XI. S'atteler aux préparatifs

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La population grouille dans l’allée principale de la ville. Cette fois-ci cependant, ce n’est ni pour la fête annuelle, ni pour le marché qui se tient cinq fois par mois. Non, aujourd’hui, le maire a une annonce à faire. Ce n’est pas tous les jours qu’il se hisse sur l’immense scène de la place principale et prononce une discours aussi important. Quelques gouttes de sueur perlent à son front. Sont-elles dues à son appréhension face à cette situation nouvelle, ou à la chaleur que dégage le soleil éclatant du début d’après-midi ?

Le voilà qui grimpe les marches de son estrade. Hier, comme à son habitude, il a voulu intimider les Phenegel pour les dissuader de participer à un concours dont la récompense leur serait énormément profitable. Malheureusement, dans son état, il n’a fait que se ridiculiser une fois de plus face aux tout-puissants nobles dont la fortune semble tombée du ciel. Aujourd’hui, il fait porter sa voix jusqu’à ses paysans les plus pauvres.

  • Mes chers villageois, en cette belle journée, je tenais à vous annoncer une grande nouvelle, commence-t-il avant de s’éclaircir la voix, tout en laissant le temps aux plus éloignés de tendre l’oreille. Le prince a décidé d’organiser une compétition de course équestre, dans notre humble village, continue-t-il en faisant porter sa voix aussi loin qu’il le peut tout en faisant de grands gestes avec ses bras. Le gagnant recevra une place comme invité d’honneur au palais ! Pour que tout puisse se dérouler sans problème, j’aurais besoin de vous, mes chers villageois. Chacun qui participera aux préparatifs sera récompensé par une modeste somme d’argent offerte par le prince, sourit-il en se penchant en avant comme pour faire une confidence. Bien sûr, ceux qui souhaitent participer au concours ne peuvent aider aux préparatifs, afin de prévenir toute triche. Pour les inscriptions au tournoi ou aux préparations, veuillez vous adresser à mes collègues, ajoute-il en montrant de la main les deux hommes derrière leur table. Bonne journée à tous.

Le maire termine son discours sur un air solennel. Il ne semble pas plus ému que cela par cet évènement, et pourtant, c’est bien la première fois qu’il y en a un aussi grand dans le village. D’un pas rapide et décidé, il quitte la scène pour retourner dans sa mairie, seul lieu où il peut réfléchir posément. Elle sera bien vide aujourd’hui, il aura donc enfin un peu de temps pour lui seul.

Au milieu de la foule, les discussions s’emballent.

  • Il a bien dit le prince ?
  • Un concours équestre ? Comme une course ?
  • J’aimerais participer, mais je n’ai pas de cheval.
  • Tu n’as surtout aucune chance de gagner !
  • Une rencontre avec le prince héritier ? Quelle faveur inouïe !
  • Je préfère gagner un peu d’argent qu’une place à un banquet royal.

Un petit groupe s’avance vers l’estrade. Ils n’écoutent pas ce qui se partage au milieu des villageois, car ils ont déjà pris leur décision : ils ne participeront pas. Il s’agit de la fratrie Milleria, bien décidée à remplir la caisse familiale tandis que leur père s’est absenté quelques jours. Bien sûr, ils ne sont plus autant dans le besoin qu’avant la naissance de Kiro, mais un peu d’argent en plus ne fait jamais de mal. De plus, cela occuperait leurs journées, bien que celles de Sorel sont déjà bien remplies depuis l’arrivée de Violette et Luka.

* * *

Le lendemain, tout le village fonctionne à plein régime. Sorel et Farké utilisent leurs muscles puissants pour installer les nombreuses barrières, ratisser le sable, mettre en place les tables et les gradins. Sous un soleil de plomb, tous travaillent ensemble, et certains se permettent même de siffler en cœur. Tandis que les gros bras dépensent leur énergie, sur la place principale d’autres s’appliquent à fournir des boissons fraîches et préparent la décoration à mettre en place, ainsi que le banquet à servir le jour des festivités. Yuki fait partie de ce groupe-ci.

Pour l’occasion, il a relevé ses longs cheveux soyeux en un chignon, lesquels semblent s’éclaircir de jour en jour. De la même couleur que la neige, ils brillent sous l’éclat du soleil. Lui qui pensait mettre sa passion de fleuriste en avant, il peaufine surtout son talent de fuite. En effet, il lui est difficile de se concentrer lorsque les jeunes demoiselles l’encerclent autant pour apprendre son savoir-faire que pour admirer son physique inégalé dans le village. Mais Yuki est un jeune homme trop poli pour renvoyer ses courtisanes chez elles, alors il leur sourit affectueusement tout en continuant ses assortiments chamarrés de fleurs.

Ce genre d’événement est, certes, rare, mais il n’attise pas uniquement l’entraide au sein des villageois. Beaucoup chuchotent déjà sur la potentielle issue de la compétition, et sur ce qu’ils en pensent. Ceux-là sont certains que le fils Phenegel participera, probablement sous la volonté de ses parents, mais ils doutent de sa sincérité. Cette famille est réputée pour tricher et comploter des coups bas quelle que soit l’occasion, et si la conséquence en vaut le risque. En l’occurrence, la récompense vaudrait tout l’or du monde pour ce couple courant après le pouvoir.

Mais ce que les villageois ignorent, c’est qu’ils ne sont pas les seuls au courant de ce tournoi. Bien qu’il prenne place chez eux, il n’est pas exclusif. Les quelques villages aux alentours ne comptent pas laisser passer cette occasion. Aussitôt la nouvelle tombée, elle n’a pas rencontrée l’oreille de sourds, mais de nobles attirés par l’influence que peut représenter le prince. Personne dans cette contrée n’a jamais vu la tête couronnée de leurs yeux, d’ailleurs. Et pourtant, sa réputation le précède qu’importe où l’on entend son titre.

Selon les dires, il s’agit d’un jeune homme, de l’âge de Timen tout au plus, marié à la plus belle princesse de la province. Certains assurent que la couleur de peau de celle-ci est rare dans les environs, qu’elle brillerait comme le caramel et serait aussi douce que du miel, que ses longs cheveux noirs de jais luiraient telle l’obsidienne, et que ses yeux auraient l’apparence d’émeraudes. D’autres, à l’inverse, affirment qu’elle présente le physique d’une déesse de la mer, avec une peau aussi claire que les nuages, des yeux si bleus qu’on les confondrait avec l’océan, et des cheveux fidèles à l’éclat du soleil. En réalité, personne ne le sait, et personne ne veut le savoir. Les villageois préfèrent spéculer sur ce que pourrait être, ou ne pas être, le couple princier de leur royaume. A vrai dire, ils se fichent de la vérité comme du nombre de pousses de blé dans leurs champs. Rencontrer le prince en personne ? Trop peu pour des paysans.

Du côté des Phenegel, en revanche, la bataille s’annonce rude. Ils ont appris de leurs espions que les concurrents seraient fort bien entraînés, et leurs montures fort solides. Malgré le talent incontestable de leur fils, ils ne peuvent se permettre le moindre faux-pas. Dès aujourd’hui, Timen sera levé aux aurores, nourri deux fois plus que d’habitude, et entraîné cinq fois plus. Son cheval subira le même traitement.

Alors, sans se plaindre une seule fois, Timen sort de son grand lit, se laisse habiller, dévore son repas et grimpe sur son fidèle étalon. Les domestiques de la maison se sont relayés pour installer une médiocre piste de course taille réduite. Il ne décroche pas un seul mot, une seule complainte. Pour la première fois, il expérimente le point de vue son fiancé. Obéir aux ordres. Ne pas répondre. Ne pas poser de questions. Il s’avère que ce mode de vie est moins fatiguant qu’avoir à argumenter avec des parents dont l’avis est déjà forgé.

Mais ce qui aide le plus Timen à ne pas protester, c’est la présence de Kiro à ses côtés. Alors que les Phenegel l’ont autorisé à vaquer à ses propres occupations, il se lève tous les jours au même moment que Timen, l’accompagne sur le terrain d’entraînement sans qu’aucun mot ne sorte de sa bouche, l’observe de loin tandis que son fiancé transpire sous l’effort. Le jeune Milleria, depuis le temps qu’il vit dans le manoir, commence à en comprendre les coutumes. Quoi que les Phenegel aient décidé, du moment qu’ils l’ont décrété, les jeunes fiancés n’ont plus le choix. Mais, quitte à souffrir, autant le faire ensemble, où bien obtenir le soutien de l’autre parti.

N’est-ce pas là le rôle premier d’un fiancé, finalement ?

Namtar, suivant de près les entraînements de son fils, ne semble même pas remarquer la présence de Kiro. Et pourtant, celui-ci se plante derrière une clôture, et suit Timen des yeux. Parfois, il lui lance un sourire, et même si son fiancé semble imperturbable, il n’en est rien. Kiro aimerait faire changer les choses, mais tant qu’il vivra sous le même toit que les Phenegel, mieux vaut se montrer prudent, et obéissant. Malgré cela, il prend de plus en plus de risques, alors que Timen devient plus docile.

Le soir, après une énième séance de chevauchée sous un soleil ardent, Kiro attend patiemment que le soleil se cache derrière les montagnes. A ce moment, les Phenegel sont dans leur petit salon relié à leur chambre nuptiale, à comploter contre le monde entier. A ce moment-là uniquement, Kiro est libre de ses mouvements. Même s’il décide de prendre un risque, Kiro ne fonce pas tête baissée à travers les longs couloirs du manoir. Depuis le temps, il a gagné en agilité, et ouvre en grand sa fenêtre. L’air frais réveille ses muscles. Il ferme les yeux un instant.

Il ne s’imaginait pas un seul moment qu’il s’habituerait à la vie au sein de sa prison. Il parvient à tempérer le caractère de ses beaux-parents et de son fiancé, mais c’est un combat de tous les jours. Et malgré tout, il apprécie sa vie. En cet instant, il est heureux. Il n’a jamais ressenti le besoin d’en demander plus, et c’est pourquoi les Phenegel ont décidé de lui laisser un peu plus de liberté. Mais il reste encore un couvre-feu à respecter. Alors, en bon gentleman qu’est Kiro, il saute par la fenêtre.

Ce n’est pas sa première fois. Depuis qu’il communique avec Timen de manière normale, il s’est dessiné un chemin tout tracé jusqu’à sa chambre, en passant par-dessus les appuis de fenêtres et par-dessous les auvents. Il franchit une première lucarne, enjambe une faîte, puis une seconde. Il s’assoit un instant, reposé contre une cheminée provenant d’un salon quelconque. Le soleil est bel et bien dissimulé derrière la montagne, mais quelques lueurs subsistent, conférant une aura brillante aux sapins situés au sommet.

Il aimerait pouvoir admirer la vue avec son père. Ces derniers temps, celui-ci fait de plus en plus de voyages d’affaires. Le bateau semble souvent plein à craquer de tissus et de vêtements faits main. Est-ce parce que le commerce se montre fructueux ? Kiro l’espère, mais en fait, il n’en sait rien. Avec ses frères, ils ne parlent jamais affaires. Avec son père, il ne parle quasiment plus. C’est comme si Kail était mal à l’aise en sa présence, où qu’il cherchait toujours ses mots. A ce qu’on lui a dit, Kiro ressemble beaucoup à sa mère. Une peau claire, des yeux gris, des cheveux blonds. Son portrait craché. Peut-être son père voit-il toujours sa femme en lui ?

Peu importe.

Ce soir, il n’est pas ici pour penser à lui. Non, s’il est sorti de sa chambre, c’est pour se rendre dans une autre. Celle de Timen. Rien ne l’y oblige, il en a simplement envie. Il toque timidement à la fenêtre, avant de l’ouvrir par lui-même. Il glisse ses deux pieds par l’ouverture tout en s’accrochant solidement à la toiture, et se laisse tomber lourdement.

  • Kiro ? s’étonne Timen, qui ne s’attendait pas à ce genre de visite, ni dans de telles conditions.

En effet, Kiro trouve son fiancé étendu sur son grand lit, éreinté après son entraînement du jour, et ceux des journées précédentes. Vêtu uniquement d’une serviette enroulée autour de sa taille mince, de fines gouttelettes tracent leur chemin de ses épaules jusqu’à ses hanches, mettant en valeur ses muscles décontractés.

  • Salut, Timen, sourit simplement le vagabond avant de s’asseoir sur l’épais tapis au centre de la pièce.

Kiro ne peut réprimer un petit rire lorsque Timen se lève subitement pour arranger son vêtement léger. Ce n’est qu’à cet instant qu’il remarque une barbe que quelques jours se formant sur le menton de son fiancé. Etrangement, il voudrait la caresser du bout du pouce, mais se contente de l’observer en silence, en attendant patiemment que Timen vienne s’asseoir à son côté. Ils se regardent un instant en silence.

  • Alors, pourquoi tu es venu, et pourquoi avoir choisi la fenêtre ? questionne Timen, tentant de cacher au mieux son agitation.
  • Je suis venu te tenir compagnie, tout simplement, sourit Kiro.

En lisant l’étonnement dans les yeux de son fiancé, il s’éclaircit la voix.

  • Je sais que tu ne veux pas participer à cette compétition, et que la récompense ne t’intéresse pas, alors…

Il marque une courte pause, et guette la réaction de Timen, mais ne voit chez celui-ci que de la fatigue et de l’appréhension.

  • Je suis venu te réconforter, ajoute-il en baissant la voix, le regard fuyant.

Timen ne sait pas quoi répondre face à cela. Il n’a jamais imaginé cette possibilité : Kiro venant de lui-même vers lui parce qu’il en avait envie, sans idée cachée, uniquement pour le réconforter. Alors il se contente de lâcher un petit rire soufflé du nez et de baisser la tête, pour tenter vainement de camoufler l’embarras qui le consume.

  • Et je suis aussi venu te donner une autre raison de concourir, continue Kiro à vois basse, sans quitter le tapis des yeux.

Timen reste silencieux. Il ouvre la bouche, mais les mots ne sortent pas. Face à lui, Kiro se lève calmement, les yeux fuyants le regard désorienté de son fiancé, et se dirige vers la fenêtre par laquelle il est entré.

  • Si tu gagnes, je t’offrirai quelque chose, souffle-t-il avant de s’évader par les toits.

* * *

Le lendemain, dès l’aube, Timen est déjà assis sur son cheval, prêt à s’entraîner. De son côté, Kiro s’est levé plus tôt encore pour se rendre sur la place principale du village. Comme annoncé par le maire, les concurrents des villages alentours font leur arrivée en ce jour.

La grande allée déborde de monde au petit matin. Le soleil réchauffe à peine les pierres sur lesquelles claquent les sabots de la horde de chevaux. Chaque cavalier s’accompagne de deux ou trois hommes se déplaçant sur le dos de chevaux de traits.

Les participants du concours proviennent tous des contrées aux alentours, et pourtant, la diversité est frappante. La plupart semble bâtie de muscles en marbres, le visage et les épaules recouverts d’épaisses cicatrices, les sourcils froncés et les yeux dévorés par la rage de vaincre. Les chevaux qui défilent sont parés de couvertures chamarrées, leurs pattes frappent le sol d’une force ahurissante, leurs crinières sont emmêlées, certains présentent mêmes des balafres, mais aucune finition extravagante n’est visible : pas de tresses, pas de toilette depuis le départ de leur village, pas d’ornements représentant les couleurs de leur maisonnée. Ils ont été préparés pour courir, pas pour parader.

Peu importe comment il le voit, Kiro perd espoir. Timen est certes très doué, mais face à de tels monstres, il devra mettre à l’épreuve sa capacité d’adaptation, et non son talent de coureur.

La compétition s’annonce rude.

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