Ball-trap
Seize heures. Ainsi, il a choisi de caresser la ficelle de la cloque ô combien rustique plutôt que la sonnette standard ? Aventurier, donc ! Et pas mal du tout ! Suntary s'était bien gardé de me parler de ce détail. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu, mais impossible de dire quand ni où... Souriant, charmeur presque, il m’explique qu’il vient de Lille. Une heure de route, merde... Je lui sors donc le grand jeu et l’invite sur la terrasse offrant pleine vue sur les champs. À droite les canards, à gauche les chevaux, au milieu, mon linge... Le linge ! Pleine vue sur mes culottes en coton et les vêtements du petit... Suntary lui a-t-elle seulement dit que j’étais une mère célibataire ? Le voilà installé et moi, toujours silencieuse. Je savais que ce n’était pas une bonne idée... En ville au moins il y a tout, restaurant, karaoké, théâtre, spectacle, concert. Ici... à part le ball-trap prévu cet après-midi sur le terrain de pétanque / basket, rien ne peut venir agrémenter la conversation. Aller, je lui propose à boire, puis je déballe mes casseroles, il prend peur, et coupe court à la rencontre. À force, j'ai l'habitude.
— Un thé ? Un jus de pomme maison ?
Pourvu qu’il ne me réclame pas de café. La Senséo est au grenier, pleine de poussière et de calcaire et les dosettes sont si vieilles que je doute qu'elles aient encore du goût... Il éclate de rire et moi, je fonds. Il a raison. Un jus de pomme... On est où là, au goûter d’anniversaire des trois ans du petit ? Mets des bougies sur la tarte à la rhubarbe maison que tu t’es fait chier à préparer ce matin tant que t’y es. Non mais je rêve ! S’il est un ami de Suntary — d’ailleurs où a-t-elle rencontré une bombe pareille ? — il est amateur de bière.
Nouveau silence mais son sourire ne s’efface pas pour autant. D’un geste, après avoir léché la mousse de sa barbe de trois jours savamment entretenue, il m’invite :
— T’as les fléchettes quelque part ?
Dix-sept heures trente. M’a-t-il laissée gagner à deux reprises ou est-il sincèrement si mauvais ? Impossible de le dire mais au moins, la glace est brisée. Son rire est divin et me détend.
— Sun m’a dit que tu habitais en campagne, mais je m’attendais pas à ça. C’est un ball-trap qu’on entend au loin ? S’esclaffe-t-il.
— Si tu veux, on peut se faire un ciné. J’adorerais voir le dernier Nolan et...
— Je n’ai jamais vu de ball-trap et en toute honnêteté je ne me suis pas tapé une heure de route pour m’enfermer plus de deux heures dans une pièce sombre sans possibilité de te parler, ni même de te voir. Tu es toujours aussi belle, d'ailleurs, par contre, j’ai pas le souvenir d’une telle timidité. Je ne veux pas te mettre mal à l’aise...
Attends, je l’ai déjà rencontré ? Non... Grand, brun, yeux clairs et barbe juste ce qu’il faut, torse sculpté et humour ravageur, impossible de l’avoir déjà rencontré, je m’en souviendrais... Et d’ailleurs, comment se fait-il qu’un mec pareil soit célibataire. C’est quoi son vice ? Alcoolique au point de boire une bière à quatre heures de l’après-midi ? Merde, il est impuissant ou pire, jaloux ? Il a de la conversation, est intéressant... Serait-il divorcé avec quatre enfants en bas âge dont il a la garde ? Suntary a bien dû garder le mystère pour une raison.
Parce que dans le Nord de la France, même au mois d’août, la règle d’or est de ne jamais sortir sans son gilet, nous voilà, veste sur l’épaule, en route pour le centre-village avec une halte place de la mairie pour jeter le verre. La totale ! J’imagine déjà la scène. Comment s’est passé ton rencard, mec ? Ecoute, elle voulait me servir un verre de jus de pomme maison, elle m’a ensuite intoxiqué avec une tarte à la rhubarbe alors que je déteste la rhubarbe, chevalier, je l’ai laissée gagner deux parties de fléchettes, ensuite on est allés jeter du verre à la benne pour terminer notre journée au ball-trap du village ! Pathétique...
Au moins celui-là, il risque pas de me réclamer un nouveau rencard, bien que pour le coup, j’aurais pas dit non. Il me plait.
Vingt heures. Après avoir osé lui proposer un restaurant pour terminer la soirée et m’attendant surtout à un refus poli de sa part, quel n’est pas mon étonnement lorsqu’il s’inquiète seulement d’une chose : l'heure à laquelle rentre mon fils.
— Il est chez ma belle-mère pour la nuit.
Il m’avoue alors connaître quelques brides de mon histoire via notre amie commune et s’excuse pour le drame que j’ai connu. Phrase bateau acte un, scène un. Je préfère sourire et rester muette.
Le décor splendide du relais Château réservé pour l’occasion le laisse sans voix. Ou alors est-ce la traversée de la ville, bercée des odeurs de bacs de rétention ou encore de la sucrerie toute proche, va savoir ! Et oui, mon vieux, je ne suis pas qu’une plouc qui t'invite au ball trap du village, j’ai aussi mes bonnes adresses !
Devant la carte proposant des mets tous aussi tentants les uns que les autres, il reste toujours bien silencieux et quitte même la table. Certes, le menu n’est pas donné mais Suntary m’avait expliqué qu’il était gérant d’une entreprise florissante, alors qu'est-ce qui le refroidit ? Pense-t-il devoir s’acquitter seul de l’addition ? Après dix bonnes minutes à me laisser poireauter et tandis que je résiste à la tentation de répondre aux nombreux messages curieux de mon amie, pour, surtout, lui demander d'où il me connait, le revoilà, deux coupes de champagne à la main sourire à nouveau greffé sur son visage enchanteur. Il s’excuse sans explication. S'en suit un échange d'une banalité déconcertante. Frère, soeur, parents, études, vacances. Le ball-trap et les fléchettes avaient le mérite de rendre le rencard original... Des serveurs arrivent alors, doggy bags en main. Sérieux ?
— Si c’est à ce point, autant arrêter tout de suite, t’as raison, je souffle alors.
— Absolument pas, au contraire. Ça, ce luxe, ces mets, cette ambiance, c’est mon quotidien. Même cette conversation m'ennuie pourtant, crois-moi, j'ai envie d'en savoir plus sur toi mais pas comme ça. J'ai proposé qu'on se rencontre chez toi justement pour éviter tout le rituel classique d'un premier rencard citadin, alors je te propose de rentrer chez toi, de déguster nos menus, de s’enfiler une bonne bouteille de vin que le chef sommelier m’a conseillé et d'obtenir ma revanche aux fléchettes. Car ne crois pas que je t'ai laissée gagner. Alors, tu n'es pas curieuse de savoir où nous nous sommes réellement rencontrés pour la première fois ? Indice, à l'époque j'étais con, mais j'ai moi aussi mon passé.
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