Noël
Noël, effusion de joie et de guirlandes dans nos chaumières dès le mois de novembre. Toutefois, la Chine restait indifférente à ce vingt-cinq décembre où le quotidien ne dérogeait à aucune règle. Seul un gigantesque arbre planté au milieu de la grande place de Lüshun évoquait le souvenir du vent d’hiver.
Malgré des festivités discrètes, nous décidions tout de même d’organiser un grand repas pour marquer le coup. Maya vivait dans un appartement en dehors du campus avec deux autres collègues françaises et cela aurait été dommage de ne pas l’exploiter.
Marc, Pablo, Fu, quelques autres amis et moi-même nous attelions à la confection d’un semblant de buffet, qui fut finalement composé de pizzas grignotées devant la télévision. Fu nous présenta un classique de la comédie chinoise : Goodbye Mr Loser (Xia Luo Te Fannao). Le film comprend de nombreux jeux de mots et, même si les acteurs sont hilarants, je doute qu’il fonctionnerait en France. C’est un peu comme si Kaamelott cherchait à percer en Asie.
On picola puis grilla des cigarettes sur le balcon du huitième étage, avec une vue imprenable sur notre propre campus. L’amas de logements n’était qu’à une dizaine de minutes de marche. De l’autre côté se situait une autre forêt d’immeubles où habitait Gun.
Les huitres et le foie gras nous manquaient, mais la convivialité rachetait tous ces malheurs. La nourriture ne se prêtait pas à l’importance de la fête mais qu’importait, être ensemble nous suffisait. Face à l’hostilité, ces précieuses rencontres fonctionnèrent comme une seconde famille sur laquelle nous reposer. Chacun offrit des cadeaux de manière aléatoire, le plus mémorable restera le pull à l’effigie de sapin de Pablo, dont les boules étaient formées par des clochettes. Maya et moi l’avions trouvé lors d’une virée en centre-ville, à Dalian, et convenu qu’il était parfait pour notre Colombien préféré. Les grelots tintèrent sans discontinuer durant plusieurs semaines après la fête, comme un prolongement de celle-ci.
Pablo n’avait jamais connu la neige avant son arrivée en Chine. Submergé par l’émotion, celui-ci profitait du peu de temps passé sur cette terre inconnue, si différente de son Amérique natale. Hors de cette période, son colocataire chinois quitta Beilou pour trouver un logement en solitaire. Un Américain le remplaça. Son nom chinois, Yangguang, « Rayon de soleil », nous faisait sourire tellement il lui convenait. Toutefois, nous le surnommions « l’homme à l’écharpe » car il arborait en permanence une écharpe en laine, sous toutes les saisons, même au mois de juin, lorsque tout le monde crevait sous les quarante degrés. J’ai encore dans ma chambre notre photo de classe de promotion, et il se démarque par son admirable bout de tissu épais, au milieu des filles en robe et des garçons en t-shirt. Outre mesure, sa passion pour le chant et pour Beyoncé dépassait la simple admiration.
Sunshine loupa de peu la plus grande mission de ma carrière universitaire. À l’occasion de la nouvelle année, le département de chinois organisait une soirée-spectacle avec de nombreux chants, danses et autres divertissements. Maya, Pablo et moi avions eu la bonne idée de nous inscrire en proposant notre interprétation de Broken Strings, de James Morrison et Nelly Furtado.
Toutefois, cette fabuleuse performance faillit ne jamais voir le jour. Lors des sélections, face à un jury composé de professeurs du département et de quelques élèves en master d’enseignement, présents pour épauler le projet, la première réponse ne nous enchanta guère. Song laoshi, que nous surnommions « le dragon », ou « la vipère », pour plus de réalisme, siffla une réplique cinglante à mon encontre :
— Vous deux, c’est bien, mais le troisième (en me pointant), ça ne va pas être possible. Faîtes un duo seulement.
À ce moment précis, je compris ce qu’avaient dû ressentir Rose et Jack lors du naufrage du Titanic. Un bon gros raz-de-marée en plein visage, sans aucun tact, servi par un chinois au timbre de Donald Duck.
J’ai songé un instant à quitter la pièce, foncé tout droit jusqu’à ma chambre et fondre en larmes, maudissant ma voix. Puis, Pablo est intervenu, bien remonté :
— Non. Nous sommes trois et nous chanterons à trois. Pas de négociation possible.
Comme je vous l’ai dit, il est rare de discuter le bout de gras avec un professeur chinois. De surcroit, lorsqu’on est le chouchou du département comme l’était Pablo.
Un compromis sortit de cet échange : je n’allais pas chanter, mais rapper. Je ne prétends pas être meilleur dans l’un que dans l’autre, mais j’adore le rap et me sentais beaucoup plus à l’aise là-dedans. Cependant, comment rapper sur une chanson qui ne contient aucune partie dédiée ? La solution était toute simple : l’écrire soi-même en supprimant un bout des paroles de l’original.
J’ai donc composé un couplet à partir de l’instrumental que nous possédions puis l’ai présenté ensuite à mes deux compères, tout de suite séduits par l’idée. Par la suite, la nouvelle version obtint l’approbation du jury qui nous sélectionna pour le spectacle.
Nous n’avions pas encore réalisé la vague qui nous attendait au virage. Celle qui se nommait Song laoshi.
Si j’ai pu m’estimer heureux pour beaucoup de choses en Chine, l’une d’entre elles fut de ne jamais avoir eu Song laoshi comme professeur. Marc nous avait expliqué que c’était un excellent enseignant, mais l’image du spectacle s’imprégnait trop dans mon esprit.
La vipère, haut-placée dans l’administration du département, profitait d’un pouvoir despote. Tout le monde lui léchait les bottes, pour celles qui ne progressaient pas jusqu’à la ceinture, et ses désirs se transformaient en ordres. Imbu de lui-même, borné, perfectionniste, il se chargeait de la mise en scène du gala. Un cauchemar sur pattes.
Rien ne lui convenait, les enchaînements ne s’effectuaient pas assez vite, le décor et les lumières peu réactifs. Probablement une diva dans son ancienne vie. Mêlé à cela un manque cruel de matériel (un seul micro pour trois lors des répétitions) et vous obtenez le cocktail le plus bancal qui soit. Impossible de se préparer à chanter devant plusieurs centaines de personnes (heureusement, tous des camarades) lorsqu’on vous interrompt sans cesse au moment du filage.
Le jour J approchait à grands pas malgré le peu de semaines consacrées à l’événement (tout se déroulait durant nos semaines de cours). Enfin, le suspens cessa et nous rentrâmes dans l’arène. Un après-midi de folie, filmé par le département. Les DVDs étaient ensuite vendus trente yuans au bureau, y compris aux participants.
Notre performance se déroula sans encombre, acclamée par la foule. J’oubliai de préciser que j’avais été obligé d’acheter une tenue « hip-hop » une semaine avant le spectacle, le souhait de l’organisateur. Vous comprenez, un rappeur classe, ça n’existe pas. Désolé Oxmo Puccino. Ainsi, casquette à l’envers, jogging et survêtement à capuche détonnaient avec la robe de Maya et le costume de Pablo. Une tâche brune dans un trio élégant.
En parallèle, Ryu participait également avec une chanson chinoise, Nan Shan Nan[1]. De soliste, on lui a ensuite attribué une partenaire à la voix enfantine, en plus de choristes. Pour couronner le tout, lors de son passage, son micro ne fonctionnait pas. Les techniciens ne sont intervenus qu’au bout de la moitié de la chanson. Il en est sorti ravi.
Après avoir été étiqueté de « Blanc qui parle coréen », j’étais désormais le « mec qui a rappé au spectacle de fin d’année ». Personne ne semblait enclin à retenir mon prénom, sauf l’administration.
Outre cette popularité éphémère, qui n’aidait en rien à la séduction, la neige de l’hiver nous quittait, non sans laisser cet impitoyable vent de Sibérie. Un dernier mot sur cette période riche en festivités. Dans la région natale de Fu, près de Harbin, le festival des glaces battait son plein. De magnifiques sculptures ornaient les rues du centre-ville presque comme une seconde peau. Dans ce climat à moins quarante degrés, un simple coup de langue sur un poteau suffisait à vous emmener aux urgences comme sur ces vidéos de Russes insolites sur Internet. Même un seau d’eau jeté du quatrième étage se transformait en bloc avant l’atterrissage. Le grand danger restait les bouteilles d’eau qui menaçaient d’exploser si trop pleines.
Harbin fut un autre de mes regrets. Deux de mes amis y sont nés, et pourtant je n’ai jamais eu l’occasion d’y faire un tour. Fu nous expliquait que leurs vêtements étaient bien souvent chauffés à l’intérieur afin de compenser cette perte d’énergie. À Dalian, nous avions pu dévaliser UNIQLO, qui vendait le même type de concept : des collants et des t-shirts qui émettaient de la chaleur au moindre mouvement. Ceux-ci ont sauvé mon hiver.
[1] 南山南 = chanson de Ma Di (马頔)
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