V. L’importance des souvenirs

11 minutes de lecture

Chaque petit pas le rapproche d’un monde qui lui est inconnu. Du haut de ses huit ans, Timen se sent tout petit. Bien sûr, devant ses parents, il ne cesse de gonfler le torse pour faire bonne impression, mais la sensation d’avoir sans cesse le cœur écrasé ne s’est jamais envolée. Jusqu’à aujourd’hui, où le jeune garçon se sentirait presque flotter dans les airs. Une dizaine de centimètres devant lui, le dos de son jeune fiancé suit le rythme de la marche. Celui-ci semble si frêle qu’une caresse pourrait le briser, et pourtant, il n’a jamais fait rien d’autre que plier sous le poids des Phenegel.

Ô combien cela lui déplaît, Timen doit bien l’avouer, Kiro parvient mieux à dissimuler ses pensées et ses blessures à ses beaux-parents, et ces dernières paraissent s’envoler lorsqu’il retrouve sa famille.

  • Bienvenue chez les Milleria, Timen ! annonce innocemment Kiro, ayant décidé aujourd’hui d’endosser le rôle de guide.

Il pousse la porte asymétrique, rongée par le temps et l’humidité, et écarte les bras pour laisser passer son fiancé. Celui-ci écarquille les yeux : jamais il n’a vu de maison en si piteux état. Comment fait-elle pour tenir debout ? Pour dévier le vent ? Pour repousser la pluie ? Comment diable peut-elle contenir la chaleur au sein de planches trouées et de pierres dispersées ?

A peine Timen a-t-il posé un pied à l’intérieur de cette modeste baraque qu’il n’écoute déjà plus Kiro déblatérer des informations frivoles : le décès de sa mère, le départ du personnel, les pièces laissées à l’abandon… Ses yeux vont et viennent sur le moindre détail qu’il puisse trouver, pour le peu qu’il y en ait. Il pourrait réunir toutes les pièces de cette bicoque que cela ne serait même pas équivalent au hall d’entrée de chez lui. Un père et ses trois enfants doivent y vivre ? Pas étonnant qu’il n’y ait pas de personnel. Alors, les enfants se font-ils leurs repas, ou bien le père s’occupe-t-il de tout ?

Les deux enfants longent un étroit couloir pour déboucher sur la cuisine et la salle à dîner, fusionnée en un seul et même lieu. Le plus perturbant aux yeux de Timen est sans aucun doute le manque de décorations. Tout est disposé de manière à occuper le moins d’espace possible. Certains ustensiles sont à peine accessibles pour lui. Il n’y a aucun portrait d’illustre personnage inconnu ni même de statue ou de figurine pour insuffler un semblant de vie dans ces pièces vides et froides. Les fenêtres étant sales ou encombrées, la lumière tamisée ne reflète l’éclat ni de la porcelaine, ni du carrelage, ni des placards vitrés.

Lorsqu’il tourne la tête pour faire part de son dégoût à Kiro, il s’aperçoit que ce dernier est émerveillé par cette ambiance dans laquelle ses parents l’ont privé de grandir. Sans comprendre pourquoi, il n’ose faire de commentaire, et remarque finalement la manière dont les yeux de son fiancé peuvent briller. Il découvre une nouvelle facette de sa personnalité qui le laisse perplexe : il voudrait agir respectueusement avec lui, lui rendre la gentillesse dont Kiro a toujours su faire preuve. Mais comment faire ? Ses parents ne le lui ont jamais appris.

La visite du manoir Milleria se termine aussi rapidement qu’elle a commencé. Très vite, les enfants se retrouvent sur le pas de la porte, ayant fait le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée. Timen ne parvient pas à dissimuler sa déception : lui qui s’attendait à découvrir un nouveau monde, il a beau chercher sous l’épaisse couche de poussière, il ne trouve rien de différent que la description faite par ses parents. D’ailleurs, celle-ci ressemblait plutôt à une mise en garde, comme si ses parents ne voulaient pas qu’il se rende chez leur belle-famille.

Sans demander la permission, il gravit les marches grinçantes menant à l’étage. Là, il se trouve face à un univers plus sinistre encore que l’aile interdite du manoir Phenegel. Les bougeoirs plantés dans le mur n’ont pas été allumées depuis longtemps. La seule luminosité qui éclaire le couloir filtre au travers des planches rongées par l’humidité. Quelques araignées ont tissé leurs toiles au sommet des tapisseries, et la poussière virevolte au moindre souffle. Malgré tout, un univers différent semble se cacher derrière chaque porte le long de la cloison. Elles se font face une à une, renfermant la chambre à coucher d’un membre de la famille. Plus loin, dissimulées derrière l’épais rideau déchiré, sont alignées les chambres communes de l’ancien personnel. Plus personne ne s’y rend depuis la troisième année suivant la naissance de Kiro.

Lorsque Kiro le rejoint, Timen avance prudemment, comme s’il avait peur de déterrer un lourd secret. La première partie du corridor compte six pièces. Les quatre dernières regroupent les chambres des enfants Milleria, mais l’une d’entre elles n’a été utilisée qu’une seule année, avant le mariage du cadet. La porte de celle-ci n’est pas grattée, ni tordue, et aucune vie ne semble s’abriter derrière. La première pièce sur la droite est la chambre à coucher des parents, ou du moins, pour cette famille, celle du père. Mais la porte d’en face se distingue des autres : celle-ci est en excellent état, d’une couleur chaleureuse, et la clef est tournée dans la serrure. Elle est verrouillée, interdite d’accès, et pourtant, n’importe qui peut l’ouvrir.

Timen hésite un instant. Son instinct le démange. Il voudrait ouvrir cette porte, découvrir ce qu’elle renferme, mais cela ne serait-il pas un problème ? Est-ce qu’il s’attirerait des ennuis ? Il jette un coup d’œil derrière lui pour trouver Kiro le nez collé contre la fenêtre, à saluer ses frères dans le jardin. Avant de s’en apercevoir, il a déjà tourné la clef et est entré dans la pièce mystérieuse.

Il s’attendait à pénétrer dans une chambre froide et sinistre, mais la scène en face de lui le touche en plein cœur. A première vue, cela ressemble à un débarras comme mille autres. Mais si l’on avance légèrement, on peut apercevoir un lit double à baldaquins, les draps humides froissés, les rideaux brillants déchirés et les oreillers éventrés éparpillés. Au pied du lit, un couffin semble encore se balancer en rythme avec les battements de cœur de l’enfant. Chaque autre meuble est recouvert d’épais rideaux inutilisés, ou de chutes de tissus trop petites pour en faire quoi que ce soit. Seuls le lit et le couffin paraissent avoir été placés ici la veille. Malgré l’obscurité ambiante et la colère apparente emprisonnée dans le lit, la pièce abrite une atmosphère douce et chaleureuse, tel un véritable cocon préservé par le temps.

Timen frissonne. Un courant d’air lui a caressé les chevilles. Il détourne les yeux un instant, et distingue du coin de l’œil un objet si blanc qu’il en brille dans le noir. Kiro ne s’étant toujours pas manifesté, Timen s’approche lentement et empoigne la couverture gisant sur la commode, recouverte de plusieurs bijoux et cosmétiques. Elle n’a pas été lavée depuis des années, et pourtant son odeur imprègne l’esprit du jeune garçon et l’apaise de tous ses maux. Ce n’est pas un parfum floral, ni fruitier. Il respire l’amour, la bonté… Une fragrance délicate, discrète, mais suffisamment puissante pour déteindre sur les doigts un court instant. Mais ce n’est pas tout, jamais Timen n’a posé ses mains sur un tissu d’une extrême finesse, et d’une douceur incomparable. Et ces couleurs…

La couverture est majoritairement blanche. Les quatre angles sont ornés chacun d’un trèfle doré. Au centre trône fièrement l’emblème de la famille Milleria : une loutre dressée sur ses pattes arrière, la gueule ouverte, sur un fond de fleurs bleues exotiques. Le motif a été soigneusement brodé, démontrant le talent indéniable de l’artisan. Finalement, Timen se rend compte d’un détail qui lui a jusque-là échappé : cette couverture est assez grande pour accueillir un nouveau-né. De nouveau, il l’approche de son nez pour en graver l’odeur dans son esprit. Etrangement, cela lui rappelle fortement celle de…

Kiro apparaît derrière lui, sans un bruit. Il ne dit rien, il attend, il observe. Un commentaire, un reproche, un regard. Timen se retourne, et sans comprendre pourquoi, lui tend la couverture.

  • Ça t’appartient, je crois, bredouille-t-il.

Kiro hésite un instant. Il sait tout à fait ce que représente cet objet, perdu dans un lieu débordant de vestiges d'un passé douloureux qu'on lui a conté, et pourtant, il n'en a aucun souvenir. Qui plus est, voilà que c’est son fiancé qui la lui offre. Timen n’arrive pas à lire sur son visage. Il voudrait comprendre ses pensées, ses émotions… Pourquoi ? Cela ne lui a jamais traversé l’esprit auparavant. Il voudrait dire quelque chose de réconfortant, mais les mots ne lui viennent pas. Finalement, c’est Kiro qui brise le silence.

  • C’est ici que je suis né, et que ma mère est morte, chuchote-t-il lentement. Elle a passé des mois à la broder, c’était la plus douée pour ce genre de choses, continue-t-il en caressant la couverture. Tous mes frères en ont une aussi. Mon père m’a porté pour la première fois dans cette couverture, et je ne l’ai jamais quittée pendant un an, jusqu’aux fiançailles, souffle-t-il comme si chaque phrase était douloureuse à prononcer. C’est ce que mes frères m'ont dit, du moins, mais moi, je ne m'en souviens.

Timen se retrouve, pour la première fois, sans répartie. A son habitude, il se serait moqué de son fiancé, lui aurait arraché la couverture des mains et aurait joué avec jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une parcelle de linge blanc visible, enfouie sous la saleté. Mais pas aujourd’hui. Son cœur se serre un peu plus alors qu’il plonge dans les yeux brillants de Kiro : il y voit la douleur, l’amour, le manque. Il connaît ces sentiments, et ne peut les enfouir aussi profondément qu’il le voudrait.

Les deux enfants restent un moment ainsi, semblant communiquer uniquement par leurs regards.

* * *

En descendant prudemment du carrosse à leur retour au manoir Phenegel, c’est une toute autre atmosphère qui accueille les jeunes fiancés. Le maître du manoir semble être au beau milieu d’une conversation très animée avec le maire. Lorsque cet individu mystérieux se trouve dans les parages, les Phenegel semblent piqués par un millier d’anguilles. Seul la présence du maire parvient à déstabiliser Namtar et sa femme, mais celui-ci ne se laisse pas marcher dessus pour autant.

Une goutte de sueur perle au front du mari, il arrive à court d’arguments contre son interlocuteur. Ne pourra-t-il jamais avoir raison face à lui ? Doit-il à jamais lutter pour sa survie, lui qui n’a connu que le combat acharné depuis sa naissance ? A cinq ans, il a vu ses parents mourir d’une épouvantable maladie à laquelle il a échappé de justesse. A dix-sept ans, il s’est retrouvé à la porte de l’orphelinat, avec bien d’autres enfants, prenant plaisir à le voir brûler. A vingt ans, il n’a pas eu d’autre choix que d’éliminer les autres successeurs de l’héritage offert par son riche oncle, afin de s’assurer une vie confortable. A vingt-six ans, il a épousé la seule femme qui l’ait jamais désiré, un vautour à l’âme plus noire encore que la sienne.

Face à lui, le maire se montre sans scrupules, et les échappatoires s’effacent jour après jour.

Sa rage grimpe petit à petit, mais Namtar parvient à la refouler par miracle. Le maire soupire. Visiblement, il n’obtiendra rien de sa cible ce jour, et il a d’autres chats à fouetter dans l’immédiat. Cela dit, c’est un passe-temps divertissant de menacer ces odieux personnages. Il recrache sa dernière gorgée de thé amer dans la tasse dorée, avant de la laisser tomber par terre. Elle se brise dans un harmonieux fracas. Personne ne sursaute, et aucun d’eux ne veut avoir le dernier mot. Cette tasse a coûté la vie à la domestique qui est allée la chercher, et pourtant, tout le monde s’en fiche.

Le maire se lève lentement, sans quitter les yeux de serpent de Namtar, et se retourne subitement.

  • J’en ai assez vu pour aujourd’hui, crache-t-il le dos tourné. Souvenez-vous, Phenegel, rien n’est éternel.

Puis il s’éclipse de sa démarche lourde et boiteuse. C’est alors qu’il remarque les deux jeunes fiancés venant de faire leur entrée dans la cour. Kiro distingue un sourire sous sa grosse moustache, mais ne le salue pas. Il ne l’a jamais apprécié. Le maire s’approche, et décide soudainement d’ébouriffer les cheveux du garçon.

  • Alors Milleria, c’était bien chez ta famille ? Ça faisait longtemps, pas vrai ? ricane-t-il, souhaitant se montrer affectueux.
  • O-Oui, bégaie Kiro, n’osant retirer la main du maire par peur de le contrarier.
  • Et toi, petit Phenegel, continue-t-il en hésitant, comme si prononcer le prénom de cet enfant lui était trop douloureux. Tu as aimé ta visite ?

Timen, l’espace d’un instant, a eu l’impression de recevoir un éclair provenant des yeux machiavéliques du maire. Ne pouvant ouvrir la bouche, il hoche frénétiquement la tête. Le maire sourit. Finalement, il a obtenu ce qu’il voulait. Il est parvenu à renforcer son pouvoir sur un membre de cette famille.

  • Je vous souhaite une bonne journée, les enfants, finit-il en se faufilant entre les fiancés.

Ceux-ci n’ont pas besoin de prononcer un mot de plus, ils savent qu’ils seront envoyés dans leur chambre par les Phenegel, pour apaiser leur frustration. Ni l’un, ni l’autre n’ayant l’envie de se faire réprimander pour aucune raison, ils se dirigent chacun vers l’aile est du manoir, sans ouvrir la bouche, et en prenant soin d’éviter le regard du couple fulminant.

* * *

Le soir tombé, à la suite d’un repas surplombé d’une tension plus forte encore, Timen se rend compte que cette visite chez les Milleria n’est pas futile. Pourquoi voulait-il s’y rendre, déjà ? Il a vu ce que ses parents lui avaient décrit, et il a découvert ce que Kiro et lui ont en commun. Et pourtant, cette pensée ne lui plaît pas. De nouveaux sentiments font surface. Comment son fiancé peut-il afficher un sourire tellement sincère et innocent, alors qu’il se noie dans la même tristesse que lui ? Comment peut-il refouler une telle douleur sans que personne ne s’en aperçoive ? Timen est impressionné, il faut le dire. Mais quelque part, il ne peut s’empêcher d’être jaloux.

Un étrange bruit fait s’évaporer ses pensées. Quelqu’un a frappé la porte. Personne ne fait jamais cela. Timen se lève, les jambes tremblantes de colère et de fatigue, et ouvre la porte pour se retrouver nez-à-nez avec Kiro. Comme par hasard.

  • Qu’est-ce que tu veux ? crache-t-il, sentant une mauvaise farce arriver.
  • J’ai quelque chose pour toi, chuchote Kiro comme s’il avait découvert un secret.

Ses yeux brillent. A-t-il peur ? Ou est-ce de l’appréhension ? Kiro tend les mains vers celles de Timen, et celui-ci recule, pris par surprise. Mais Kiro est déterminé, et attrape la main droite de Timen pour lui glisser un bracelet.

  • Je l’ai fait pour toi, lui sourit-il. C’est pour te remercier pour aujourd’hui, ajoute-il en plantant ses yeux dans ceux de son fiancé.

Celui-ci ne répond rien. Que pourrait-il bien dire ? Il observe le bracelet, et quelque part, au fond de lui, comprend quelque chose d’important. Il pourrait bien demander tous les bijoux du monde, rien n’équivaudrait à celui-ci. Les couleurs sont mélangés aléatoirement, les bords ne sont pas uniformes, il est même un peu trop grand, mais lorsque Timen l’approche de son visage pour en respirer l’odeur, il se sent immédiatement apaisé. Pour la première fois, il sourit sincèrement à Kiro, et il se dit même que, finalement, il n’est pas si mauvais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Kilouane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0