VII. Que la fête commence !
Le grand soir tant attendu pointe enfin le bout de son nez. A la suite du travail acharné du maire et de ses acolytes, le bal annuel ouvre ses portes aux villageois vêtus de leurs plus beaux vêtements.
Les couples passent un à un sous l’arche fleurie, suivis de leurs enfants et parents, accueillis chacun par le maire chaleureux. Le bal prend place, comme chaque année, sur la place du village. Là où d’autres jours on y organise mariages et marchés, en cette douce soirée d’été les habitants viennent célébrer leur vie paisible au sein d’un village prospère. De nombreuses tables ont été disposées en périphérie du square, surplombées par une variété folle de nourriture, fruits, légumes et boissons. Le maire tient fermement son piédestal, il a bien l’intention d’accueillir aimablement tous ses villageois, même les affreux Phenegel. Cela agira comme un avertissement : ils seront surveillés toute la nuit.
Justement, voilà la sombre famille qui s’avance. Sombre ? Ce soir, ils sont intégralement transformés, si bien qu’on ne les reconnaît presque pas. Felicia a relevé sa longue chevelure en un chignon très complexe, ornementé de multiples broches et perles, dont certaines dégringolaient jusqu’au dos décoré de dentelle. Comme à son habitude, elle a enfilé une longue robe traînant derrière elle, laissant apparaître sa jambe gauche, mise en valeur par un bandeau attaché à la cuisse. Cette fois-ci cependant, Felicia paraît vivante, joyeuse, illuminée par sa tenue chamarrée, sans aucun tissu noir. A ses côtés, son époux dégage une aura comme on ne lui avait jamais connue dans le village : il inspire confiance et respect. Dans son élégant costume bleu, avec ses cheveux soigneusement coiffés en arrière, laissant apparaître ses fins sourcils, il ressemble à un prince. De leur grâce naturelle, ils s’avancent fièrement jusqu’à se retrouver face au maire. Celui-ci leur lance un sourire approbateur, avant de les inviter à profiter de la soirée. Juste derrière, les jeunes fiancés hésitent. Kiro vêtu d’un costume blanc, et Timen d’un noir, ils seront le clou du spectacle. Tout le village n’attend qu’eux pour débuter les festivités comme il se doit. Mais, avant cela, le maire patiente pour que tous les villageois se présentent sur la place.
Le père Milleria, accompagné de ses fils, fait finalement son entrée. Dissimulé parmi d’autres familles, personne ne semble remarquer leur prestance. Mais, alors qu’ils passent au milieu de la place, la majorité des regards se tourne vers eux. Depuis quand les Milleria ne se sont-ils pas présentés avec, chacun, un nouveau costume ? Qui plus est, chaque ensemble paraît sur-mesure, et fait d’une matière introuvable chez le marchand du coin. Kail n’a pas l’intention de passer inaperçu, et se dirige directement vers le couple Phenegel, sirotant une tasse de vin. Ses trois fils, eux, ne le suivent pas. Leur père l’avait demandé. Ce soir, il ravale sa fierté, et remercie le couple vicieux, faisant maintenant partie de la famille, pour leur avoir fourni de somptueux costumes.
- Mais enfin, mon cher, commence Felicia en posant sa main sur le bras de Kail. Ce n’est pas la peine de nous remercier, vous êtes la famille, après tout, continue-t-elle en arborant un grand sourire.
L’espace d’un instant, Felicia a semblé si sincère que Kail en a eu des frissons. Son jeu d’acteur est excellent. Même ses yeux ne la trahissaient pas. Kail ne se laissera pas déstabiliser, il a bien compris que toute sa réputation se joue ce soir. Il n’aime pas l’idée de miser son avenir sur sa réputation, comme les Phenegel, mais le commerce ne tient qu’à cela. Dans un accès de folie, il empoigne la main de Felicia pour en embrasser le dos dans une élégante révérence.
- Ma sincère gratitude, chuchote-t-il en plongeant ses yeux dans ceux de Felicia.
Namtar ne peut s’empêcher de réprimer un sourire. Ce paysan joue son rôle à la perfection. Les rumeurs ne s’estompent pas, mais elles se transforment en compliments non dissimulés.
Pour couper court aux discussions, une cloche retentit sur la place. Le maire se râcle la gorge, et avance diligemment sur la scène. Il écarte les bras, dans l’unique but d’attirer d’avantage l’attention, et prononce son habituel discours :
- Villageois et villageoises, bienvenus à la cent cinquante troisième fête annuelle ! annonce-t-il de sa voix portante. Cette année encore, nous avons célébré de nombreuses fiançailles, de nombreux mariages et de nombreuses naissances. Encore une année fructueuse, et surtout, heureuse ! Je vous souhaite donc, à tous et à toutes, une belle fête annuelle ! hurle-t-il, affichant un sourire jusqu’aux oreilles.
A peine le maire a-t-il terminé son discours que l’orchestre entre en scène. Il s’installe promptement, et débute la première chanson, guidé par le chef d’orchestre.
La fête peut commencer.
Les fiancés ouvrent le bal. Chaque homme invite tour à tour sa promise à danser, comme le veut la tradition. De son côté, Timen hésite. Non, il a peur. Les villageois ne se cachent même pas, ils n’attendent qu’une chose : voir de leurs yeux le couple de jeune fiancés. Ils n’ont même pas 10 ans, mais on n’entend parler que d’eux depuis leur cérémonie mystérieuse au manoir Phenegel. Tout le monde sait quoi penser du jeune Timen : digne fils de son père, arrogant et ne se souciant que de sa fortune. Kiro, en revanche, est bien plus discret, normal pour un fils issu d’une famille pauvre.
Ce soir, suite à l’apparition divine des parents, les villageois attendent de voir l’évolution des enfants.
Felicia tourne la tête. Elle lance le regard le plus effroyable dont elle est capable à Timen. Pourquoi diable ce fichu garnement n’en fait qu’à sa tête ? Felicia a sacrifié des journées entières et payé une fortune un orchestre uniquement pour qu’il puisse danser ce soir. Et voilà le résultat. Encore une déception. Alors qu’elle commence à en faire part à Namtar, Timen se tourne soudainement vers Kiro pour l’inviter à danser, d’un geste étonnamment raffiné.
Les oreilles de Kiro se mettent à siffler. Il déteste être le centre de l’attention, tout autant que Timen. Observé de toutes parts. Jugés ouvertement par les villageois. Toujours faire ce qu’on leur demande, ce qu’on attend d’eux. La main tremblante, il attrape celle de Timen et lui rend sa révérence. Les invités scrutent la scène comme un spectacle immanquable. Timen n’a jamais compris l’intérêt des bonnes manières, ni celui de se faire bien voir. Malgré tout, tel un enfant sage, il obéit sans faire d’histoires. Non pas par peur de décevoir ses parents, mais pour éviter que l’on entende parler de lui et de Kiro jusqu’à la prochaine soirée. Pas question de revivre ça.
Parfaitement dans son rôle, il tire son fiancé sur la piste de danse, au milieu des autres couples fiancés. Il plonge son regard dans les yeux de Kiro, tentant de le rassurer. Il voudrait lui chuchoter qu’il n’a qu’à suivre ses pas. Mais, pourquoi essaie-t-il de le rassurer ? Il veut simplement que cela se termine au plus vite. Oui, voilà, c’est ça. Machinalement, les jeunes fiancés entament leur danse, et s’intègrent à merveille parmi les autres couples. Les regards à l’extérieur du cercle suivent instinctivement les pas des deux enfants. Ils font bien la paire.
Lorsque la deuxième chanson commence, les couples mariés entrent dans la danse. Namtar et Felicia s’élancent les premiers. Ils se mélangent aux autres villageois sur le rythme entraînant de la musique. Et, dans un dernier temps, au début de la troisième chanson, les hommes non accompagnés invitent les femmes seules à danser. Pour Sorel, aîné de la famille Milleria, pas question de rester seul une année de plus. Il s’approche de son amie Olivia, resplendissante ce soir, et ne compte pas la laisser partir avant la dernière danse. Yuki, comme toujours, imite son grand frère. Ses longs cheveux tressés scintillent comme la neige, si bien que les jeunes filles du village se réunissent autour de lui. Il les connaît bien, elles semblent le suivre partout. En gentleman, il invite alors la plus timide d’entre elles à danser, celle qui est restée éloignée à jeter de discrets coups d’œil, dans sa sublime robe violette. Farké, lui, n’a que faire de ces choses-là. Il préfère rester proche du buffet garni. L’ambiance paraît agréable aux yeux de tous, et pourtant, un homme reste seul.
Malgré les nombreuses invitations qu’il a reçu, Kail ronchonne dans son coin. Les bras croisés, le front plissé, tout indique qu’il ne souhaite pas être là. Il pense à sa femme. Ah, Abigail… Si seulement elle était encore là. Son sourire pouvait égayer n’importe qu’elle journée, son rire apaiser tous les maux, et ses mains créaient de splendides chefs-d’œuvre. Si seulement…
Coupé court dans ses pensées, il entend le groupe de villageois discuter à côté de lui. Celui-ci comprend principalement des personnes trop âgées pour danser avec les autres. Les mots se mélangent avec la mélodie, mais Kail parvient sans problèmes à comprendre le sujet de la conversation. Comme beaucoup de conversations ce soir-là, elle porte sur les Phenegel. Soit ils essaient vraiment de changer, soit leur jeu d’acteur trompe même les plus assidus. Cette dernière pensée glace le sang de Kail. Et si son dernier fils devenait comme eux, à force de vivre selon leurs coutumes ? Il tourne son regarde vers Kiro. Pour l’instant, il semble rayonner comme à son habitude, voire même s’amuser sincèrement.
Lorsque les regards incessants deviennent trop insupportables pour Timen, il baisse la tête et se retrouve nez à nez avec Kiro. Depuis combien de temps l’observe-t-il ainsi ? Ce regard-là n’a rien à voir avec ceux des villageois. Les yeux de Kiro ont toujours été un mystère pour Timen. Toujours emplis de bienveillance, de curiosité, parfois même de joie sincère. Ce soir, ces trois sentiments se mélangent pour en donner un nouveau. Timen ne sait plus quoi penser. Il détourne le regard quelques secondes pour apercevoir un couple lové l’un contre l’autre, à s’embrasser passionnément. Il se rend finalement compte de ce que signifie réellement « fiancé ». Sera-t-il comme cela lui aussi, un jour, avec Kiro ? Cette pensé le répugne, et pourtant, son cœur s’emballe. Il baisse les yeux sur les longs cils de Kiro, ses yeux gris, ses lèvres roses. Ses pieds s’emmêlent un court instant mais Kiro l’attire vers lui pour le relever. L’action passe inaperçue aux yeux des villageois, mais les pensées de Timen se brouillent, ses mains se réchauffent et son estomac fait des siennes.
Le petit garçon est bouleversé. Il a dansé des dizaines de fois avec Kiro, et pourtant, ce soir, il a l’impression de découvrir une nouvelle sensation. Il parvient même à lire de l’inquiétude sur le visage de Kiro. Pour qui est-elle fondée ? Il y a un instant à peine, Kiro montrait son plus beau sourire, comme s’il s’amusait sincèrement. Il n’est que très rarement comme ça, au manoir Phenegel. Et là, ses sourcils sont courbés, ses yeux remplis de… chagrin ? Est-ce de sa faute ?
Timen n’y tient plus. Il fait demi-tour et plante son fiancé au milieu de la piste de danse. Il sait qu’il se fera réprimander par ses parents, mais ce n’est pas ce qui le préoccupe dans l’immédiat. Il doit calmer les battements de son cœur.
De son côté, derrière son sourire radieux, le maire bouillonne. Lui qui a soigneusement taillé sa moustache, sorti un nouveau costume de son armoire et, comme chaque année, mit tout son cœur à l’ouvrage, n’a reçu que peu de louanges ce soir. Les quelques paroles qu’on lui a adressées n’étaient que des salutations, rien de personnel. Alors le maire se déplace de groupe en groupe, pour ne recueillir que de vagues compliments sur la présence des Phenegel.
Personne n’a donc quelque chose d’autre à dire ?
Phenegel par-ci, jeunes fiancés par-là… Le maire semble perdre contenance. Depuis que les mauvaises rumeurs se sont répandues sur l’affreux couple Phenegel, le maire a toujours fait tout son possible pour menacer la famille de s’en aller de sa ville afin de ramener le calme et la paix. Mais ce soir… Ses bien-aimés villageois ne semblent dire que du bien du couple et de leur fils, fiancé à un petit garçon. Lui qui trouvait cette idée ridicule, il ne pouvait cependant rien y faire : le marché a été respecté, un mariage rattache les Phenegel au village. Les Milleria sont connus depuis des générations, passant de boulanger à fermier à commerçant de vêtements et tissus, leur famille n’a jamais été très aisée, mais respectée. Comment le pauvre Kail a-t-il pu s’abaisser à offrir son fils à l’ennemi du maire ?
Inadmissible.
Et pourtant, le maire se retrouve les mains liées. Les villageois complimentent les Phenegel ce soir, et il ne peut rien faire contre.
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