Quelques jours avec eux - 02

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J’envisageais ces premiers jours à la montagne comme un sas de décompression. Aucun programme. Seulement se laisser porter, prendre une grande bouffée d’air frais, se remplir le regard de paysages purs.

Nous avions surtout pas mal marché, pas forcément longtemps ni très loin. Chacun avait pu, à sa manière, s’aérer la tête.

En milieu de semaine, je pris la décision de me payer un saut en parapente. Je ne pouvais pas vraiment me le permettre. Ce n’était pas du tout prévu au budget mais je m’en foutais. J’avais besoin de me jeter dans le vide. Et le regard admiratif des enfants quand ils m’avaient vu partir, mal assis à l’arrière du pick-up, ou quand je les avais retrouvés, après mon atterrissage, n’avait pas de prix.

Je les avais laissés sur la place principale de la station. J’avais dit à Damien de faire attention à ses frères. Du haut de ses 14 ans, il avait rangé dans sa banane mon portefeuille et les clés de l’appartement, le torse bombé, fier de ses responsabilités.

À mon retour, ils m’avaient serré contre eux. Ils semblaient avoir eu peur pour moi. Ils me regardaient différemment. Ces derniers mois, à part avoir les larmes aux yeux pratiquement tout le temps, je n’avais rien fait. Leur père venait enfin d’accomplir quelque chose d’extraordinaire.

Je n’avais pas pu leur dire à quel point courir et se jeter dans le vide m’avait fait un bien fou, à quel point flotter, quasiment voler comme un oiseau, m’avait apaisé. Là-haut, je n’avais pensé à rien. Il n’y avait que le silence, la cime des arbres qu’on effleurait des pieds. J’aurais voulu rester dans le ciel.

Le soir même, mon corps me rappela que j’étais bien sur terre, bien vivant. Je ressentis une douleur atroce dans les reins. J’avais envie de pisser toutes les trois secondes et à chaque fois j’avais l’impression de sortir des lames de rasoir. Les enfants dormaient. Je serrais les dents. Je suais à grosses gouttes pour un pauvre filet jaune et rouge qui s’échappait avec peine de mon urètre.

Après une nuit horrible, j’allai voir le médecin de la station qui me conseilla de descendre consulter un de ses confrères dans la vallée. Je dus à nouveau laisser les enfants seuls pour obtenir un diagnostic rapide du spécialiste. J’avais des calculs rénaux. Rien de spécial à faire. Il fallait que le petit caillou qui s’était formé sorte par voie naturelle. J’allais donc devoir très prochainement pisser une pierre et, il préférait me prévenir, j’allais douiller.

Le samedi suivant, alors que nous quittions la station, je marchais plié par la douleur. Les garçons étaient un peu inquiets de me voir comme ça. J’essayais de les rassurer comme je pouvais, tout en serrant les dents.

Sur la route, j’espérais que la douleur n’allait pas me briser et provoquer un accident malheureux. Je n’avais pas beaucoup parlé. J’avais fixé l’horizon, serré le volant jusqu’à rendre mes mains blanches. J’avais laissé Damien choisir la musique. Je l’avais laissé aussi gérer ses frères qui chahutaient à l’arrière. Nos rapports entre lui et moi étaient différents. Nous n’avions jamais vécu ensemble. Il avait toujours été pour moi mon enfant que je voyais quatre jours par mois et la moitié des vacances scolaires. Je n’avais de cesse d’apprendre à le connaitre et de découvrir comme il pouvait me ressembler.

Alors que pour les deux autres, Gabriel et Thomas, je les connaissais par cœur. Je faisais tout pour ne rien oublier, pour que nous gardions notre complicité et surtout ne rien perdre de ce qu’ils devenaient sans moi.

Au détour d’un lacet, alors que le soleil était déjà bien haut dans le ciel et que le trajet entre la montagne et la mer nous avait semblé interminable, nous avons pris en pleine tronche ce paysage époustouflant de la Méditerranée qui scintille et des îles qui s’élevaient au loin, Porquerolles et celle du Levant. Plus aucun bruit dans la voiture. Juste le silence de la beauté. Ma douleur au creux des reins s’était même cachée quelques instants pour mieux réapparaitre une seconde plus tard.

Dans le centre-ville du Lavandou, je trouvai une place juste en face de l’agence. Je laissai les enfants dans la voiture, le temps de récupérer les clés.

La clim était à fond dans la pièce. Derrière le comptoir, une jeune fille me sourit puis me regarda d’un œil inquiet.

- Bonjour, monsieur. Je peux vous aider ?

Son accent résonnait de soleil, de cigales et d’apéro en bord de mer. Je m’approchai, le corps toujours plié en deux.

- Oui. Bonjour mademoiselle. Je viens récupérer les clés d’une location sur les hauteurs.

Je lui donnai l’adresse que j’avais sur le document du CE. Elle retrouva le contrat et les clés. Je dus lui donner en échange un chèque de caution. Je signai les papiers. Malgré l’ambiance fraiche, j’étais en sueur. Je ne me sentais pas très bien.

- Voici les clés et le contrat. Vous allez voir, c’es très joli, avec une vue incroyable sur Cavalaire. C’est un peu à l’écart du Lavandou, de l’autre côté de la colline mais ça vaut vraiment le coup.

- Oui, ok, murmurai-je les dents serrées, écrasé par la douleur.

Je ne savais pas trop ce que le caillou à l’intérieur de moi avait l’intention de faire mais il prenait un malin plaisir à me torturer. La souffrance me faisait penser à des choses atroces et extrêmes, comme m’ouvrir le bas du ventre avec mes clés de voiture et aller chercher moi-même ce calcul. Ou me sectionner le sexe.

- Vous allez bien monsieur ? Je vous trouve un peu pâle… Vous voulez un verre d’eau ?

La jeune fille semblait vraiment inquiète. Elle se leva et fit le tour du comptoir pour s’approcher de moi. Elle posa le dos de sa main sur mon front.

- Vous êtes brûlant ! Et en sueur ! Vous avez de la fièvre, c’est sûr ! Reposez-vous quelques instants sur cette chaise.

Elle l’approcha et m’installa d’autorité. Elle revint quelques secondes plus tard avec un verre d’eau et un comprimé de Doliprane.

- Merci. C’est gentil. J’ai des calculs rénaux. Je dois expulser naturellement un caillou minuscule depuis deux jours et c’est très long et très douloureux.

Alors que j’avalais le comprimé, elle me regarda plus longuement. Elle devait se demander, tout comme moi à cet instant, pourquoi je lui avais confié ces détails sur mes reins, mon urine et ce qui devait sortir de mon pénis.

- Bon, me dit-elle en reprenant le verre de ma main et en le posant sur le comptoir. Ça va passer…

- Ah bah, j’espère bien ! Parce que sinon, je ne réponds plus de rien !

Ma voix était trop excessive, trop désespérée aussi. La jeune fille retourna derrière son comptoir. D’autres vacanciers devaient arriver. J’avais réussi à faire peur à quelqu’un qui voulait m’aider. C’était tout moi ça.

Je remerciai la jeune fille. Je pris les clés, le contrat et quittai l’agence. À quelques mètres de la voiture, je vis que Gabriel et Thomas se chamaillaient, et que Damien essayait de les calmer. Je me sentais fatigué à l’idée d’avoir à les gronder. Je ne le faisais presque plus depuis que j’avais quitté leur mère. Je trouvais d’autres solutions. Je laissais couler surtout. Je voulais qu’ils passent du bon temps avec moi. Je voulais qu’ils aient envie de revenir la fois prochaine. Ce n’était sûrement pas idéal mais je m’en foutais.

Gabriel me vit au moment où je traversais la route pour rejoindre la voiture. Il me fit sourire en essayant de se tenir droit sur son siège, en donnant des coups de coudes à son petit frère pour qu’il se calme à son tour. Je voyais Damien se donner un air désinvolte, comme s’il avait réussi à les garder calmes et sages pendant mon absence.

J’ouvris la porte et m’installai derrière le volant.

- C’est bon, j’ai les clés ! À nous la maison avec vue sur la mer !

- Ouais ! crièrent-ils en même temps.

- Tout s’est bien passé ? demandai-je.

- Oui, oui, pas de soucis, papa, répondit Damien.

Dans le rétroviseur, les petits sourires en coin des garçons me firent oublier que la douleur empirait, malgré le comprimé de la jeune femme.

Dix minutes plus tard, je me garai dans une résidence de vacances. La plupart des maisons se ressemblaient et ne devaient être habitées que l’été. J’imaginais cet endroit, l’hiver, un désert laissé à l’abandon. Un peu comme moi.

J’ouvris la porte, les enfants excités et bruyants sur mes talons. Ils entrèrent les premiers, impatients de découvrir leur lieu de vie pour les prochaines semaines. Je déposai rapidement les bagages dans l’entrée. Je les entendais déjà sur la terrasse pousser des cris. Je croisais les doigts pour que nous n’ayons pas de voisins.

On entrait par l’étage. On y trouvait les toilettes et la salle de bain, ainsi qu’une chambre avec un lit double. Puis on descendait les escaliers pour se retrouver dans une grande pièce composée de la cuisine et du salon. Le canapé était convertible et se dépliait pour obtenir un autre lit double. Une grande porte-fenêtre donnait sur la terrasse et faisait entrer une lumière aveuglante. Dehors, on dominait en effet une vue à couper le souffle. La mer, les collines, le ciel bleu, un petit vent. Nous étions au bon endroit, tous les quatre. Je ne voulais pas être ailleurs que là avec eux.

Je dus pourtant les laisser pour me rendre aux toilettes. Je leur demandai avant tout de défaire leurs affaires et de ranger le maximum. Thomas dormira à l’étage avec moi. Damien et Gabriel seront en bas dans le canapé-lit.

Je m’enfermai aux toilettes, déjà mal à l’idée de la souffrance. Je baissai mon pantalon et mon slip. Un mince filet jaunâtre s’écoulait, puis du sang et un mélange étrange. Chaque goutte me faisait pousser un petit cri. J’étais debout. Je tenais mon sexe entre ma main droite. De la gauche, je me cramponnais au mur pour ne pas tomber. Dans des endroits que je ne sentais pas habituellement, quelque chose se déplaçait. Le caillou prenait le chemin de la sortie, me pétrifiant de douleur à chaque millimètre gagné. Après de longues minutes de ce que je crus être une véritable agonie, le crane perlé de sueur, un ridicule petit caillou noir fut expulsé. Il tomba dans l’eau sans un bruit, avec juste une toute petite éclaboussure qui retomba toute droite. J’accueillis cet exploit dans un cri de soulagement long et puissant, un râle digne d’une jouissance éjaculatoire. J’entendis alors les pas des garçons se précipiter dans les escaliers. Derrière la porte fermée, Damien me demanda si tout allait bien.

- Oui, ça va les gars ! Je l’ai expulsé ce maudit caillou !

- Ah cool ! Super ! s’écria Gabriel.

- Laissez-moi encore deux petites minutes et j’arrive.

Ils redescendirent faire je ne sais quoi. La douleur s’estompait doucement. Je restais fixé sur ce petit truc noir au fond de l’eau, comme hypnotisé. Sans réfléchir, je plongeai ma main au fond de la cuvette et attrapai entre mes doigts mon ennemi intérieur. Je sortis des toilettes et lavai le caillou et mes mains abondamment sous le robinet. J’étais totalement fasciné. J’avais trouvé mieux qu’une météorite ou un diamant très rare. J’avais au creux de ma main une pierre précieuse de mon corps.

Je retrouvai les enfants qui, pour une fois, jouaient tranquillement.

- Eh, les garçons ! C’était ça qui me faisait si mal ces derniers jours !

Ils s’approchèrent comme des mouches autour d’un pot de confiture ouvert. Ils plissèrent les yeux, leurs trois têtes collées les unes aux autres.

- Ce truc-là ? demanda Damien.

- C’est tout petit, remarqua Thomas, déçu.

- Oui, mais c’est passé par le trou où on fait pipi et je peux te dire que ce n’est pas du tout fait pour sortir ce genre de chose !

- Et ça va mieux maintenant ? demanda Gabriel.

- Bien mieux ! C’est incomparable !

Ils s’écartèrent de ma curiosité pour passer très vite à a utre chose. J’étais un peu embêté avec ce truc dans la main. Je ne pouvais pas me résigner à le jeter. Pourtant, je me rendais bien compte que c’était bizarre de le garder. À l’étage, je finis par l’enrouler dans une feuille de papier toilette avant de le cacher dans une poche intérieure de mon sac-à-dos.

Nous rangeâmes alors nos affaires. Chacun prit ses marques dans la maison. Je m’installai quelques instants sur la terrasse pour lire tout en profitant du paysage. C’était la première fois depuis le début des vacances que j’étais vraiment détendu, soulagé et libre. Sans compter l’épisode du saut en parapente qui était à part et auquel je repensais avec nostalgie. Comme j’avais été bien là-haut !

Les jours suivants, nous avons trouvé un rythme entre les trois repas sur la terrasse, quelques heures à la plage, un temps calme l’après-midi au plus chaud de la journée, encore quelques heures à la plage, et une sortie sur le port du Lavandou pour manger une glace et admirer les bateaux. C’était assez banal mais cela nous convenait parfaitement. On s’amusait beaucoup. Les enfants étaient parfois durs à tenir. Je voyais de temps en temps des parents qui m’observaient du coin de l’œil, qui semblaient juger mon laxisme ou une forme de démission. Je voulais leur rentrer dedans pour savoir ce qu’ils auraient fait à ma place, avec ces trois garçons que je ne voyais presque jamais et avec qui j’essayais d’avoir une place de père. J’aurais voulu savoir ce qu’ils auraient fait tous, là, dans leur petite vie tranquille, s’ils s’étaient soudain retrouvés seuls comme des cons, à tourner en rond dans un studio, dans une ville morte, sans aucun rire d’enfants pour leur rappeler que la vie valait le coup d’être vécue. Je gardais mon calme. Je me concentrais sur les garçons. J’inventais des jeux. Je me laissais porter par ceux qu’ils me proposaient. J’étais tout de même angoissé. C’étaient mes premières vacances seul avec eux. J’avais tout le temps peur, surtout près de l’eau. Gabriel et Damien savaient nager. Pas Thomas encore. Et puis lui et moi, nous avions notre histoire, une vague trop puissante de l’océan entre nous.

Quelques années plus tôt, Thomas devait avoir 3 ans, Gabriel 6 et Damien, 9, nous étions au Portugal, comme chaque été. Mon ex-femme faisait la crêpe sur la plage. Les garçons et moi, nous nous ennuyions ferme. Nous nous sommes approchés de l’eau pour nous tremper les pieds. Les vagues là-bas sont immenses et dangereuses. La baignade est surveillée et restreinte à un petit espace. Une vague m’a surpris alors que je regardais ailleurs. Gabriel et Damien riaient en sautant, impressionnés par la force et la hauteur de l’eau. Quand je tournai la tête, Thomas n’était plus à mes côtés, sa main n’était plus dans la mienne. Autour de moi, je ne le voyais pas. Ni derrière, ni devant. Juste de l’eau partout, des enfants, des adultes et aucune trace de mon petit garçon. Au bout d’un temps qui me parut interminable, il refit surface, à peut-être dix ou quinze mètres de moi. Il suffoquait, cherchait à reprendre sa respiration. Il ne savait pas où il était. Avant que nous arrivions à son niveau, il pleurait déjà à chaudes larmes et s’était remis debout, aidé par une dame. Une nouvelle vague approchait. J’attrapai mon fils et le serrai dans mes bras de toutes mes forces. Mes autres garçons m’entouraient. J’avais les trois merveilles de ma vie autour de moi. J’avais eu si peur pendant ces secondes où Thomas avait été emporté par les rouleaux. J’avais cru le perdre.

Cet événement avait scellé quelque chose entre nous. De temps en temps, il en reparlait. Je ne parvenais pas à savoir s’il s’en souvenait vraiment ou si c’était la légende, le fait de l’avoir racontée des dizaines de fois, qui en avait fait un souvenir pour lui. En tout cas, il avait gardé en tête l’image de son père qui ne le tient pas assez fermement, qui n’est pas assez attentif, qui le perd, qui l’abandonne, qui le laisse se faire aspirer par les profondeurs. Au moment de mon départ de l’appartement, quand j’allais dire au-revoir aux enfants, Thomas m’avait semblé beaucoup plus détaché que Gabriel, moins sensible. Je m’étais dit, en voyant peut-être des signes là où il n’en existait pas, que cette histoire de vagues était toujours en lui et que cet abandon, il avait toujours su qu’il arriverait un jour.

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