Liu et les stéréotypes
Durant une bonne partie de l’année, rendue glaciale à cause du vent sibérien, nous nous retrouvions dans un café pour étudier. En période de révisions, l’établissement restait ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin de permettre aux plus assidus de ne pas compter la sueur écoulée à gratter le papier.
L’un de nos amis chinois y travaillait. Liu est un pur produit du DongBei, né à Shenyang. Pourtant, son caractère et son physique le rendent tout sauf chinois. Un nombre incalculable de personnes l’abordaient avec la même question sur les lèvres :
— Ni shi chaoxianzu ma [1]?
La minorité coréenne, fortement concentrée dans l’ancienne Mandchourie, comprend de nombreux ressortissants nord-coréens ou fils de Coréens. Ceux-ci sont assez mal vus par les Chinois (et la réciproque est valable dans les différents quartiers de Séoul où les Chinois sont réputés mal famés) et reçoivent un accueil mitigé.
Le visage de Liu, nez rond, pommettes hautes et peau lisse, lui donnait presque des airs japonais. En réalité, il n’a jamais quitté sa région natale, et a rencontré pour la première fois des étrangers à l’université. Après son diplôme, il est parti travailler quelques mois à Canton. Ce fut sa première visite dans le sud du pays.
Cet épisode me rappela que, à l’instar des États-Unis, la Chine organise sa vie sociale à travers la communauté, à plusieurs échelles.
Au niveau national, le peuple chinois est uni, soudé par le communisme et le secrétaire du parti. Lorsqu’un habitant parle de son pays, il ne dira pas « la Chine » mais « Nous, notre pays ». Cette fierté nationale est rapidement diluée par les conflits intercommunautaires qui déchirent cette apparente famille.
Outre les guerres idéologiques et territoriales à Taïwan, au Tibet, à Hong-Kong, Urumqi[2] etc., il s’agit là de dissensions entre chinois vivant côte à côte.
Au cours de l’année, j’eus l’occasion de faire un travail d’anglais avec un jeune Ouïghour du Xinjiang[3]. Cette région turcophone à majorité musulmane est depuis longtemps oppressée par le gouvernement qui gaspille ses terres et mélange son sang à celui des Han. Certains sources soulèvent que certains sont enfermés dans des camps dit « d’éducation », où la torture est censée supprimer leur foi en l’Islam. La violence contre un peuple pacifique n’obtient rien d’autre que la violence.
Les étudiants du Xinjiang sont étonnants. Pour fréquenter l’université, un certificat de mandarin (qui n’est pas leur langue maternelle) leur est demandé. Voir des turcs parler couramment chinois, sans un brin d’accent, me surpris la première fois.
Je ne saurais dire s’il s’agissait de compliments sur mon chinois ou la curiosité d’observer un Blanc manier leur langue mais nombre de personnes âgées, surtout les restaurateurs, me posait cette éternelle question :
— Ni shi Xinjiangren ma [4]?
Ainsi que sa sœur : Tu manges du porc ?
Je suis ce qu’on pourrait appeler « pâle comme des fesses », et pourtant le doute subsistait.
Lorsque ce n’était pas le Xinjiang, d’autres m’envoyaient une variante :
— Es-tu Russe ?
D’anciens partisans de l’URSS y allaient même de leurs petites phrases incompréhensibles dans la langue de Staline, vestiges d’années de communisme maoïste.
[1] 你是朝鲜族吗 ?= Es-tu de la minorité coréenne ?
[2] 乌鲁木齐 = Préfecture de la province du Xinjiang
[3] Province autonome ouïghoure (turcophone et musulmane) de l’ouest de la Chine
[4] 你是新疆人吗?= Tu viens du Xinjiang ?
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