Chapitre II : Départ pour le Vaste Monde
C'était une matinée claire au ciel dégagé du mois de Brûlefeuille, le début de l'automne sur ce continent. Le soleil pointait avec quelques difficultés au-dessus des montagnes du Sud-Est, les grands monts Perce-Ciel. Le gazouillement des oiseaux emplissaient, depuis le début de l'aube, tout le bois et le petit village forestier d'Hameek, où vivait Ihlo depuis sa naissance. Hameek était un petit hameau construit dans une vaste clairière entourée de hauts pins aux fines épines sombres et d'épicéas aux larges troncs roux recouverts d'une écorce rugueuse. Les maisons qui le formaient étaient assez désordonnées, bâties par leur propriétaire ou par l'ancêtre de ce dernier. Elles arboraient donc toutes un style assez différent. Par exemple, l'Hôtel de Ville était maintenu par de lourdes pierres taillées et claires, et les murs étaient faits du bois des grands arbres qui entouraient le village. Un sentier de terre battue reliait Hameek aux autres villes, entouré de barrières de bois pour sécuriser le passage. Ici vivaient bûcherons, forgerons et quelques artisans plus libres comme un couturier et sa femme ou un menuisier qui partait tous les matins au plus tôt de la journée pour se rendre sur son chantier. La plupart, voire la quasi-totalité des habitants de Hameek étaient des humains. Les seuls « étrangères » étaient Ilho et sa mère.
Mais depuis le décès de cette dernière, la jeune gnome était la dernière étrangère de Hameek, et ce titre l'inquiétait plus que ne la rengorgeait de fierté. En effet, la semaine qui suivit le décès de sa pauvre mère, nombreux furent les habitants du hameau forestier qui vinrent sonner à sa porte pour leur présenter leurs plus profondes condoléances, mais ils s'en tinrent là ; mais la pointe de xénophobie qui leur restait de leurs ancêtres n'avait pas disparu, et personne ne parla à Ihlo durant des mois. Après tout ce que sa mère lui avait dit et après toutes ces années bien solitaires pour elle, la jeune gnome n'avait pas été très étonnée par ce manque de présence. Elle s'était retrouvée seule pour surmonter cette terrible perte. Elle avait bien lu dans leurs yeux d'humains une grande part de dégoût et de hargne. Cette haine était irraisonnée, et Ihlo avait cessé de penser que cela s'arrêterait avec le temps. Elle avait passé dix-neuf printemps à Hameek, et savait que si des réponses étaient dissimulées quelque part, c'était en Rhulvas.
Ce matin, Ihlo s'était levée tôt : c'était pour elle le départ vers sa nouvelle vie trépidante, qu'elle espérait riche en découvertes et en évasion. Surtout, ne pas revenir sur son passé. Chassant de son esprit embrummé par un sommeil agité et bien trop léger - car la seule perspective de quitter pour un très long moment son foyer d'enfance l'excitait et le remplissait de nostalgie, à tel point que cela l'avait empêché de dormir convenablement - les images de sa mère mourante, qui revenaient souvent dans sa tête, malgré ses efforts pour empêcher cela, la jeune femme pénétra dans la petite cuisine qui occupait la plus grande partie de sa maison. Elle entreprit de faire bouillir de l'eau pour le thé, et tandis que sifflait la casserole en fonte noire, elle s'attela à faire ses bagages. Elle sortit de l'armoire la vieille sacoche de sa grand-mère maternelle, celle qu'elle utilisait autrefois pour ramasser ses champignons en forêt, faite d'un solide cuir qui, en à peu près cent années d'usage, n'avait pas cédé ni faibli. Elle la secoua avec énergie pour en chasser la poussière, accumulée par des années passées au fond du placard, puis vérifia que les sangles étaient encore bien en état. Après ces vérifications, Ihlo la remplit de provisions - quelques pommes vertes qui auraient le temps de mûrir durant son voyage, ainsi qu'un bocal de fruits secs et quelques tranches de viande de chèvre séchée et salée, ainsi qu'une grande gourde -, ainsi que de chaudes couvertures et d'un manteau d'hiver au cas où le climat serait encore plus rude qu'en Yhujal. Puis, elle se servit une tasse d'eau bouillante, où elle fit infuser quelques feuilles noires d'une plante qu'on trouvait souvent au pied des pins dans la forêt de Lorhi, celle qui bordait Hameek.
Tout en sirotant distraitement son thé brûlant, Ihlo se surprit à se perdre une nouvelle fois dans ses pensées et dans ses souvenirs. A dix-neuf ans, elle avait déjà oublié une partie de sa petite enfance, mais néanmoins quelques souvenirs subsistaient, comme les nombreuses fois où, courageusement, elle était retournée devant son arbre tailladé, et l'avait frappé. Encore, encore, et encore, jusqu'à ce que l'odeur de la sève fraîchement écoulée ne se disperse dans toute la clairière. En plus de s'entraîner à manier une arme - qui ici, en l'occurence, n'était qu'un bâton affublé d'un silex en son extrémité -, la jeune gnome déferlait sa rage de ne pas être aimée malgré toute la gentillesse et la bonté qu'elle avait à revendre. Elle avait été élevée par une bonne personne et pourtant, ce malaise visible qu'arboraient tous les autres habitants du hameau forestier chaque fois qu'elle passait près d'eux lui donnait l'impression de n'être rien qu'un monstre. Plongée dans ces douloureux souvenirs, Ihlo fronça les sourcils et grimaça. Oublier. Oui, c'était la meilleure chose à faire.
Une fois sa boisson avalée et ses bottes enfilées, Ihlo saisit la clef de la petite chaumière qu'elle avait partagée durant des années avec sa mère. L'objet était de taille normale, en cuivre rouillé par des décennies d'utilisation, d'un esthétique des plus simples qui soit. Et pourtant, cette banale clef était porteuse de souvenirs. Refusant une énième fois de s'abandonner au passé, Ihlo franchit le pas de la lourde porte en bois noir, la referma en un bref claquement, et la ferma pour de bon. Une sorte de poids inexplicable fut soulevé de son coeur à cette simple action. Décidée, la gnome se détourna.
Elle ne se rendit même pas sur la tombe de sa mère, enterrée dans le cimetière du village, anormalement - mais obstensiblement - éloignée des autres stelles. Ihlo n'y avait jamais déposé de fleurs, si bien qu'il ne s'agissait que d'une pierre plate verticale sortant de la terre argileuse, où était gravé le nom et le prénom de sa mère. Elle lui en voulait tellement de l'avoir laissée ! Eles delle savait que ce n'était pas de sa faute, que personne ne contractait le thehüril de sa propre volonté, elle refusait juste d'admettre la lourde vérité.
Ihlo prit le sentier au Nord-Ouest d'Hameek, celui qui rejoignait une grande route pavée qui était empruntée par toute sorte de marchands et de voyageurs, mais surtout par de grandes caravanes transportant des marchandises importées de Rhulvas, sous le contrôle de l'Empire, qui contrôlait le Vaste Monde. Tout cela, elle l'avait lu dans les livres dont elle se gavait étant plus jeune. Elle pouvait donc prendre un chemin sans trop douter de l'endroit où elle arriverait, ayant lu beaucoup de cartes régionnales trouvées dans des manuscrits. Mais rien ne mentionnant les routes de Rhulvas, elle devrait donc s'en tenir au destin une fois la frontière franchie. Encore fallait-il arriver jusque là, bien qu'elle ne craigne rien de mal qui puisse lui arriver.
Le trajet n'était pas rude, le sentier effectuait quelques montées sur des buttes terreuses ou de rapides descentes dans des combes remplies de fleurs et d'herbes, ainsi que d'arbustes, mais aucune trace de charrette. A l'évidence, le sentier n'avait pas été utilisé depuis longtemps, la ville la plus proche se trouvant au Sud-Ouest, par un autre chemin qui commençait à l'opposé de Hameek. Le bois de Lorhi était vert et remplit de bruits d'oiseaux en éveil et de senteurs florales des troncs à sève et des fleurs qui commençaient à se fâner. L'automne - et particulièrement les mois consécutifs de Brûlefeuille et de Grainetombe - était une saison qu'Ihlo avait toujours apprécié, pour ses merveilleuses couleurs allant du pourpre au jaune soleil, en passant par le rouille et le vermeil, ainsi que pour ses longues soirées où l'on s'endormait, bercé par la pluie ou par le grondement lointain du tonnerre. C'était aussi l'une des raisons qui l'avait poussée à partir en ce mois aux teintes chaleureuses.
Vers midi, Ihlo s'octroya une rapide pause où elle mangea une pomme, bien dure et peu juteuse, qu'elle compara mentalement à un roc au goût fruité, avant de repartir. Les gnomes étaient des créatures endurantes, capables de survivre avec très peu de nourriture et durant de longues semaines ainsi. De plus, la jeune femme ne souhaitait pas épuiser ses ressources avant d'être sûre et certaine de pouvoir se ravitailler en toute sécurité et légalité.
Elle était vêtue d'un pantalon noir ainsi que d'un corset de cuir brun tanné par le couturier de Hameek spécialement pour elle, car c'était l'un des rares habitants du hameau de bûcherons à ne pas craindre Ihlo et sa mère comme la peste. En plus de ces fins habits, elle portait une cape à capuche brun foncé, rembourrée de laine de mouton, et des bottes de cuir à sa pointure, et qui pourtant appartenaient autrefois à sa mère. Ses cheveux brun-roux, couleur fréquente chez le peuple des gnomes, lui avait dit sa mère, étaient attachés en une queue de cheval haute, pour ne pas lui brouiller la vue durant sa marche. Elle n'avait emporté aucune arme, de peur qu'on refuse de la laisser passer à la frontière. Dans le besoin, elle pourrait en acheter une en Rhulvas. Ses poches contenaient du charbon de bois et un silex pour allumer le feu, ainsi qu'une bourse remplie d'une cinquantaine de bulirs, monnaie utilisée autant dans le Petit que dans le Vaste Monde.
En début d'après-midi, après un long moment passé en pleine forêt, la route marchande qui menait à la frontière apparut, ses pavés de pierre claire et taillée luisant à la lumière automnale diffusée par le soleil. Ihlo se réjouit mentalement : le lendemin matin, elle passerait sans doutes la frontière.
Sur la route elle croisa plusieurs personnes : des humains, pour la plupart, qui la toisèrent avec haine ; mais aussi une petit groupe d'elfes qui bavardaient chaleureusement, richement habillés, les bourses pendant à leurs ceintures pleines à craquer de bulirs en or. Elle vit aussi un farfadet, encore plus petit qu'elle, qui marchait doucement, tête basse, traînant dans son dos un baluchon en tissu à carreaux. Devant son air dépité, Ihlo eut presque de la peine : quoi qu'il lui fut arrivé, ce petit farfadet était prit d'une terrible décéption ou d'une tristesse sans mots.
La nuit finit par tomber. La route était encadrée de forêts lugubres, bien plus hostiles que le grand bois de Lorhi où la jeune gnome avait passé ses meilleurs et ses pires moments, à cueillir des herbes ou à combattre contre son tronc mort. Elle fut prise de frissons et comprit qu'elle n'aurait pas le courage de camper dans ces bois où pouvaient très bien se tapirent des loups affamés ou d'autres créatures dangereuses. De petite taille, elle était une proie facile.
Ihlo choisit enfin de passer la nuit contre le petit muret de pierre qui protégeait la large route pavée, quitte à être prise pour une mendiante. Dans son coeur à elle, de toute façon, elle était une voyageuse au passé solitaire et triste qui n'avait plus peur de subir honte, et qui préférait affronter sa vie de gnome plutôt que de risquer de mourir dans la forêt. Emmitouflée dans ses couvertures, elle n'avait pas peur du froid, et le ciel dégagé laissait imaginer une nuit sans brise et sans intempéries.
Les quelques passants qui marchaient sur la route durant la nuit étaient pour la plupart à cheval ou en charrette. Certains passèrent en ricanant et en la pointant du doigt, d'autres allèrent cracher à ses pieds pour se moquer d'elle avec désinvolture. Un quinquagénaire monté sur une jument alla même jusqu'à laisser son animal déféquer à proximiter d'Ihlo. Mais la jeune femme n'en avait que faire : elle dormait déjà.
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