moins en moins.
Elle désigne les potences fixées de part et d'autre du lit. Invitant ainsi Éloïse à saisir les poignées pour se redresser et se glisser dans son fauteuil, puis France,  du doigt, montre la salle de bain qu'elle a repérée à gauche et observe la femme en fauteuil. Elle la suit vers la salle d'eau.
Elle veut vérifier le niveau des acquis de sa patiente.
Elle remarque sa force et son aisance, son passé de danseuse la sert encore.

France donne une tape légère sur l'épaule d'Éloïse, la salue de la main et lui tire la langue.
Elle rit de l'expression stupéfaite de sa cible et se dirige rapidement vers la porte :
« À demain mademoiselle Grognon. »

Elle est partie. Éloïse garde la bouche ouverte encore un instant. Et répond au vide, sans s'en rendre compte : « À demain ».
L'amusement perce un peu plus fort, un sourire pointe craquelant le sérieux volontaire de son visage.
Elle a faim. Elle est en guerre contre le monde, elle est en guerre contre la vie qui s'acharne en elle. Elle ne mangera pas, voilà !
Elle résiste jusque quinze heures et avale des pommes de terre et du fromage blanc.
Sa mère vient régulièrement lui apporter des plats qu'elle cuisine.
Espaçant petit à petit ses visites, elle espère que sa fille reprendra bientôt sa vie en main. Mais les commandes au supermarché n'évoluent pas… Plat cuisinés surgelés, brioche à l'huile de palme, chocolat par kilos ; ni fruits, ni légumes, Éloïse s'en fiche !

Elle se cale derrière une table basse adaptée, allume la télévision ; elle ne pourrait pas raconter ce qui s'y passe…
Elle est buttée contre le mur de ses ambitions détruites. Et rien ne trouve grâce à ses yeux. La colère alterne avec le désespoir. Elle n'avance pas.
Elle dort le plus possible, se place derrière la fenêtre quand le chagrin fait une pause…

Comme maintenant, la jeune femme empoigne ses roues et se déplace vers son observatoir. Elle maîtrise très bien son fauteuil, elle n'en a pas conscience. De sa vitre, elle se projette dans la rue, au milieu des gens qui marchent et courent, qui vivent cette joie, sans porter attention aux mouvements de leurs jambes.
Téléphone.

C'est sa génitrice, elle n'a pas envie de lui parler mais si elle ne décroche pas sa mère va débarquer :

«…
—Ma chérie ?
—Salut.

—Bon, c'est un jour sans... J'imagine que tu ne veux pas me voir maintenant... comment était le kiné ?
—C'est une emmerdeuse -la jeune femme entend le sourire dans la voix de sa mère qui répond-
—Il faut bien ça pour te résister.
—Merci mam, très rigolo !
—Bon je te laisse, cette après-midi je t'emmène à la piscine. Quinze heures ! »

Oui, c'est vrai il y a la piscine, c'est une activité qui n'est pas désagréable, qui lui permet de se soulager de sa rage et à laquelle son handicap a pu s'adapter.
Derrière la fenêtre, sous les yeux d'Éloïse, un gosse s'approche de la route, sa mère a juste le temps de le rattraper et pour bien faire, lui retourne une claque.
Elles ont eu peur l'une dans la rue, l'autre derrière sa fenêtre. Dans l'esprit de l'ex-danseuse surnage un rêve d'enfant.

*

« Bonjouourrr !
—'Jour
—Oh ! Je suis flattée… »

Éloïse ne se déride pas, il ne faudrait quand même pas exagérer.
France est l'atout du cabinet pour lequel elle travaille, elle s'occupe des acariâtres, elle a une volonté farouche et son recul sur les situations et les gens lui permet de tout encaisser. Les patients ne lui résistent pas en général parce qu'elle est sincère et fine.
Le soins se passent plus ou moins en silence. France reste très pro et se garde de poser des questions personnelles. Elle donne son prénom à la convalescente et lui propose de la tutoyer.
C'est un monologue pour dissiper l'encre de l'ambiance.

Son travail terminé, elle part comme la veille, d'un petit pas vif et reçoit un « au revoir » neutre, c'est déjà ça.

Merci à Anne-Christine B. d'avoir essuyé les plâtres

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