Quelques jours avec eux - 09
Nous nous retrouvâmes mon frère et moi sur la terrasse alors que la nuit tombait doucement. Comme hier, pratiquement à la même heure, avec de nouvelles bougies. Un rituel aurait pu se mettre très vite en place. Nous y étions bien, dans ce silence enfin retrouvé après une journée entière remplie des mots, des cris et des paroles incessantes de trois enfants en vacances à la mer, abrutis par le soleil et le désœuvrement.
- Je vais retourner courir demain, m’annonça Jean-Philippe.
- Ok, pas de soucis. Donc, la course à pied maintenant ?
- Bah oui, c’est venu comme ça. Un matin, j’ai enfilé mes baskets et je suis sorti. Depuis, j’ai du mal à m’arrêter. Plus je cours, moins je pense.
- J’avais un peu ça à l’athlé. Quand j’étais sur un stade, je ne pensais qu’à ma course, mon saut, mon lancer. Tout le reste ne comptait pas : l’école, les parents, l’avenir, les copines, tout ça passait au dernier plan.
- Au début, je ruminais beaucoup. Je courais sans but et dans ma tête, ça cogitait sans arrêt. Puis, au fur et à mesure, en allant plus vite, j’ai commencé à penser à la course, à mes foulées, à la manière dont je posais mes pieds, aux entrainements que je pourrais faire demain ou la semaine suivante, et quand je rentrais, je me sentais vidé et purifié.
- Oui, je peux très bien comprendre ça. Je crois que ça pourrait me faire un bien fou de m’y remettre. Parce que franchement, j’ai tellement de trucs dans la tête, des idées noires, du passé que je ressasse, des regrets, des remords, certains jours, je ne m’en sors pas de tout ce capharnaüm. Alors s’il y a une solution pour tout mettre en pause pendant une heure mais si signifie avoir quelques courbatures après, je prends.
Jean-Philippe me sourit. Il regarda deux moustiques dont l’ombre agrandie sur le mur était impressionnante.
- Je crois que maman aurait aimé qu’on soit là, tous ensemble, dit-il.
- Oui, je crois aussi.
Nous restâmes encore quelques instants silencieux.
- Tu sais, repris-je d’une voix grave, après sa mort, presque dans la foulée, nous sommes partis en vacances au Portugal avec Isa et les enfants. J’étais mal. La journée, je faisais bonne figure, à la plage ou face à mes beaux parents. Mais le soir, quand les enfants étaient couchés, je pleurais beaucoup. Je ne comprenais rien à ce qui venait de nous arriver. Nous avions une mère et soudain, nous ne l’avions plus. Je regardais du coin de l’œil ma belle-mère et je disais à Isa de profiter d’elle, de l’aimer, de le lui dire. Au début, elle avait compris mais à force, elle avait fini par me repousser, fatiguée d’entendre qu’il fallait vivre le plus possible avec les vivants. Déjà, notre couple n’était plus vraiment ce qu’il avait été.
Sur la table, pendant que je parlais, je remettais en place les choses : un couteau laissé là par Gabriel, des miettes de pain, une serviette. J’avais cette manie de repositionner les éléments, de les remettre en ordre, bien droits. Comme c’était souvent le fouillis dans ma tête, ces gestes me permettaient de me cadrer et d’orienter ma pensée.
- Quelques jours avant de rentrer en France, j’ai décidé de me rendre à Fatima. Tu connais peut-être ? C’est leur espèce de Lourdes à eux, là-bas. À pied. 22 kilomètres. Tu sais comme je suis athée, à quel point la religion m’emmerde mais j’avais vu là un acte important. Ma belle-mère, très croyante, m’avait convaincu que pour le salut de l’âme de maman, je devais le faire. Parcourir la distance, descendre le chemin de croix, allumer un cierge et demander le pardon pour son âme torturée. Je crois que j’avais surtout envie de faire quelque chose pour maman. Comme je n’avais rien fait avant. Comme je n’avais rien pu empêcher, malgré les signes, les alertes.
J’avais les larmes aux yeux et ma voix se brisait.
- Un jour peut-être, nous arriverons à nous dire que nous n’y sommes pour rien, prononça mon frère. Mais je crois que c’est encore trop tôt.
- En tout cas, j’avais préparé ma marche et j’étais parti aux aurores. Sur le chemin, j’avais rencontré pas mal de personnes que la barrière de la langue m’avait empêché de mieux connaitre. Ils étaient tous transportés, transfigurés, par quelque chose de supérieur, de plus grand qu’eux. Moi, je pensais à maman et c’est elle qui me guidait. J’avançais pas après pas et je ne me vidais pas l’esprit. Je n’avais qu’elle en tête. Pourquoi s’était-elle suicidée ? Pourquoi n’avait-elle rien partagé avec nous de ce mal-être ? Pourquoi nous avait-elle laissés ce silence assourdissant en héritage ? Pourquoi ? Pourquoi ? Mon parcours était rythmé par ces questions sans réponses. J’ai atteint la ville sainte de Fatima et j’ai descendu le chemin de croix. À mes côtés, des hommes et des femmes étaient sur les genoux ou rampaient en psalmodiant des prières incompréhensibles pour moi. Je n’étais pas là pour Dieu, j’étais là pour la vierge Marie, la mère de Dieu. C’était complètement contradictoire mais elle, je pouvais croire en elle. Et puis elle était mère. Elle pouvait comprendre ce que je faisais là, ce que j’espérais pour maman. J’ai allumé un cierge et en pleurant toutes les larmes de mon corps, j’ai demandé une place pour maman, j’ai demandé le pardon pour elle, j’ai demandé qu’elle ait une meilleure vie après celle-ci, j’ai demandé qu’on nous pardonne de l’avoir laissée se foutre en l’air.
Je pleurais cette fois, incapable de me retenir. Jean-Philippe avait un air grave. Lui, quelques mois après le décès de notre mère, avait débuté son exil par une retraite mystique dans un monastère du Burkina-Faso. Loin de chez lui, loin des cendres déposées dans un cimetière de la banlieue parisienne traversé par des lignes à haute tension, il avait eu besoin de se rapprocher de quelque chose qui le dépassait et devant qui il s’était senti humble. Il me semblait qu’il pouvait me comprendre. En tout cas, s’il y avait une seule personne sur terre capable de le faire, c’était bien lui.
- Et puis, poursuivis-je, j’ai dû rentrer. Le retour m’a paru interminable. J’avais des ampoules énormes aux deux pieds. Chaque pas était une douleur. Je serrais les dents mais je n’en pouvais plus. Je n’ai pas pu poser le pied par terre pendant trois jours après ça. Je faisais des bains de pieds, hydratais ma peau avec une crème que le docteur du village m’avait prescrite. Isa m’avait engueulé. Nous avions dû reporter notre départ, je ne pouvais pas du tout conduire dans cet état et Isa ne se sentait pas capable d’assumer ce long trajet toute seule. Malgré ça, j’étais apaisé. J’avais fait ce qu’il fallait. Que j’y crois ou pas, cela n’avait pas d’importance. Ce qui comptait, c’était de l’avoir fait. Ma belle-mère m’avait dit avec son accent prononcé : « Votre mère, avec ce que vous avez fait, elle va quand même y aller au paradis ! »
J’avais déjà raconté tout ça à Jean-Philippe dans une lettre à mon retour du Portugal. C’était quatre ans plus tôt. En reparler, à cet instant, face-à-face, me remuait encore davantage. Depuis, ma situation ne s’était pas vraiment arrangée. Toutes les femmes de ma vie avaient fini par me quitter. J’avais trompé ma première épouse. Je n’avais pas été à la hauteur des attentes de la seconde. Et pour notre mère ? Avais-je été un mauvais fils ? Un fils décevant ? Un fils dont l’amour ne suffit pas à la retenir dans le monde des vivants ?
Je ne savais pas ce qu’il y avait dans la tête de mon frère mais il avait dû se poser ce genre de questions. Il avait seulement choisi une autre voie pour supporter le poids du silence. Et ce soir, nous étions là tous les deux à ressasser cette peine, à remuer nos couteaux dans nos plaies. Nous pouvions enfin nous soutenir et, peut-être, envisager de passer à autre chose.
- Tu as eu raison de faire cette marche, de prier pour le salut de maman. Je n’ai pas fait autre chose, tu sais, moi, dans mon monastère au Burkina. Je dormais dans une pièce minuscule, à même le sol, je vivais avec la lumière, me levais et me couchais selon le soleil. Je ne mangeais que ma part, deux fois par jour. Je ne demandais rien. J’étais discret, je ne voulais surtout gêner personne. J’ai aidé la communauté, distribué des repas, prêté mes bras pour construire ou réparer. J’étais là pour les plus démunis, ceux qui en avaient vraiment besoin. Ça te fait relativiser, quand tu vis au cœur de la misère. Quand perdre sa mère jeune est le lot de tout le monde, quand l’espérance de vie est si faible par rapport à chez nous. Ma mère venait de mourir, à 55 ans. Pour eux, ce n’était rien. Par contre, quand certains de confiance apprenaient qu’elle s’était suicidée, ils n’avaient plus la même réaction. C’était quelque chose de très grave. La vie est si précieuse et si courte, qu’on n’avait pas le droit de la quitter de son plein gré. Quand je parlais de dépression, de mal-être, notamment avec les burkinabés, ils riaient et me répondaient que c’était surtout un problème d’occidentaux, ça ! Personne n’avait le temps chez eux de se poser des questions sur le sens de la vie, le pourquoi, le à quoi bon ; personne ne se demandait à quoi ça servait de vivre. Ils vivaient leur vie avec son lot de malheurs, de destins brisés, et tous ces instants de joie, surtout en famille. Ce qu’ils voyaient de nous, par le prisme de la distance et des images rapportées, des rumeurs, des légendes, c’était surtout que nous étions des personnes seules qui marchaient dans les rues, la tête baissée, en costume gris, et qui vivaient chacune dans leurs coins, dans un espace minuscule, en plein milieu d’une immense tour. Ici, la force de chacun provient de la famille, de cette cellule très élargie qui peut aller jusqu’au village entier et qui fait que personne n’est jamais vraiment seul. Ils ne comprenaient pas d’ailleurs pourquoi j’étais là, à me morfondre dans ce silence, quand ils apprenaient que j’avais encore un frère, des neveux, un père, et même des oncles, des tantes, des cousins. C’était auprès d’eux que je devais me trouver, pas au Burkina.
Jean-Philippe s’arrêta de parler. Nous écoutâmes le vent s’engouffrer sur la terrasse, faire vaciller la lumière des bougies, quelques fleurs et s’échapper. Mon frère venait de revenir auprès de sa famille mais je sentais bien que le miracle n’avait pas eu lieu. Peut-être était-ce trop tard ? Ces quatre dernières années, nous avions trouvé d’autres moyens de nous en sortir. Nous aurions pu être là les uns pour les autres mais nous avions fui dans trois directions différentes. Notre mère avait été le lien, le nœud fragile qui nous serrait les uns contre les autres. Nous pensions être une famille, même imparfaite, même bancale, comme tant d’autres. Nous n’étions en réalité que trois hommes qui aimaient la même femme et qui sans cet amour ne savait plus trop qui ils étaient.
- Quand j’ai repris le boulot, on m’a proposé un poste à La Réunion. J’ai sauté sur l’occasion de m’enfuir encore un peu plus loin de tout. Je ne pouvais pas m’imaginer revenir dans l’appartement des parents et faire semblant. Je ne pouvais pas passer devant leur lit où nous l’avions vue, étendue, raide et bien morte, ce soir-là. Je ne pouvais me voir dans ces pièces qu’elle avait traversées, dans ces rues qu’elle parcourait parfois. Je voulais aller là où elle ne serait pas, là où rien ne me ferait penser à elle. Je me voilais la face. Le diable se cache dans les détails. Une discussion anodine, des gens dans la rue, et mon cerveau avec tous ses souvenirs, je ne pouvais pas lui échapper. C’était tellement naïf de ma part de croire que plus j’étais loin moins j’allais souffrir.
- Tu l’emportes avec toi la douleur, ajoutai-je. Je l’avais dans mon cœur, dans ma tête, mais aussi sur mon visage. J’étais marqué. J’aurais pu aller n’importe où, elle aurait été là. Ce qui aurait pu nous faire du bien à tous, ça aurait été de nous réunir pour évoquer ensemble les bons moments, la faire revenir pour dresser son portrait positif et heureux. Se rassembler et parler d’elle. Le silence a creusé un fossé entre nous mais aussi entre le souvenir que nous avions d’elle. Chacun a construit une image faite, et là je parle pour moi, de son amour, de sa culpabilité, de sa rancœur, de sa colère. Alors, comment faire pour que cette image ressemble à celle que toi tu as imaginée, ou papa ?
Nous restâmes encore quelques minutes silencieux. Jean-Philippe se leva et tendit sa montre vers moi. Il était minuit passé. Mon frère s’approcha. Je me levai. Il était sûrement l’heure d’aller se coucher, il avait raison. Il me prit alors dans ses bras et me serra très fort. Ce genre de geste était très rare pour nous.
- Joyeux anniversaire frangin ! me dit-il au creux de l’oreille.
- Ah merci, répondis-je, gêné.
Nous nous écartâmes. Il laissa ses mains posées sur mes épaules et me regarda droit dans les yeux.
- On n’arrivera peut-être jamais à s’en remettre de la mort de maman mais je sens qu’on va enfin réussir à vivre avec.
- Oui, je crois…, murmurai-je, pas aussi convaincu que lui.
Nous nous séparâmes pour la nuit. Avant de rejoindre Thomas, je m’arrêtai au cabinet pour lire un peu. Je ne pus tourner aucune page, les yeux remplis de larmes, le corps tremblant de sanglots. J’avais 37 ans. J’allais peut-être enfin me remettre du suicide de ma mère mais j’avais tellement perdu ces dernières années que d’autres obstacles à une vie heureuse s’étaient mis en travers de mon chemin. J’avais réussi à foirer mon deuxième mariage. Je ne voyais presque plus mes enfants. Je traversais une grosse période de déprime dont je n’entrevoyais pas le bout du tunnel. Si notre mère avait été encore vivante pour fêter mon anniversaire, ma situation lui aurait causé tellement de soucis. Elle aurait été si mal pour moi. De son vivant, je l’avais toujours inquiétée. Toucher le fond m’avait détruit. Imaginer ce que notre mère aurait pu ressentir devant un tel gâchis me brisait le cœur. Plus je pleurais seul dans mon appartement sur mon destin, plus je me plaignais de cette vie merdique qui ne me faisait pas de cadeaux, plus je me disais que ma mère aurait fini par se suicider à cause de moi. Et plus cette idée se faufilait dans ma tête, moins j’allais bien. Je me sentais déjà coupable de n’avoir rien fait. J’ajoutais la culpabilité perverse d’avoir tellement raté ma vie que c’était comme si je l’avais condamnée inéluctablement.
Mon frère devait lutter contre la perte de sa mère et la solitude. Moi, je devais me battre contre l’ensemble de mes échecs. Mon combat le plus dur était de supporter l’absence des enfants, les regarder grandir de loin, n’être avec eux que si peu de temps, ne pouvoir voler avec eux que des instants furtifs.
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