III. L’herbe est toujours plus verte dans le jardin d’à côté

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  • Garde ton dos bien droit, conseille Namtar. Tes yeux sont rivés sur ta cible au loin, et le poignard est un prolongement de ton bras. Je t’ai dit de tendre le bras ! gronde-t-il en fouettant le coude de son fils d’un revers de la main.

Timen gémit. C’est la cinquième fois qu’il entend la même phrase, et il est même étonné que son père ait bien voulu la répéter une seule fois. Depuis une semaine, Namtar rabâche les oreilles de sa femme de la même demande : apprendre à son fils à tirer au couteau. Evidemment, Felicia n’en a pas grand-chose à faire, et si l’entraînement pouvait décapiter un passant, elle en serait ravie. Non, elle est simplement étonnée de l’envie soudaine de son mari à passer du temps avec cette créature. Pourquoi souhaite-t-il lui transmettre son savoir ? Plus étrange encore : il n’a aucun argument quand celle-ci lui pose la question.

Finalement, hier soir, Felicia a cédé. Elle s’est dit qu’un pion docile et talentueux est toujours plus utile que Kiro, par exemple, considéré de la même manière qu'un esclave incapable. Felicia a pourtant essayé d’obtenir le respect, mais ce petit blond ne comprend rien. Il passe son temps à déambuler dans les longs couloirs du manoir, et s’est faufilé plusieurs fois dans la chambre sinistre du couple. S’il n’était qu’un domestique, il aurait été jeté par la fenêtre et se serait explosé le crâne au fond du puit, un spectacle que Felicia aurait certainement apprécié.

Pour l’anniversaire des huit ans de Timen, toute la belle-famille a été conviée, comme pour tous ses autres anniversaires. Les Phenegel adorent les grandes fêtes comme celles-ci. Se pavaner devant des sujets tous bien plus pauvres qu’eux, trouver le bonheur en s’exhibant parmi la foule qui les exècre. Cependant, ils ont été contraints de supporter les Milleria à leurs réceptions. Depuis les fiançailles de leur fils, ils ont organisé une fête à chaque nouvelle année, et ont pris soin de n’envoyer aucun messager inviter les Milleria, la nouvelle leur parvenant en général d’après les commérages. Cependant, Kiro, pour ses six ans et les années précédentes, n’a eu droit qu’à de simples visites de son père et ses frères. Aucune activité, ni même aucun goûter n’a jamais été organisé par les Phenegel. Jamais, Ô grand jamais, les Phenegel auraient mis en place quoi que ce soit pour mettre à l’honneur leur horripilant beau-fils.

Parfois, lorsque le soleil se montre, Yuki et Farké s’introduisent en secret par le jardin des Phenegel, et passent l’après-midi en compagnie de leur benjamin. Evidemment, ils ne restent pas cachés bien longtemps, mais tout le manoir s’est habitué à leur présence maintenant et plus personne n’y fait attention.

Aujourd’hui est un jour comme ceux-là. Alors que Timen se concentre pour lancer son poignard sur la cible en bois, et non sur la servante qui arrose les fleurs, les cadets Milleria se faufilent à travers l’épaisse haie qui entoure le manoir. Rien de très compliqué pour Farké, en revanche, un véritable défi pour Yuki. Il ne ressort jamais indemne à traverser des branches, et doit toujours s’asseoir cinq minutes pour enlever les nombreuses feuilles et bestioles qui grouillent dans ses longs cheveux brillants. En cet après-midi, il a essayé de tresser sa chevelure rebelle afin de récolter moins d’insectes, mais il a dû les détacher en sortant des buissons. Le jardinier leur a pourtant dit mainte fois de passer par le portail principal au lieu de saccager son travail méticuleux, mais les fils Milleria ne l’ont jamais écouté.

– Et papa ? Et Sorel ? demande Kiro ayant accouru vers ses frères, visiblement déçu.

Ses deux grands frères lui ont promis de venir avec la famille complète à leur prochaine visite, mais ils n’ont pas été capables de s’y tenir. Le commerce familial continue de plonger, bien que le coffre se remplisse doucement grâce aux efforts de Sorel et de ses aides rémunérées qu'il fournit. Celui-ci travaille pratiquement sans arrêt : le bras droit de son père en journée, et veilleur la nuit. Les maigres compensations offertes par la famille Phenegel ne suffisent pas à remettre leurs affaires sur pieds, malgré le respect exact du contrat de mariage. Yuki soupire alors qu’il démêle encore ses cheveux éclaircis par le soleil d’été.

– Ils sont très occupés, mais ils viendront pour la fête annuelle.

Kiro grimace. Il aimerait parfois échapper aux coutumes de son pays. Diner en famille à chaque repas est une obligation, alors on offre aux fiancés de la nourriture à profusion, comme pour se vanter d’en avoir les moyens. Cependant, certaines traditions ne sont vraiment pas au goût de Kiro, comme le fait de dormir au moins une fois par mois dans la même chambre que son fiancé, ou cette fameuse fête annuelle, une réception sans intérêt. Elle aura lieu dans une semaine, et pour l’occasion, tous doivent se présenter sur la place du village et sembler être heureux. Toute la soirée, Kiro doit tenir la main de Timen et prendre part aux discussions des villageois. Souvent, Timen s’amuse à serrer la main de Kiro le plus fort possible, jusqu’à ce que celui-ci devienne rouge et qu’il en pleure.

Une fête à laquelle personne ne veut se rendre. Les Milleria sont moqués, et les Phenegel méprisés, comme toujours.

Alors que les fils Milleria s’amusent et discutent innocemment dans le jardin depuis une bonne heure, Timen est finalement libéré de son père. Non pas que la leçon de lancer de couteau ne lui plaise pas, mais il n’en voit pas vraiment l’intérêt. De plus, cette soudaine attention venant de son père le met mal à l’aise, il doute qu’il lui cache quelque chose. Quelque chose qu’il aimerait découvrir. Lorsqu’il tourne la tête et que son regard tombe sur Kiro et ses frères, son petit cœur s’alourdit dans sa poitrine. Comment ce sale rat peut-il rire aussi bruyamment alors que lui-même, qui obtient tout ce qu’il souhaite en un claquement de doigts, n’arrive même pas à sourire ?

Il fronce les sourcils et avance rapidement vers eux. Sa démarche sonne aux oreilles de Kiro comme un avertissement et celui-ci se redresse immédiatement pour lui faire face. Les yeux plantés dans ceux de Timen, il n’ose dire un mot. Il n’a jamais pu dire quoi que ce soit sans se faire rabaisser par Felicia ou Namtar. Parfois, il entretient une réelle conversation avec Timen, mais cela finit souvent de la même manière : des moqueries.

Avant que la scène ne tourne à la bagarre juvénile, Yuki s’avance, un sourire illuminant son visage.

  • Tu veux jouer avec nous, Timen ? On crée un labyrinthe pour les fourmis, tu veux essayer ? propose-t-il en lui tendant une brindille.

Celui-ci ne prononce pas un seul mot, pris de court par ce comportement. Les domestiques ont toujours été gentils avec lui, mais ils ne prennent jamais l’initiative comme Yuki l’a fait. Sans comprendre ce qu’il lui arrive, il se laisse tomber dans l’herbe et pose le bout de bois au centre de la structure. Farké plisse le front et Kiro ouvre grand ses yeux. Yuki a toujours su faire tomber les femmes dans ses bras, mais pour ce qui est des fiancés désagréables, c’est une première.

Kiro s’accroupit anxieusement, sans quitter Timen des yeux. Ce dernier attrape une autre brindille et prolonge le chemin déjà bien tracé. Les insectes fourmillent dans tous les sens, tentent de s’échapper, grouillent les uns sur les autres et s’entremêlent entre les étroits couloirs. Un spectacle qui semble énormément plaire au jeune Phenegel, les yeux rivés sur ce monde fragile, un sourire glacial aux lèvres. Farké ne voit en lui que le reflet de son père : un sadique qui adore voir les autres souffrir sous son joug. Kiro, lui, ne voit qu’un enfant qui s’amuse sincèrement pour la première fois. Il ne peut s’empêcher de sourire.

C’est le point fort du benjamin Milleria : rien ne semble pouvoir le briser. Emmené contre sa volonté dans le vaste manoir Phenegel alors qu’il n’avait qu’un an, éduqué selon la vision du monde de ses beaux-parents contre qui personne ne peut même songer à se défendre, et fiancé à un enfant aussi mystérieux que prévisible. Kiro n’a jamais perdu son sourire depuis le jour de sa naissance, un heureux évènement dissimulant un destin funeste. C’est pourquoi Felicia a toujours pris un malin plaisir de lui crier dessus et de lui imposer toute sa rage quand elle ne savait qu’en faire.

Malgré tout, Kiro ne s’est jamais plaint, n’a jamais fait la moue, n’a jamais rétorqué, n’a jamais pleuré. Felicia le maudit de plus en plus jour après jour, tandis que Namtar commence à découvrir le potentiel d’un enfant qui n’est pas le sien, pire encore, d’un enfant de pauvre paysan. Mais le père Phenegel doit l’avouer, Kiro a plus de caractère que son propre fils, chouchouté par les servantes, se prenant pour un prince.

Timen, de son côté, multiplie les crises enfantines. « Je veux ça ! » « Pourquoi il en a et pas moi ? » « Ce domestique est méchant ! » Ce qui est sûr, c’est qu’il est bien le fils de son père.

Alors que le labyrinthe s’agrandit et qu’il n’y aura bientôt plus de brindilles disponibles, Timen se cache de nouveau derrière son masque. Son sourire innocent l’a quitté, et ses yeux ont repéré la proie du jeune chasseur : la reine des fourmis. La plus imposante, qui guide sa troupe désemparée au travers du supplice qu’elle-même ne comprend pas. Elle ne faillit pas à sa tâche, et fait cinq fois le tour de la structure, sans jamais s’arrêter. Timen se lève doucement, le regard rivé sur l’insecte. Il lève précisément sa jambe et prend appui sur la terre encore fraîche du matin. Son pied droit vient violemment s’écraser sur le clan de fourmis, qui s’éparpille dans tous les sens. En une fraction de seconde, le labyrinthe est détruit, la troupe dispersée, et le jeu est gagné.

Farké ne peut s’empêcher de grimacer, mais retient ses commentaires désobligeants pour lui lorsqu’il croise le regard insistant de Yuki. Timen sourit. Comme un enfant fier de son travail, fier d’avoir prouvé sa valeur, et qu’elle soit reconnue. Malheureusement, alors qu’il lève les yeux vers son fiancé, il ne décèle aucune fierté ni reconnaissance, seulement une profonde tristesse. De ce regard, il comprend que sa place n’est pas ici.

Il fait demi-tour, et s’enfuit en courant. Comme pour garder un semblant de dignité, il se met soudainement à rire bruyamment, de la même manière que s’il venait de faire une farce à Kiro. Evitant les reproches de son père de justesse, il bifurque à l’intérieur du manoir, sans cesser de courir.

Son silence s’entend jusqu’à l’heure fatidique du repas de famille.

Le jeune Phenegel traîne des pieds jusqu’à la salle où ils dînent ensemble chaque soir. Felicia pique un fard et lui refait une énième fois la même leçon : « Montre aux autres ta fierté, montre aux autres ta richesse, ta finesse d’esprit. Sois un fils Phenegel ! » Sois un fils. Aussi loin que ses souvenirs l’emportent, il a toujours été un fils Phenegel. Le digne fils de son père. Mais, jamais, il n’a été le fils de Felicia. Jamais celle-ci ne lui a parlé avec gentillesse. Jamais elle ne lui a parlé directement, sans donner d’ordres, sans même le regarder droit dans les yeux. Jamais elle ne l’a appelé « mon fils », et encore moins par son prénom. Le connaissait-elle vraiment ?

Felicia fait claquer ses talons au sol. Encore de nouveaux escarpins, ayant nécessité la mort d’une dizaine d’esclaves. Celle-ci s’assoit gracieusement avant de fusiller Kiro du regard : son beau-fils a osé poser ses yeux sur elle pendant plus de cinq secondes. Inacceptable. De sa voix impérieuse, elle siffle aux sept domestiques d’apporter le repas finement préparé sur des plateaux d’argent. Si ce dîner pouvait se dérouler le plus rapidement possible, tout le monde s’en porterait mieux.

Les serveurs, un plateau sur chaque main, dansent autour de la table. L’un dépose délicatement les serviettes de soie beige, l’autre glisse fourchettes et couteaux dans le pli des tissus prévus à cet effet, un énième dispose les plats encore chauds tandis qu’un autre soulève les cloches dans un mouvement majestueux.

Chacun, couverts en main, déguste la viande chassée à la main par l’homme de confiance de Namtar dans un pays lointain, savoure le vin pressé il y a de cela des années, et se délecte de la sauce préparée par le plus talentueux cuisinier de la ville. Néanmoins, un détail vient ruiner le maigre bonheur qu’ils s’offraient : Timen se râcle la gorge. Est-il malade ou veut-il prendre la parole ? Tous les regards se lèvent vers lui.

Son sang ne fait qu’un tour. Il aime être au centre de l’attention, mais pas celle des Phenegel. Ce n’est jamais bon signe. Les yeux toujours plantés sur son gigot, il relève la tête, et prend la parole fébrilement.

  • Père, Mère, j’aimerais vous demander de m’accorder une visite… commence-t-il alors qu’il entortille ses doigts sous la table. Chez les Milleria, s’il vous plaît.

Felicia se fige. Elle qui s’imaginait acheter un nouveau manteau pour cet hiver stoppe net ses pensées.

Comment ? Cet odieux garnement préfère vivre rustiquement chez des pauvres paysans sans culture ni manières ? Alors que le couple a investi deux chambres, des vêtements à la pointe de la mode, tous les jouets qu’il a toujours demandés, ce gamin demande à visiter sa belle-famille ? Rien que prononcer le nom Milleria lui brûle la langue, mais si la rumeur se répand que même le fils Phenegel ne veut plus de ses parents, ils ne pourront plus lutter contre le maire.

Non, Felicia ne doit pas céder. Ce gosse est un plus lourd fardeau qu’elle ne l’aurait cru, il faut l’endoctriner. A peine celle-ci ouvre la bouche que la voix grave de son mari retentit.

  • Si cela peut combler tes désirs, déclare-t-il sans lever les yeux de son divin repas venu d’outre-mer alors que sa femme le fusille du regard.

C’est vrai, après tout, que peut-il bien se passer de si néfaste pour les Phenegel chez leur belle-famille ?

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