3. Mercuria

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Mercuria était riche. Très riche ! Et son seul but dans la vie était de l’être encore plus. Dans le milieu des médias, elle avait reçu les surnoms peu flatteurs de "Veuve Noire" et de "Hyène".

Aujourd’hui, la "Hyène" était furieuse contre son médialogue. Dans une chaîne de télévision, le médialogue est l’ingénieur attitré qui, à l’aide de logiciels de simulation, fait des projections d’audience pour les émissions.

— Comment ça, seulement 14.3 % de parts d’audience ? C’est un scoop, oui ou non ? s’emportait Mercuria.

— Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, madame, mais l'un des clones, celui-ci (il montra Petit Sept), eh bien... il est légèrement différent des autres. Les courbes indiquent que ça va déplaire aux spectateurs. Ils aiment l’harmonie, la pureté, la perfection et ils pourraient croire que c’est une supercherie.

— Hein ? Laisse-moi voir.

Elle examina Petit Sept, qui se tenait un peu à l’écart de ses frères.

— Mais c’est vrai, ça ! Il faut que j’appelle ce sale voleur d’enfants qui me les a vendus. Non mais ! Un rebut dans le lot ! On ne me la fait pas, à moi.

Elle siffla deux notes et dicta un numéro à voix haute. À peine la communication établie, elle insulta vertement le marchand et menaça de le signaler aux autorités s'il ne la remboursait pas. « Je leur raconterai que j'ai acheté les enfants pour vous piéger ! »

On n’entendit pas ce que le marchand répondit pour sa défense, mais un grand sourire illumina le visage congestionné de Mercuria.

— Des filles ? Vous me dites qu’elles sont sept ? Vraiment identiques ? Je passe les chercher. Et ne vous avisez pas de me refaire deux fois le même coup !

Elle coupa la conversation et lança au médialogue :

— La nouvelle loi fait peur, on dirait. Tous les laboratoires clandestins se débarrassent de leurs clones. Le marchand a un lot de sept gamines à me proposer. Je tiens enfin mon scoop ! Dis-moi ce que ça va donner pour ce soir.

Après de rapides calculs sur sa console, les chiffres du médialogue tombèrent :

— 27 % de parts. Si les petites filles sont blondes avec un ruban rose dans les cheveux ça monte à 30 %. Avec un peu de mélo, on peut avoir 92 % de ces 30% de spectateurs dans la poche. Recettes publicitaires anticipées : 17 240 000 néodollars.

— Voilà qui est nettement mieux ! Et dans la foulée, on poussera l’opinion publique à demander l’abrogation de cette loi. Les multinationales me récompenseront pour avoir permis l’essor du clonage industriel. Je suis la meilleure !

Restaient les sept garçons. Mercuria allait devoir s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre, et sans laisser de traces.

Elle se dirigeait vers la porte d’un pas décidé lorsqu’elle s’arrêta net.

— Médialogue, j’ai une autre idée ! Dis-moi ce que tu en penses.

Elle lui chuchota quelque chose à l’oreille tout en regardant les sept petits clones de biais. Il pianota des données sur son ordinateur, lut et relut les résultats. Puis il la regarda, les yeux remplis d’admiration :

— 48 % de parts. 99 % de convaincus. 52 525 000 néodollars de recettes !

Mercuria Gool serra les poings et leva les yeux au ciel en remerciant la Providence et le Saint Bénéfice.

Petit Sept, qui mine de rien avait suivi une bonne partie de la conversation, devina que de gros ennuis les attendaient.

Le médialogue les toisa à travers ses antiques lunettes en verre épais, comme s’il voulait refaire de tête les calculs de son logiciel. Il leur adressa un sourire complice :

— Eh bien ! Mes clones, vous allez quand même être des vedettes, au bout du compte, murmura-t-il.

Il les enferma dans un obscur débarras et convoqua une petite équipe de reportage pour leur expliquer ce que la patronne attendait d’eux.

*

Sans perdre de temps, Petit Sept inspecta à tâtons le matériel électronique entreposé dans le local où ils étaient cloîtrés. Il trouva très vite un micro et des écouteurs, ainsi que des tas de câbles et de prises électriques. Il demanda à ses frères de rester absolument silencieux, puis il posa le micro au sol, près d’un jour de quelques centimètres au bas de la porte.

Petit Sept mit les écouteurs sur ses oreilles et alluma le micro.

« … qu’ils se doutent de quelque chose. Restez bien cach…zzzz… distance, mais arrangez-vous pour ….zzz… des images précises et ...zzz… qualité.

— ..zzz… sont sept ?

— Oui. Environ huit ans, avec des bonnets colorés. Je ….zzz… les montrer. »

Petit Sept enleva précipitamment son casque et dit à ses frères:

— Attention ! Asseyez-vous par terre, faites semblant de dormir et surtout baissez la tête!

Les enfants s’exécutèrent. Trois secondes plus tard le verrou tourna, la porte s’ouvrit et l’on entendit la voix du médialogue:

— Les voilà… Ils sont fatigués, on va les laisser dormir. Ils seront en meilleure forme tout à l’heure. Plus ils se débattront, meilleur sera le scoop !

La porte se referma doucement.

Le verrou ne fut pas remis.

*

Petit Sept améliora son dispositif de prise de son. Quand il le testa à nouveau, il entendit Mercuria revenir.

— Regarde-moi ça ! Elles sont craquantes! Elles m’ont coûté 65000 néodollars. Beaucoup plus que les autres, mais l’investissement en vaut la peine. Où sont-ils, au fait ?

— Dans le débarras du studio D, près des toilettes. Ils reprennent des forces, j’ai pensé que ça les rendrait un peu plus vigoureux…

— Parfait. Quant à ces sept-là, tu vas les installer dans ton bureau. L’émission est à 19 heures. Il est IM-PÉ-RA-TIF que j’aie la vidéo des Services Sanitaires avant l’émission. Je diffuserai l’euthanasie des clones en ouverture du show, ça fera pleurer ces idiots de téléspectateurs et, moment d’émotion qui fera date, je ferai venir les sept gamines en fin de programme. Si après ça le clonage multiple n’est pas autorisé, je change de job !

— Compris. Je mets en place l’équipe, j’appelle les Services Sanitaires et je lâche les mômes dans le parc juste à côté, près de la voie express. Vous aurez la vidéo dans moins d’une heure.

Assis dans le noir, Petit Sept réfléchit à ce qu’il venait d’entendre. Il eut alors une idée qui pouvait marcher si la chance leur souriait.

Il intima à ses frères de l’attendre, puis il sortit discrètement du local. À gauche il y avait les studios, à droite il devait y avoir les bureaux. Sur la première porte était inscrit "médialogue". Elle n’était pas fermée. Ça commençait plutôt bien.

Petit Sept se glissa à l’intérieur et tomba nez à nez sur sept petites filles qui grignotaient tranquillement des biscuits ; trois étaient assises sur des chaises, deux au sol et deux sur la table du bureau. Elles ne semblèrent pas surprises de le voir. Petit Sept leur parla un peu. Elles lui parurent droguées ou fatiguées, ou tout simplement stupides. Peut-être que leur clonage avait échoué au niveau cérébral, finalement.

Il n’eut aucun mal à les convaincre de le suivre jusqu’au local où l’attendaient ses six frères.

— On va faire un jeu, annonça Petit Sept aux treize clones entassés dans la pièce exiguë. Les filles vont mettre les bonnets des garçons, et les garçons vont aller se cacher.

Les enfants firent ce qu’il demandait.

Les petites filles pouffèrent en mettant les bonnets de laine que les garçons leur tendaient sans grand enthousiasme. L’Infirmière les avait tricotés pour eux. Petit Sept devait avoir de sérieuses raisons pour leur demander de s’en séparer. Les gamines portaient à peu près le même genre d’habits ternes et unisexes que ses frères. Petit Sept leur demanda de rentrer leurs cheveux longs sous les bonnets.

Peu après les garçons se rendirent dans le bureau du médialogue. Petit Sept avait vu qu’il donnait directement sur une petite cour intérieure. Ils passèrent sans mal par la fenêtre.

Ils croisèrent un homme sur le chemin du parking où rutilait la voiture de la productrice. Avec beaucoup d'aplomb, Petit Sept lui raconta qu’ils devaient attendre Mercuria Gool dans son véhicule. La productrice allait bientôt les rejoindre. Il faut croire que ce nom faisait de l’effet à tout le monde, car l’homme se détourna aussitôt et s’éloigna à la hâte.

La portière de la voiture n’était pas verrouillée. Dans l’enceinte des Studios O.G.R., en plein cœur de la ville policière, personne ne craignait les voleurs.

Assis devant le tableau de bord, Petit Sept pianota le code de douze chiffres mémorisé le matin même.

— Destination? demanda la voix suave de la voiture.

— Marché du Bonheur, répondit Petit Sept.

Pendant un court instant, il craignit que la voiture ne soit réglée sur la voix de sa propriétaire. Ce n’était pas le cas. Le véhicule se mit en marche et sortit sans encombre du faux château.

Une minute plus tard, les enfants filaient à vive allure sur les routes de la Grande Ville.

Le Marché du Bonheur était le seul nom que Petit Sept connaissait dans ce monde décidément hostile. La destinée des petits clones allait s’y accomplir.

*

L’Infirmière ne dormit pas la nuit où les enfants furent abandonnés à leur sort dans la zone industrielle de sinistre réputation. Elle resta assise dans le dortoir désert, à regarder les dessins au mur.

Très tôt le matin, elle prit une décision qui allait changer sa vie. Elle récupéra le van du docteur et se rendit à l’usine abandonnée où les enfants devaient être en train de mourir de faim et de froid.

Elle ne trouva personne.

Elle chercha toute la matinée, s’enfonçant de plus en plus loin dans les tunnels qui reliaient les entrepôts souterrains entre eux.

À midi elle s’assit, découragée, et se mit à pleurer. C’est alors que le Chien s’avança hors de l’ombre où il se tenait caché. Il observait depuis quelque temps cette femme en blanc qui exhalait le parfum senti sur les enfants,

— Je sais ce que tu cherches, femme. Va au Marché du Bonheur, près de la 913 ème Avenue. Demande le Marché aux enfants, tu y trouveras peut-être les tiens.

Puis il disparut aussi vite, comme dans un rêve. L’Infirmière douta d’avoir entendu ou même vu ce chien monstrueux lui parler. Encore sous le choc, elle retourna au van et regagna la clinique. Avant d’arriver au bout de la rue, elle vit briller les sirènes laser des équipes du Service Sanitaire. Elle fit demi-tour sans réfléchir et s’éloigna au plus vite.

Une fois dans la cohue des embouteillages, elle comprit avec horreur que le Docteur devait déjà être décérébré et la clinique méticuleusement détruite. Elle ne savait plus où aller. À moins que le chien géant n’ait pas été un cauchemar éveillé…

Elle prit la direction de la Première Couronne, là où vivaient les gens les plus riches. Une zone où les Citoyens Ordinaires Normalisés étaient tolérés entre 9 heures et 20 heures.

*

L’Infirmière s’était débarrassée de sa blouse blanche pour ne pas attirer l’attention.

Elle ne savait plus où donner de la tête dans l’immense temple de la consommation qu’était le Marché du Bonheur. Comme elle s’y attendait, personne ne semblait connaître le Marché aux enfants. Avec ses vêtements ternes et usés, elle ne faisait certainement pas assez riche pour que les portes de ce monde parallèle lui soient ouvertes.

Elle croisait souvent des agents de la sécurité, mais elle craignait de finir en prison si jamais elle leur parlait de ce marché très probablement clandestin.

À force d’errer, elle se retrouva dans le hall principal, un gigantesque dôme de cent cinquante mètres de haut. Tout le monde levait les yeux vers une projection holovisuelle géante. C’était une émission spéciale de cette présentatrice d’émissions à scandales, Mercuria quelque chose.

L’infirmière s’arrêta pour regarder. Un sombre pressentiment.

Les minutes qui allaient suivre furent les pires de son existence.

Son cœur cessa presque de battre quand elle vit ses sept petits clones, reconnaissables à leurs bonnets colorés, courir devant des colosses en armure de métal noir et chaussés de bottes brillantes. Les Services Sanitaires avaient déployé les grands moyens !

En moins de six secondes et trois dixièmes, les enfants furent attrapés et plaqués violemment au sol. À l’aide d’un pistolet électrique, un agent leur grilla méthodiquement une certaine zone du cerveau de manière à garder les petits corps en vie. Le mot "mort" était tabou à la Grande Ville.

La scène, pourtant courte, avait fait tomber un silence sépulcral dans le hall.

D’ordinaire, les opérations de ce genre se faisaient loin des yeux, à l’abri des caméras, dans le secret des prisons. Chaque jour, des dizaines de sous-citoyens délinquants, des réfractaires ou des aberrations morales, comme ces monstrueux clones, étaient neutralisés sans que cela ne choque personne.

Aujourd’hui, presque en direct, des enfants venaient d’être brutalisés et froidement décérébrés. Deux des clones avaient même perdu leurs bonnets, c’étaient des petites filles aux longs cheveux blonds.

L’infirmière ne vit pas cette dernière image. En larmes, elle était tombée à genoux.

Soudain, des voix d’enfants rompirent le silence comme des notes de cristal égrenées dans une cathédrale.

Sept frères, sept clones, dévalaient un escalier mécanique en appelant l’Infirmière par son nom, Éva. La foule se fendit pour laisser passer les enfants qui se précipitèrent sur la pauvre femme abasourdie. Toute la scène fut filmée en 3D, en 4D, en UltraMegaHD, en 512K, sous tous les formats possibles et par les milliers de caméras qui surveillaient en permanence le centre commercial.

Cette scène fit le tour du monde et provoqua immédiatement la suspension des peines sévères contre tous les clones déjà nés.

Le scandale éclaboussa les plus hautes sphères de l’État ; ce fut d’ailleurs le début d’une esquisse de remise en cause de la société hypermorale. Aux élections suivantes, des personnes un peu plus sensées furent portées au pouvoir et contribuèrent à ramener un climat de sérénité et de tolérance dans le pays et partout ailleurs.

La notoriété soudaine de Petit Sept et de ses frères leur permit de collecter des dons qui servirent à financer un centre pour orphelins. Ils grandirent avec Éva dans une jolie ferme à une heure de la Grande Ville. Ils furent les seuls clones "multiples" à vivre une vie normale jusqu’à un âge très avancé. Toutes les autres expériences se terminèrent mal et furent définitivement abandonnées.

Le Chien et les autres victimes de la science attaquèrent l’État en justice et obtinrent des dédommagements qui, s’ils ne leur rendirent pas leurs corps et leur santé, leur permirent de finir leurs jours dans la dignité et la sérénité.

Quant à Mercuria Gool, ses collaborateurs témoignèrent contre elle et fournirent aux enquêteurs des preuves accablantes de son stratagème. Toutes ses manigances avait été filmées à son insu par ses équipes, comme elle leur avait si bien appris à le faire.

Elle perdit sa crédibilité et une (très petite) partie de sa fortune après un procès médiatisé qui la couvrit de honte. Puis on l'oublia aussi vite. Plus tard, elle fit son retour triomphal et se lança avec succès dans une carrière politique. Mais ceci est une autre histoire.

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