Chapitre 5 - 3/3
Je ne m’aperçus pas que je restais en plan à fixer le type, désormais occupé à finir son hachis. Des murmures exaspérés d’un groupe d’anglophones affirmèrent que les coupures électriques n’étaient assurément pas l'œuvre d’un esprit : le bâtiment était vieux. L’argent qui le faisait tourner n’avait pas pour but d’être injecté dans sa rénovation, mais dans son personnel et le matériel que ce dernier employait. Les mines blasées demeuraient pratiquement les mêmes pour l’ensemble des salariés que je balayais des yeux. Peu importait leur langue, ils devaient tous se raconter la même chose.
Comme dans le carrefour, la main de Myria s’enroula délicatement autour de la mienne. C’était fou ce que sa peau pouvait être fraîche et douce. La minutie de l’assemblage était réservée à des doigts graciles, considérés comme les outils principaux de ce travail. Il valait mieux en prendre soin si l’on voulait perdurer dans ce métier. Pas étonnant que Myria possédait des mains aussi agréables.
Elle avait remis à la hâte son écharpe autour de sa tête sans prendre la peine de détacher ses cheveux. L'œillade qu’elle me lança acheva de me signifier qu’il fallait partir au plus vite.
À la suite de cette directive silencieuse, Myria se hâta de m’entraîner hors de la cacophonie qui s’élevait de nouveau dans la salle.
Au petit trot sur le chemin du retour, nous manquâmes de percuter une femme plus petite que ma guide elle-même. D’un âge avancé, elle semblait rapporter son plateau vide. Myria s’excusa promptement en russe. La femme, le regard très sombre barré de quelques mèches grisonnantes, acquiesça mollement puis reprit sa route en maugréant. Mangeait-elle à l’écart des autres afin de bénéficier d’un calme que le réfectoire n’offrait pas ?
— Cette dame est un peu la doyenne, expliqua Myria. Tout le monde la respecte à cause de ça, je suppose.
— Comment elle s’appelle ?
— Oh, je n’arrive jamais à retenir son prénom et je ne sais pas du tout ce qu’elle fait là… Elle ne parle que le russe, pas la peine d’essayer autre chose, elle ne te comprendra pas.
Alors que nous ralentissions le pas – Myria devait penser que les crétins du self se trouvaient suffisamment loin –, elle ajouta :
— Elle est très mystérieuse. Pas moyen de savoir où elle va ni ce qu’elle a dans le cerveau. Et le pire, c’est que son visage sinistre me rappelle celui de Carceris. Andrei m’a reproché une fois que ça ne regardait que moi…
L’assembleuse bavarda jusqu’à se questionner sur les chances qu’une personne d’une aussi petite taille puisse donner naissance à un géant comme le directeur. Cela dit, Elle n’avait pas tort sur un point : ils portaient le même regard maussade.
— Et celui qui a parlé, à la cantine ? demandai-je alors que nous rejoignons le carrefour.
— Ah, c’est Fabius !
Son affirmation triomphante me fit tiquer. Ce nom m’évoquait vaguement quelque chose.
— Fabius l’Edifieur ? tentai-je.
— Exact !
Mes yeux s’écarquillèrent.
Ce chercheur était une légende dans les locaux d’IRIX. Ses multiples compétences le rendaient ingénieur en tout, biologiste, généticien, botaniste, technologiste… Il avait apposé sa patte sur chacun des projets de la firme : de la création des Béhémoths aux armures qu’ils portent, en passant par leur formation et finalement n’importe quel matériel employé par la société. Il avait son nom jusque dans le brevet des véhicules et aéronefs d’intervention. Cet homme savait tout faire. Il n’était jamais à court d'idées, des idées qu’il ne ratait jamais.
Comment pouvait-il se rabaisser à travailler dans ce vieux bunker froid et sinistre au lieu d’une structure moderne adaptée à son talent ? Pourquoi préférer un endroit où les luminaires sautent une fois sur deux ?
— C’est lui qui me forme, annonça fièrement Myria. Quelle pédagogie il a ! Et il est multilingue, avec une incroyable patience ! Je n’ai jamais progressé aussi vite dans un boulot depuis qu’il est mon mentor.
Elle défit sa queue de cheval, peignant du bout des doigts ses boucles avant de rajuster ses vêtements chauds. Nous nous étions arrêtées dans le croisement. Rester sur place incita le froid à se faufiler sous nos vestes.
— Tu verras, tu auras l’occasion de le rencontrer et de lui poser toutes les questions que tu veux, Naila !
Je lui adressais un large sourire plein d’entrain.
— Cela dit, Tsas a raison… avoua-t-elle. Il a un petit côté borné, mais qui ne l’empêche pas de faire tout ce qu’il fait. Il reste très humain, tu sais.
Tsas ? Ah oui, les trois autres… J’en haussais les sourcils d’ennui. Comme je l’avais prédit, je n’avais pas retenu leurs noms et je ne tenais plus à aborder leurs cas. Myria débordait toutefois d’envie de dire ce qu’elle en pensait, le visage renfrogné.
— L’équipe Caraganière ! pesta-t-elle. Je déteste ces gars ! Il faut toujours qu’ils viennent se mêler de tout avec leurs remarques… et encore, ils peuvent se montrer franchement odieux…
— L’équipe… ?
— Cara’, si tu préfères. Ils font de la recherche dans les labos des soubassements. Et c’est tant mieux ! Ils n’ont pas ce qu’il faut pour faire de l’assemblage ou que sais-je.
— Tu veux me faire croire que ces armoires à glace sont des chercheurs ?
J’avais franchement du mal à me l’imaginer. Avec des carrures pareilles, des adeptes de sport de contact, peut-être. Des chercheurs ? Non. Leurs immenses mains mentaient pour eux.
— D’où leur place aux soubassements, insista Myria. Je crois qu’ils font de la découpe, bref, tout ce qui ne demande pas trop de réflexion. Les objectifs qu’on leur donne sont dignes d’un enfant de dix ans. Tout tient sur une ligne et en gros caractères.
L’assembleuse se tortilla un instant histoire de se réchauffer.
— Et parfois, ils filent un coup de main à la prison, dit-elle en se penchant légèrement d’avant en arrière.
— Parce que la Dakhma sert aussi de prison ?
— De très bonne prison, même. Bon courage pour sortir de là et rejoindre la ville la plus proche ! La Sibérie te fera comprendre qu’il valait mieux rester enfermé dans tout ce béton…
Elle avait machinalement sorti de sa poche ce qui me paraissait être un caillou brunâtre. Myria s’amusa à se passer la petite pierre d’une main à l’autre, toujours dans l’espoir de générer un peu de chaleur.
— J’ai cru comprendre qu’IRIX avait le pouvoir d’y balancer ses détracteurs, confia-t-elle.
Le caillou rata ses doigts. Il s’écrasa au sol dans un bruit sourd. J’en vins à me demander s’il s’agissait bien d’une pierre ou plutôt d’un morceau de bois.
— C’est un bruit de couloir, souffla-t-elle en ramassant son jouet. Tsas m’en avait parlé un jour… mais je préfère ne pas me mêler de ça.
Intéressant. Les bruits de couloir que rapportaient mon père et Vanika stipulaient que la Dakhma était le chien fou d’IRIX et qu’un jour ou l’autre, il allait bien falloir le faire piquer. D’un autre côté, ils comptaient assidûment sur les rendus des Sibériens, soi-disant rapides et qualitatifs – d’où ma présence ici, puisqu’ils sont si efficaces, et c’était ce point-là qui me préoccupait le plus.
Si l’entreprise se servait de la tour comme placard à ennemis, c’était que leurs relations allaient dans un sens que peu de monde voyait véritablement.
— Tu sais ce qu’il faudrait à ces saletés de Béhémoths de Cara’ ? vociféra Myria en sautillant sur place. Qu’une galerie s’effondre et qu’ils finissent dessous, faits comme des rats ! Ça leur apprendra à jouer de leurs muscles pour terroriser les humains.
Elle s’arrêta dans ses gestes sans que je comprenne trop pourquoi. Je suivis alors la trajectoire de son regard et réalisa que c’était l’approche d’Andrei qui l’avait détendue. Il revenait du réfectoire plus tranquillement qu’il ne l’avait rejoint.
— Myria, les gars de l’équipe Cara’ sont des Béhémoths ?
— Évidemment. Avec des dégaines pareilles, que veux-tu qu’ils soient ?
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