Chapitre 6 - Dénouement
La maison était plongée dans l’obscurité. Marc tendit l’oreille, pour détecter une éventuelle présence. Rien. Le silence complet. Il avança à tâtons, plaqué contre un mur, retenant son souffle. Il déboucha sur ce qu’il supposa être un petit couloir. Au bout, une porte. De la lumière passait en-dessous. Il y avait quelqu’un dans cette maison.
Il s’approcha, abaissa la poignée, tira légèrement la porte vers lui, et se retrouva devant une cage d’escalier. Il descendit les marches prudemment, puis se retrouva à l’entrée d’une vaste cave éclairée par deux longs néons blafards.
Tout au fond se trouvait un individu, de dos, à moitié nu, agenouillé sur un prie-Dieu. Il n’avait pas remarqué la présence du commissaire.
L’homme saisit un martinet posé à sa droite, puis commença à se flageller devant une statue du Christ crucifié. De longues traces rouges vinrent zébrer sa peau déjà meurtrie par des coups précédents.
Marc tendit l’oreille. Entre deux coups de fouet, il entendit l’homme psalmodier.
« Seigneur, j’ai commis des crimes, vous en connaissez les raisons.
Seigneur, je consacre ma vie à sauver les âmes perdues.
Je prie pour que vous veniez me sauver quand mon heure sera venue.
Seigneur, pardonnez à ceux qui ont voulu se tuer et pardonnez-moi pour les meurtres que j’ai commis, vous qui savez.
Seigneur, pardonnez-moi aussi de ne pas être allé au bout de mon acte ce soir.
Ayez miséricorde de mon âme impure… »
Le Guyader l’interrompit.
- J’ai pas de temps à perdre à écouter tes salades. Ma fille a besoin de moi, elle m’attend, alors on va faire vite. C’est quoi ton trip exactement ? Tu tues les gens au moment où ils se suicident, c’est ça ?
L’homme se retourna, dévoilant son visage émacié aux yeux froids. Il ne semblait pas surpris. Lentement, il remit sa chemise, puis s’approcha du commissaire, avec un air de défi. L’arme qui était pointée sur lui ne l’effrayait pas.
- Vous simplifiez beaucoup les choses, Monsieur. Vous voulez des explications ? Vous en aurez. Je n’ai pas honte de mes actes, au contraire. Le suicide est une abomination. Dans la Bible, ceux dont on mentionne le suicide sont uniquement des hommes mauvais, Saül, Judas, Zimri... C’est loin d’être un hasard. Le suicide est un pêché capital, car le suicide est un meurtre. Un meurtre contre soi-même. Et pire encore, c’est un blasphème, car Dieu seul devrait décider comment et quand une personne doit mourir. Les hommes qui cherchent à attenter à la vie que Dieu leur a donné sont présomptueux et n’obtiendront jamais le salut éternel. Ils insultent Dieu. Moi, en tuant ceux qui souhaitent se suicider, j’endosse la responsabilité du meurtre à leur place, et je les sauve de la damnation éternelle. Mais j’ai conscience que mon âme est damnée en retour. Dieu, aie pitié de moi ! Seigneur, reconnais mon sacrifice, car mon œuvre est noble et juste !
- OK, je vois, t’es complètement siphonné. Mais... pourquoi les planter avec un couteau ? C’était plus simple de pousser tes victimes, ç’aurait été un meurtre aussi… et il n’y aurait pas eu de traces !
- Vous avez raison de vous poser cette question. Avant, je ne laissais pas d'indice derrière moi… J’étais dans l’erreur. Mais hier, au cours de ma prière quotidienne, j’ai eu une révélation, j’ai compris une chose primordiale : empêcher les âmes perdues de brûler en Enfer, ce n’est pas suffisant. Il faut également sauver leurs proches de l’Enfer sur Terre. Vous voyez, une personne qui se suicide laisse beaucoup de malheur derrière elle. Elle laisse la famille, et les amis, dans un tourment inconsolable. Les proches ne peuvent blâmer celui qu’ils aimaient, c’est inconcevable pour eux. En conséquence, ils culpabilisent, ils se sentent responsables, soit de n’avoir rien vu, soit d’avoir été le déclencheur de la pulsion suicidaire. Et ils ne reçoivent jamais de réponse à leurs questions, car les suicidés ne sont plus là pour parler. En remplaçant les suicides par des crimes, j’évite aux proches une tristesse infinie qui n’aurait jamais trouvé de réconfort. Leur haine peut alors se concentrer sur moi, le meurtrier. J’assume mon rôle d’Ange de la Mort, jusqu’au bout. Je me sacrifie pour eux.
- Et comment tu as fait pour retrouver la fille du pont, le pendu de Quimper, et ma propre fille?
- Je traîne, je furète, j’ai des yeux partout, je suis guidé par Dieu ! C’est ma mission !
- Arrête tes conneries, raconte tout !
- C’est tout ce qui vous intéresse ? Les détails techniques, le côté trivial de mon
œuvre ? Vous savez, je n’ai pas peur de vous. La justice des hommes ne m’effraie pas, je m’en servirai pour faire passer mon message. Je ne crains que la colère de Dieu, mais je sens au fond de moi qu’il accompagne chacun de mes pas. Il me met au défi. Je ne vous mens pas, Dieu met les personnes en détresse sur mon chemin. - Arrête ton baratin. Tu fais comment pour trouver tes victimes?
- Je traîne souvent sur les ponts, à l’affût d’une âme perdue... Hier soir, elle était là, je l’ai aidée.
- Et le pendu de Quimper ?
- Ici aussi, Dieu a mis cet homme sur ma route. Je travaille dans un magasin de bricolage. J’ai reconnu l’homme dont tout le monde parle dans les journaux pour cette affaire de faux tableaux. Et quand il a acheté une corde, avec cet air gêné, j’ai vite compris ce qu’il voulait faire, je l’ai suivi et observé… J’ai agi au bon moment, avant qu’il ne soit trop tard.
- Et ma fille ? Ma fille !
- Ah, c’était votre fille ? Ceci explique cela. De temps à autre, je traîne sur les réseaux sociaux, on y trouve une foule de personnes en détresse. Celle là habitait si près d'ici que quand je l'ai vue lancer sa vidéo en direct, j’ai foncé pour la… sauver.
Le Guyader réfléchit. Dans un sens, le tueur avait vraiment sauvé sa fille : s’il n’était pas venu pour la poignarder, Émilie n’aurait pas crié, elle aurait avalé les cachets, et serait morte devant sa webcam, en direct. Et s’il l’avait découverte ainsi, il se serait senti infiniment coupable de n’avoir rien vu. Il n’aurait pas supporté de perdre Émilie. Au fond, le tueur n’était pas si fou… Sans doute avait-il en partie raison…
Le commissaire en savait assez à présent. “Avant, je ne laissais pas d'indices…”, avait dit le tueur. Il avait donc commis d’autres crimes en Bretagne, ou ailleurs, qui avaient probablement été classés comme des suicides. Comme il était fier de ses actes, obtenir des aveux ne poserait pas de problème. Il faudrait alors requalifier toutes ces affaires classées, et contacter les familles des victimes. Pas mal de boulot en perspective... Drôle de paradoxe que ce meurtrier qui se voyait comme le serviteur de Dieu mais se flagellait pour en obtenir le pardon et échapper à son courroux. Drôle de paradoxe que ce meurtrier qui se souciait de ses victimes au point de se damner lui-même. L’affaire n’était décidément pas banale, la justice aurait du mal à trancher, les psychiatres auraient du boulot.
Marc lui enfila les menottes, l’emmena au poste, et le laissa aux mains de ses collègues après leur avoir expliqué l’affaire succinctement.
Sa priorité était maintenant de rentrer à la maison, vite. Lui qui d’ordinaire parlait si peu avait tellement de choses à dire à sa fille...
Annotations
Versions