Chapitre 3
Tout était prêt pour le grand moment.
Il afficha un air satisfait, embrassa du regard le salon où il avait décidé de mettre fin à ses jours. Lui qui, il y a peu, avait un bon travail, une certaine aisance financière, une vie sociale riche et épanouie… Il allait mourir seul.
Lui, le commissaire-priseur respecté qui officiait à Quimper Enchères. Lui que tout le monde écoutait religieusement lorsqu’il faisait “le show” pour vendre des œuvres... Lui qui était invité à tous les vernissages…
Il se rappelait très bien comment tout avait commencé. Une femme, Eugénie Loussouarn, l’avait appelé un soir pour lui donner rendez-vous chez elle, près de Pont-l’Abbé, en pays Bigouden. Elle lui avait fait part d’une découverte importante qui l'avait intrigué.
Lorsqu’il était arrivé chez les Loussouarn, il ne s’était pas méfié : un vieil homme en chaise roulante, un jeune gars rondouillet un peu timide et une femme âgée l’avaient accueilli dans leur longère et lui avaient offert le thé et des gâteaux. Puis ils l’avaient guidé dans leur cave où ils entreposaient leur production de cidre. Le fils avait alors poussé une barrique, et dévoilé une petite porte en bois. Derrière la porte se trouvait une pièce sans éclairage. Ils avaient pénétré à l’intérieur munis d'une petite lampe torche. La vieille femme avait dit :
- Nous avons trouvé cette pièce par hasard, en déplaçant les tonneaux. Lorsque nous avons vu ce qu’il s’y trouvait, nous n’avons touché à rien, nous ne savions pas quoi faire. Mon mari a alors suggéré de vous appeler.
- Vous avez bien fait.
Devant Lannig se trouvaient des tableaux inconnus ou disparus, en très bon état. Il y avait La Femme assise dans un bois de Gauguin, œuvre perdue de la collection Tannhouser, mais aussi deux inédits également signées P.Go — signature utilisée par Gauguin pour certaines œuvre —, une Brodeuse signée Sérusier (gravure sur bois inconnue), et un portrait de Van Gogh signé Emile Bernard, tableau dont le commissaire-priseur avait déjà entendu parler mais que personne n’avait jamais vu. Il y avait là pour au moins un million d’euros. Ç'avait été plus fort que lui : il avait proposé de les acheter pour son compte propre, espérant rouler les Loussouarn. Il les avait baratinés, en disant que les Gauguin n’étaient pas des œuvres majeures, et que les deux autres étaient d’auteur inconnu. Il leur avait proposé le lot pour 75 000 euros, les Loussouarn avaient négocié à 80 000. Après une petite saillie sur les Bigoudens et leur goût de l’argent, il avait accepté le montant, puis il était reparti avec les œuvres sous le bras, fier comme un coq. Une fois chez lui, il avait signé les certificats d’authenticité et quelques mois après, s’était décidé à mettre en vente les tableaux. Les enchères étaient montées à 2,5 millions d’euros, une vraie réussite. Mais les choses avaient mal tourné quand l’acheteur s’était finalement rendu compte qu’il s’agissait de faux. L’enquête était en train de montrer que toute la famille Loussouarn était dans le coup, et qu’elle agissait depuis longtemps. Le fils, malgré son apparence de vieux garçon grassouillet, était en réalité un faussaire talentueux qui avait arnaqué de nombreuses personnes, le trio familial excellant dans la mise en scène comme il l’avait fait avec le commissaire-priseur.
Lannig était mouillé jusqu’au cou dans cette affaire, il n'avait aucune circonstance atténuante. Au contraire, sa fonction l'obligeait à une honnêteté irréprochable. Après avoir passé 24 heures en garde à vue, il avait été relâché avec une citation à comparaître. Il allait très bientôt être jugé pour recel de faux tableaux, et production de faux certificats d’authenticité dans le cadre du scandale des “Faux Gauguin” dont Le Télégramme et Ouest-France faisaient leurs choux gras…
Il ne pouvait envisager de voir sa réputation souillée aux yeux de tous, il n’avait pas le courage d’affronter les accusations. Plaider l’incompétence et être moqué ? Ou avouer sa cupidité, et être méprisé ? Le dilemme était trop cornélien. Il n’avait pas la force de se défendre, et, de toutes façons, il était inexcusable à ses propres yeux. Il avait honte de lui-même. Toutes ces années à vouloir prouver que l'on pouvait être fils de paysan et réussir une brillante carrière à la ville... pour quel résultat ? Il ne pourrait supporter les commentaires acerbes de ses parents "On te l'avait bien dit que ce n'était pas pour toi ! Tu es fils de paysan, tu avais le métier dans le sang, pourquoi as-tu voulu faire le fier ?" Et ses collègues, qui le surnommaient "mon cochon", pour lui rappeler sans cesse qu'il était fils d'éleveur de porc et qu'on restait à jamais lié à sa condition... Ils allaient bien se marrer en le voyant sur le banc du tribunal. Et sa femme, qui ne manquait pas de lui rappeler qu'il avait pu grimper les échelons grâce aux relations de son père, préfet du Finistère, "Tu crois que tu as réussi grâce à ton talent ?"... Et ses enfants... Il ne pourrait pas supporter la déception dans leur regard... Les seuls qui étaient fiers de lui, qui l'aimaient vraiment pour ce qu'il était... Tout ce gâchis, pour une petite erreur, la seule erreur qu'il ait commise dans toute sa carrière... Il ne pourrait pas supporter toute la pression qu'il allait subir. Il allait tirer sa révérence, et ses problèmes seraient derrière lui pour toujours.
Il soupesa la corde, puis monta sur un petit tabouret en rotin. Il se demanda s’il était assez solide, mais cette pensée fut chassée rapidement par l’importance de ce qu’il allait faire. Il plaça la corde autour de son cou, ferma les yeux, puis pria un moment. Il n’avait jamais vraiment été croyant, mais à l’approche de la mort, on a peur... Alors on prie, on espère que tout va bien se passer...
Pendant qu’il murmurait des paroles que personne ne pouvait entendre, la porte derrière lui s’ouvrit, sans un bruit. Une ombre s’avança, et lui planta un couteau dans le dos, tandis que le tabouret chutait. Il ne comprit pas ce qu’il se passait, puis se débattit au bout de sa corde, avant de mourir, la langue pendante et les yeux exorbités.
L’ombre repartit comme elle était venue, à pas de loups.
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