Départ

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« C’est l’heure mon fils ... »

Younes ag Okha ouvrit les yeux. Il étira ses muscles et déplia son 1m85 de son corps longiligne. C’était un enfant du désert, du peuple Kel tamajeq que les européens appelaient « hommes bleus » ou « touaregs ». Descendant de la lignée même de Tin-Hinan, la mère fondatrice de la tribu, il en avait hérité la peau dorée et les yeux couleur de l’azur du matin. Il enfila un boubou noir sur son pantalon blanc et noua adroitement les cinq m du taguelmoust bleu foncé autour de sa tête.

Shemama ult Bay, sa mère, lui tendit un sac contenant quelques effets de rechange, des dattes, un taguella à peine sorti du four, du fromage, un peu de viande de chèvre froide ainsi qu’une outre d’eau fraîche.

L’heure des adieux était venue. La gorge nouée il embrassa sa mère. Il ne savait pas s’il la reverrait un jour mais pria le ciel afin qu’il la protège et la garde loin des génies malfaisants du désert et des maladies.

Il monta sur le toit, emprunta l’allée couverte qui permettait de se déplacer d’une maison à l’autre dans le Ksar. Il rejoignit ainsi Abahag ag Bay, son oncle.

« Presse toi » lui dit ce dernier, « Il faut que nous ayons quitté Ghadames avant le lever du jour et la montée de la chaleur. La route est longue jusque Zarzis, le désert empli d’embûches et de dangers. »

De toit en toit ils traversèrent la ville sans être aperçus de quiconque. Au cœur de la nuit tous dormaient. Seuls quelques chiens faméliques erraient dans les rues, rasant les murs coursant chats et rats afin de se nourrir.

A la porte est de la ville fortifiée, une moto les attendait. Elle n’était pas de première jeunesse et semblait même avoir été assemblée, de bric et de broc, avec des pièces émanant de différentes machines. Arriverait elle à bon port ? Rien ne l’assurait mais ils n’avaient pas le choix : c’était le seul moyen de locomotion qu’ils avaient pu trouver. Younes enfourcha l’engin, y attacha sac et outre. Abahag s’installa en passager.

Leurs regards se posèrent une ultime fois sur Ghadames la si belle, l’oasis si bien nommée « la perle du désert », nimbée de la lumière du jour naissant. Leurs cœurs se déchiraient de la quitter mais il fallait qu’ils trouvent ailleurs le moyen de survivre et de faire vivre leurs familles. Aujourd’hui leur terre, leur désert ne pouvait plus y suffire. Younes se pencha pour prendre une poignée de sable qu’il enferma avec émotion dans un petit sac de cuir : ainsi sa terre ne le quitterait pas vraiment et l’accompagnerait où qu’il aille.

Il embrassa cette nouvelle amulette qui rejoignit celles, protectrices, déjà autour de son cou.

Il se couvrit la bouche du coin de son voile et lança la moto sur la piste.

« Fuis Younes ! Fuis ! Surtout ne te retourne pas … Abahag est mort, tu ne peux plus rien pour lui, Sauve ta vie ! » La rage au ventre et le cœur déchiré, Younes courut vers les grottes qu’il avait aperçu à la faible lueur de la lune.

Il ne savait pas comment il avait pu échapper à la horde sauvage qui leur était tombé dessus quelques heures à peine après leur départ de Ghadames. Les razzias des pillards du désert se faisaient de plus en plus fréquentes. Elles augmentaient en même temps que la pauvreté et la faim, que le manque d’eau et de nourriture se faisait prégnant.

Il atteignit enfin le refuge et se laissa tomber épuisé, sur le sable et les pierres qui constituaient le sol de l’abri rocheux. Une douleur fulgurante lui coupa le souffle. Son flanc était poisseux, Il avait été traversé par une balle et la plaie saignait abondamment. Il déchira un morceau de son turban pour éponger la plaie et tenter d’arrêter le flux sanguin. Il savait qu’il devrait rapidement trouver de l’aide afin de retirer le projectile et assainir la plaie. Pour le moment sa priorité était de boire. L’outre était restée sur la moto, quelque part dans le désert. Ses assaillants devaient avoir récupéré l’une et l’autre. Comment allait il survivre sans eau et blessé dans le désert, surtout lorsque le jour et la chaleur se lèveraient ?

Il but les dernières gouttes d’eau que contenait la gourde de sa ceinture. Épuisé, en proie à une fièvre grandissante, il perdit conscience.

Une langue râpeuse et humide sur son visage lui fit reprendre conscience. La soif le taraudait. Il lui semblait que sa langue emplissait sa bouche. Il voulût se lever mais son corps ne répondait plus. Il brûlait de fièvre, ne savait plus où il se trouvait, si c’était le jour ou la nuit. Il se sentit sombrer à nouveau dans le néant…

Le slowgli aboyât .

« Qu’as tu trouvé là Ehan ? Eh bien, ce n’est pas notre chevreau égaré … bien que cet homme semble encore plus fragile ! Donnons lui à boire dans un premier temps ! »

La femme souleva délicatement la tête de Younes et versa quelques gouttes d’eau fraîche entre ses lèvres. L’homme toussa, cracha et gémit. Il était brûlant de fièvre.

Kella ult Louen ramassa un fagot et quelques morceaux de bois laissés dans la grotte par une méharé de passage et démarra rapidement un feu au milieu de la grotte. Elle y mit à bouillir de l’eau. Après avoir nettoyé la plaie, elle passa la lame de son couteau à la flamme afin de cautériser le flanc de Younes. Elle confectionna un cataplasme d’argile qu’elle enveloppa dans un morceau de voile propre avant de le poser sur la plaie.

L’homme s’agita et gémit une nouvelle fois .

Dans l’eau bouillante qui restait sur le feu, Kella jeta une poignée de millet pilé, des dattes hachées, du lait, un peu de fromage de chèvre et du sucre . Elle fouetta le tout afin d’obtenir l’éghajira, la boisson réconfortante du désert qui allait redonner quelques forces à l’inconnu allongé devant elle. Après l’avoir laissé infuser quelques minutes, elle entreprit de la lui faire avaler.

Elle le veilla deux jours, renouvelant son emplâtre et les potions, avant que la fièvre ne le quittât.

« Où suis-je ? Qui es-tu femme ? » demanda t il enfin le troisième jour, en reprenant connaissance.

« Je suis Kella, fille de Louen du ksar voisin. Je t’ai trouvé ou plutôt mon chien t’a trouvé dans cette grotte, alors que nous cherchions un chevreau égaré. Tu étais bien mal en point et j’ai bien cru que les djinns du désert allaient te ravir ! »

Après l’avoir rassasié d’une chorba épaisse et parfumée, d’un peu de fromage et d’une poignée de dattes, elle l’aida à monter sur l’âne qui les attendait à l’entrée de la grotte et le ramena au village.

Malgré sa robuste constitution, il fallut plusieurs semaines à Younes pour retrouver ses forces.

Chaque jour Kella s’occupait de sa blessure et lui prodiguait ses soins. Chaque soir, elle chantait avec les autres femmes Berbères en s'accompagnant d'Imzad et de tambours. Plus il la découvrait, plus Younes admirait cette femme magnifique et libre. Sa force dans les travaux du quotidien, sa douceur pour s’occuper des enfants et des aînés, son attention à ce qui l’entourait, tout en elle l’enchantait. Il pensait avec appréhension au moment où leurs chemins devraient se séparer.

Pour remercier Laouen, le père de Kella de son accueil, il l’aida à préparer les ballots pour l’azalaï, la caravane bisannuelle qui traversait le désert. Elle leur permettait de vendre une grande partie des productions du village : dattes, fromage, et viande séchée de chèvres. Les croix d’argent, boucles d’oreilles ciselées d’or et d’argent ainsi que les épées somptueuses forgées par les artisans partaient, elles, vers la côte et les plages du nord où les femmes et les riches touristes se les arrachaient.

C’est à Kella et ses frères que revenait la charge de convoyer et vendre au meilleur prix ces bijoux et objets précieux. Pour cela, deux fois dans l’année, ils partaient en convoi, à dos de dromadaires, rejoindre la côte de Tunisie.

Il fût convenu que Younes se joindrait à eux afin de poursuivre son voyage jusqu’à Zarzis.

Ils quittèrent Ksar Tafrout pour rejoindre Tataouine, puis Zarzis. Younes et ses compagnons de méharée se laissaient bercer par le pas chaloupé des dromadaires : La paix du désert les enveloppait. Tout était émerveillement : les dunes à l’infini que le vent sculptait, une trace de scarabée ou de vipère cornue sur l’ocre du sable, une touffe d’herbe en fleur , le chant improbable d’un oiseau … Le rituel du bivouac chaque soir : délester les bêtes, les abreuver et les nourrir, monter la khaïma, aller chercher du bois et faire du feu. Préparer le repas et le savourer en regardant le soleil couchant embraser l’horizon, boire le dernier thé en écoutant Kella chanter puis dormir… Reprendre la route le lendemain après avoir avalé le pain de sable et le lait de chamelle.

Ils firent plusieurs étapes aux marchés de Ramada puis de Tataouine afin de vendre une partie de leurs marchandises et se ravitailler. Plus le terme du voyage approchait et plus Younes sentait son cœur se déchirer. Partir vers le nord de l’Italie pour y trouver du travail et ainsi faire vivre sa famille restée à Ghadames était la seule solution. Pourtant quitter le désert et la femme que le destin avait mis sur sa route était une souffrance chaque jour un peu plus grande.

Ils arrivèrent aux faubourgs de Zarzis, Younes voyait la mer pour la première fois . Cette immensité liquide était à la fois fascinante et terrifiante pour cet enfant du désert. Il se demanda si le courage ne s’envolerait pas au moment d’y naviguer.

« Heureux de te retrouver, Younes, mon cousin. Nous traverserons dans quelques jours, le temps de finir d’installer les deux moteurs et le GPS sur le pneumatique.»

Elwafil ag Ilou était un « harraga », un « brûleur de frontières ».

Par quatre fois déjà, il avait tenté de se rendre sur l’île italienne de Lampedusa, située juste en face de sa ville. C’était le cinquième voyage qu’il préparait aujourd’hui : son bateau de 5 mètres avait coûté 16 000 dinars. Son père y avait investi les économies de toute sa vie et Elwafil avait gagné le reste en travaillant la nuit sur un bateau de pêche et le jour dans un restaurant à touristes.

Younes retourna au campement de Kella et ses frères pour y faire ses adieux. Il voulait y passer sa dernière nuit et parler à la jeune femme, dire ses sentiments avant le départ.

« Kella ult Laouen tu as ravi mon cœur. Je pars mais je promets qu’un jour prochain je reviendrai avec suffisamment d’argent pour pouvoir verser la dot que tu mérites à ton père. M’attendras-tu fleur du désert ? »

« Younes ag Okha, tu es celui que mes vœux appelaient depuis toujours. Je sais que tu réussiras et me reviendras.

Va confiant, Je t’attendrai. »

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