Chapitre 1

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22 h 30. La nuit venait de tomber sur le port de Concarneau. Il faisait doux, et dans l’atmosphère flottait un air de fin de vacances. D’ailleurs, beaucoup de touristes avaient déjà déserté la région pour revenir à leur quotidien.


Sous une lune parfaitement ronde et blanche, le haut Pont du Moros surplombait le chantier naval désert. Un peu plus bas, des chalutiers, mastodontes immobiles et placides, attendaient d’être carénés.


Quelques oiseaux marins passèrent sans prêter attention à la femme qui venait d’arriver sur le pont, la démarche hésitante et le regard vide. Elle était ivre. Sa main tenait nerveusement un bout de papier griffonné à la hâte, avec ces quelques mots :

« Je n’en peux plus. La vie m’est devenue impossible. Te savoir avec une autre femme, c’est trop pour moi. Je t’aime, et je te pardonne. Ta Marie, pour toujours. »

Elle était convaincue que ce texte, associé à l’acte qu’elle allait commettre, bouleverserait de façon définitive la vie de son époux, le rendrait inconsolable, et détruirait à petit feu ce couple illégitime dans lequel il avait eu le culot de s’engager. En réalité, contrairement à ce qu’elle avait écrit, elle ne l’aimait plus, elle ne lui pardonnait pas ce qu’il avait fait. Pire, elle le haïssait profondément. Mais grâce à ces mots, elle se donnait le beau rôle, celui de la femme trahie mais compréhensive et indulgente, tandis que lui endosserait le costume du véritable salaud. Grâce à ces mots, elle allait instiller en lui un sentiment de culpabilité qui ne le quitterait jamais. Elle était particulièrement fière d’avoir fini son message par “Pour toujours”, ces deux mots qu’ils s’étaient tatoués au poignet, tous les deux, lorsqu’ils croyaient leur amour  indestructible. C’était vicieux, mais ça valait le coup. Il allait souffrir ! Elle imagina la tête que ferait son époux face à son corps désarticulé, puis lorsqu’il lirait en silence ce petit bout de papier qui n’était adressé rien qu’à lui, pour son plus grand malheur. Bien sûr, il n’oserait partager ce billet avec personne, il le garderait pour lui, il pleurerait, seul dans le noir, ne parviendrait plus à dormir la nuit, rongé par la culpabilité. Et puis au bout de quelques semaines, quelques mois peut-être, il quitterait son amante, et en fin de compte se suiciderait lui aussi. Décidément, elle avait trouvé une très jolie façon de se venger, même si c’était au prix de sa propre vie.


Elle grimpa difficilement sur le parapet, s’égratigna le genou, et parvint à se mettre debout, sur le rebord. Ses jambes flageolaient.


Le vide se trouvait sous elle à présent. Elle regarda ses pieds et les avança petit à petit. Elle avait le vertige. Une grosse larme coula sur sa joue puis tomba dans le vide, comme si une toute petite partie d’elle-même voulait faire le chemin de la chute mortelle avant que le corps tout entier ne plonge.

Une ombre passa derrière elle, lui planta une lame de couteau dans le dos, puis poursuivit son chemin sans se retourner, tandis que le corps de la jeune femme chutait jusqu’à s’écraser sur le sol avec un bruit sec.

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