Ebauche d'Utopie
Il faisait encore nuit lorsque Méphistophélès ouvrit les yeux en sursaut à cause de l’énorme chose qui venait de lui atterrir sur le ventre en lui coupant toute respiration.
« Allez, debout, debouuuut ! Marmotte, s’exclama aussitôt la voix claire et surexcitée de sa compagne, sonnant comme un lourd carillon désagréable à ses oreilles. On se réveille, allez !
— Q-Q-Quelle heure est-il au juste ? bredouilla-t-il d’une voix pâteuse. Le soleil n’est même pas encore levé. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Hé bien, justement ! Mange un peu et lève-toi. »
Méphistophélès baissa les yeux et aperçut en travers de son ventre un plateau débordant de fruits et de légumes provenant de son propre jardin, et une carafe du vin issu de ses propres vignes. Puis, il les leva à nouveau sur la déesse fébrile qui se mordait la lèvre inférieure. D’accord, Alexiel avait mis le paquet pour une raison précise, c’était indéniable.
« C’est extrêmement rare de te voir aussi remplie d’attention si tôt le matin. Que puis-je faire pour toi en échange ?
— Hé bien… »
Elle se mordilla à nouveau la lèvre et il éprouva furieusement l’envie de la lui embrasser. La divinité cornue se retint juste à temps.
« Je m’étais dit que nous pourrions observer le lever du soleil ensemble ? Cela fait un moment que je voulais te le proposer, en fait. Mais bien sûr, si ce projet ne t’agrée pas, il n’y a aucun inconvénient à ce que j’y aille seule. Ce sera simplement moins… convivial ? Oui, c’est le mot juste. Convivial. »
Elle se perdait dans ses explications, ç’en devenait charmant, comme toujours avec elle. Méphistophélès ne pût s’empêcher de sourire, tout en grignotant quelques grains de raisin du bout des lèvres, sous le regard anxieux et insistant de son admiratrice.
« Tu es angoissante, le sais-tu ? Très bien. Nous irons voir le lever du soleil.
— Magnifique ! Je t’attendrai dans le hall d’entrée. Ne traîne pas ! »
Avant de partir, elle le saisit par l’avant-bras, l’entraîna en avant et lui déroba un baiser fougueux, aussi frais qu’une brise d’automne avant l’hiver. Alexiel s’enfuit alors, rouge comme une pivoine, sans demander son reste, comme une voleuse prise en flagrant délit. Cette petite le rendrait fou… oh, c’était déjà le cas en fait. Fou d’affection, sinon d’amour. C’était difficile de ne pas apprécier ce petit bout de femme – ou d’homme suivant les périodes.
Dans un soupir résigné, Méphistophélès attaqua ce repas si soigneusement apprêté par la maîtresse de maison, puis se leva pour s’admirer dans le miroir de leur chambre. Il était nu comme un ver mais paraissait cependant habillé contre les apparences ; un enchevêtrement de poils drus, bouclés et roux foncé courait sur son torse, traversait le ventre en ligne droite et s’arrêtait à la naissance de son intimité. Cette dernière se cachait derrière une épaisse fourrure du même roux qui lui couvrait tout le bas du corps, du bassin jusqu’au bout des pieds… pattes, en fait. Le rideau de poils s’amenuisait au toucher des deux énormes pattes digitigrades de lion que la divinité arborait habituellement. Il arrangea en deux ou trois coups de peigne quelques cheveux roux épars autour de ses cornes de bélier proéminentes, inspecta sa longue queue noire à pointe de chair triangulaire, s’autorisa un sourire pour dévoiler ses crocs imposants. Bien, parfait, comme toujours.
Sur le palier, il tendit l’une de ses oreilles en pointe dans la direction de l’une des alcôves et entendit le doux bruit d’une respiration sereine et profonde. Le petit dormait encore. Parfait, c’était tout aussi bien. Méphistophélès possédait encore quelques heures de répit. Il se hâta de rejoindre sa compagne vêtue dans le même appareil, à ceci près que son plumage multicolore devenait resplendissant de jour en jour : lorsqu’il l’avait connue, Alexiel n’en possédait que dans les cheveux et en faible quantité. Depuis leur renaissance, elle s’était laissée emportée : sa chevelure avait poussé à une vitesse alarmante, avait épousé son dos et y avait développé des ailes si imposantes qu’on l’aurait dit vêtue d’une cape ; des plumes jaillissaient encore ça et là par-dessus sa peau, comme pour souligner ses attraits : autour de son cou, en collier ou jabot, de ses poignets, chevilles et de son bassin. À partir de là, deux grandes rectrices en partaient et rejoignaient la cape de plumes dorsales pour former une queue immense qui voletait derrière elle quand elle marchait, comme une traîne de mariée. Elle était plus magnifique que jamais.
Ils s’installèrent tous doux sous la sécurité réconfortante d’une branche basse d’Yggdrasil, et admirèrent le lever du soleil aux halos roses, violets, pourpres, oranges et bleus. Ce faisant, ils aperçurent un grand cerf marcher dans leur direction au sortir de la clairière. Sa robe était aussi dorée que le soleil, et ses grands bois d’argent étincelaient dans la lueur du matin. Des fleurs y avaient élu domicile et, parmi elles, une famille d’iris aux couleurs chatoyantes de l’arc-en-ciel. Deux fruits y pendaient également, presque aussi gros que des pastèques, sans que le poids semble affecter l’animal outre mesure. L’avatar animal d’Yggdrasil – car c’était bien lui ! – se pencha en direction des dieux pour leur offrir sa ramure avec bienveillance. Méphistophélès cueillit l’un des iris et l’accrocha dans les cheveux de neige de sa compagne qui rayonna de bonheur.
Peu après le lever du soleil, des pleurs éloignèrent la mère divine de son compagnon et la ramenèrent aux soins du cadet de leurs rejetons. Yggdrasil poursuivit son chemin en silence et se fondit dans l’écorce de l’arbre-maison pour un repos bien mérité : la nuit avait été longue, mais ô combien productive. Méphistophélès demeura seul à observer l’astre solaire baigner les forêts, prairies, montagnes, faunes et flores de leur monde de ses chauds rayons de miel. Enfin, il se leva pour s’occuper de son potager non loin.
Quoique, le terme n’était pas tellement approprié. Les végétaux y croissaient en totale liberté, légumineuses comme arbres fruitiers… mais aussi les « mauvaises » herbes. Aucune plante n’était réellement nuisible pour la divinité, il suffisait de trouver le bon équilibre et de les laisser grandir et apprivoiser le sol de leur naissance. De temps en temps, il leur donnait un petit coup de pouce quand le besoin se faisait sentir.
Une odeur de brûlé lui parvint ensuite aux narines. Instinctivement, ses cheveux se dressèrent sur sa tête sous leur forme de serpents et firent résonner leurs sonnettes, en sifflant à qui mieux mieux. Non… il ne s’agissait plus de cheveux, mais de serpents en colère, prêts à frapper quiconque avait troublé la quiétude de leur maître. Ce dernier se retourna d’un bond sur l’auteur de terre brûlée, derrière lui. Méphistophélès rencontra le regard étonné du nourrisson qui était la chair de sa chair. Ses pupilles s’étrécirent au point de devenir aussi fines que des aiguilles.
« Laisse mes plantes en PAIX ! » rugit-il aussitôt à son adresse.
Le gamin, tétanisé, ne réagit pas tout de suite, mais le feu qu’il avait commencé à propager par ses mains fut réduit à peau de chagrin. Méphistophélès se laissa alors tomber à quatre pattes, grossit ses traits, agrandit ses yeux qu’il fit rouler dans leurs orbites, tout son poil se hérissait alors qu’il poussait un formidable rugissement digne du monstre qu’il était. Le petit Babel hurla à pleins poumons et s’enfuit aussitôt dans les jupes emplumées de sa mère. Le dieu de la nature expira bruyamment de la fumée par les naseaux, et mit plusieurs dizaines de minutes à recouvrer un semblant de calme. Sa Terre était sacrée, sa Création tout autant, il ne pourrait jamais accepter qu’un sale gamin vienne piétiner des semaines d’effort intensif pour assouvir son plaisir de destruction.
Vers la fin de l’après-midi, il s’accorda une pause suffisamment longue pour savourer un bon thé dans la salle à manger en compagnie d’Alexiel et de cet insupportable gamin. Même sage, il continuait d’être insupportable aux yeux du dieu de la nature. Babel avait des iris aux couleurs du sang, et une sclère noire au lieu d’être blanche, comme chez tout être normalement constitué. Même son anatomie frisait l’insolence, c’était peu dire. Non, Méphistophélès exagérait. Le gamin débordait d’énergie, voilà tout.
« Mange proprement » le morigéna Alexiel au bout d’un moment.
Peine perdue, le petit était tellement pressé d’enfourner de grandes quantités de nourriture dans sa bouche qu’il en mettait partout : du jus de myrtilles sur les doigts, des restes d’orange sur le menton, et la nappe paraissait avoir été refaite par un peintre impressionniste. Sitôt son thé terminé, Méphistophélès s’éclipsa assez rapidement dans les souterrains de l’arbre-maison pour y puiser un brin de tranquillité. Confortablement installé dans son fauteuil de plumes et de velours, il dévorait pour la millionième fois son exemplaire de la Bible, à la couverture écornée par le temps. La plus belle invention humaine que celle-ci ! Tous ces récits avaient l’art de le faire mourir de rire, surtout ceux qui l’évoquaient, lui, le « Diable » ou le « Malin ». Hilarant, vraiment.
Un bruit répété agita douloureusement ses oreilles et le sortit de sa lecture, les yeux papillonnants d’hébétude. Derrière le livre se trouvait le gamin… avec un recueil de son cru entre les mains.
« Peux lire ? ‘vec toi ? »
Le ton était suppliant, avec des yeux larmoyants de chiot. Ç’en était presque adorable. C’était un exemplaire du Vilain petit canard qu’il tenait entre ses petites mains. Avait-ce été un acte conscient de sa personne ou le hasard avait-il décidé pour lui ? En tous les cas, Babel n’attendit l’approbation de personne pour se hisser dans le fauteuil d’un bond et d’une poussée de ses griffes naissantes. Il se cala contre son aîné sans prendre garde au regard courroucé de ce dernier et ouvrit son livre pour en regarder les images. Méphistophélès poussa un soupir résigné, referma sèchement son exemplaire de la Bible et le posa sur un guéridon proche.
« Je ne t’ai pas donné mon approbation que je sache. Descends de ce fauteuil et va jouer là où je n’y suis pas.
— Non ! Liv’, veux liv’ ‘vec toi. Veux ? »
À nouveau ces yeux de chiot qu’il détestait tant. Méphistophélès l’ignora royalement et reprit sa lecture sans ajouter un mot. Du coin de l’œil, il aperçut le petit qui, dépité, se détournait de son géniteur pour se plonger dans les images du recueil avec une curiosité toute enfantine. Trois fois, il les parcourut avec des yeux interrogateurs, cherchant à comprendre pourquoi le petit canard passait de la joie à la tristesse, de la compagnie à la plus extrême des solitudes. Au bout de la quatrième fois, le dieu des plantes n’y tint plus, déposa son ouvrage pour la seconde fois et s’absorba dans la lecture du conte.
« Nous allons reprendre du début, c’est important de commencer par le commencement dans ce genre d’histoire. Il était une fois un petit canard bien différent des autres. En effet, il était bien plus gros et fort que ses frères et sœurs qui se moquaient de lui. Alors, il partit… »
Quelques instants plus tard, le petit s’était endormi, blotti contre son flanc comme un chaton roulé en boule dans son panier. Bon, d’accord, il fallait reconnaître qu’il était mignon quand il dormait. Mais seulement quand il dormait. Il rangea une mèche de cheveux noirs derrière l’oreille pointue juvénile et se remit à son ouvrage biblique, une main caressant sur la joue du gamin endormi.
Alexiel découvrit ses deux hommes endormis au plein cœur de la bibliothèque et retint un rire à grand-peine. Dire que son compagnon faisait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas s’approcher du gamin… mais Babel était le fruit de l’anticonformisme ; il était attiré par son père comme un papillon à la flamme d’une bougie. Finalement, elle qui avait craint les premières frictions… elle constatait avec bonheur que le courant passait plutôt bien entre eux, quoi qu’en dise son compagnon. Elle dépêcha une couverture sur eux afin qu’ils n’attrapent pas froid, et les gratifia tout deux d’un baiser sur le front avant de sortir faire une promenade sous le clair de lune.
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