Durlinsbach, samedi 29 aout 2020
Julia vérifia une dernière fois son état de lieux en attendant la locataire. Elle devait arriver d’un moment à l’autre. « Début d’après-midi », avait-elle dit. Finalement c’est vrai que début d’après-midi c’est vague. Elle recompta une ultime fois les couverts. Tout était en ordre. Elle remonta à l’étage pour ouvrir la fenêtre. Le bruit d’un moteur lui annonça l’arrivée de la vacancière. Elle descendit rapidement et sortit au moment où la jeune femme ouvrait sa portière. Elle leva les yeux vers la maison. Elle jeta un regard circulaire puis elle se tourna vers Julia. Elle vint vers elle avec un large sourire.
Plus elle approchait, plus Julia sentit monter un malaise indéfinissable. Elle dut faire un effort pour sourire. La jeune femme lui tendit la main.
— Bonjour, je suis Léa Baysang, c’est moi qui a réservé ce moulin.
— Léa Baysang, c’est bien elle !
Elle n’avait pas fait attention au nom que Céline avait noté sur le registre. Son interlocutrice sembla remarquer son hésitation. Julia se secoua, elle devait réagir. Elle tendit la main à son tour.
— Oui, pardon, Julia. C’est moi qui m’occupe de ce logement. Mais entrez. Je vous aide ?
— Non, merci, ça va.
Elle ouvrit son coffre et en sortit un simple sac de toile. Elle le lui montra en riant.
— Je sais voyager léger.
— Oui, ce rire, putain, il n’a pas changé.
Une fois de plus, elle dut fournir un effort pour se ressaisir et retrouver son sourire. Elle passa devant elle et entra dans le moulin avec un large geste.
— Voilà le séjour, il est très clair.
Léa posa son sac. Son regard fit le tour de la pièce. Elle mit les mains sur les hanches et hocha la tête avec une moue approbatrice.
— Waouh, c’est super ! Ça donne presque envie de s’y installer définitivement.
Julia préféra occulter la réflexion. Elle se dirigea vers l’espace cuisine. Elle ouvrit un grand placard.
— Vous avez là toute la batterie d’ustensiles nécessaires. Ici, la plaque au gaz qui s’ouvre ici.
Elle ouvrit les tiroirs.
— J’ai fait l’inventaire des couverts… on est obligé, car ils disparaissent souvent, finit-elle comme pour s’excuser.
Léa hocha de nouveau la tête.
— Les chambres sont à l’étage.
Julia s’engagea en premier. Elle montra la vaste chambre à Léa. Celle-ci marqua un temps d’arrêt.
— Waouh ! magnifique et elle est grande !
Elle se tourna vers Julia et lui prit la main. Julia amorça un retrait, mais réussit à se maîtriser. Léa ne sembla rien remarquer.
— Tu sais… je peux te tutoyer ? Elle fait le double, au moins, de ma petite chambre à Saint-Louis.
— Tu… habites en appartement, donc.
Le visage de Léa se rembrunit d’un coup. Elle sembla basculer dans une autre dimension. Elle fixa le plancher.
— Oui, un petit appart vers le quartier de la gare.
— C’est sûr qu’ici ça va te changer, tu connaissais la région ?
Elle leva la tête vers elle. Elle souriait de nouveau.
— Oui, j’ai vécu dans le coin, étant gamine. De bons souvenirs. Puis, pour apprendre un boulot, je suis vite parti à Saint-Louis, dans un lycée technique. Mais bon…
Elle se dirigea vers la fenêtre et s’y pencha.
— C’est chouette ! c’est reposant. Ça tombe bien, je suis venu ici pour faire un break.
Elle se retourna en levant les bras.
— Repos !
— C’est vrai qu’on sort d’une période compliquée. Beaucoup de personnes ont eu un coup au moral.
Léa soupira avec un faible sourire.
— Oui… bon pour moi, c’est surtout un problème de mec…
— Ah !
Elle lui prit les deux mains cette fois. Décidément c’était une manie ! Une fois encore Julia dut fournir un effort pour éviter de reculer. Elle détecta une tristesse dans les yeux de Léa.
— Oui, une très mauvaise expérience, mais on pourra peut-être en parler, hein, entre filles. J’aimerais bien qu’on fasse plus connaissance. Tu veux bien ?
Julia perdait pied peu à peu. Cette fille dégageait tellement de sympathie. C’est vrai qu’elle pourrait devenir une bonne copine, sauf que non c’était impossible. Elle décida d’écourter la visite.
— Bien, on redescend, je te fais signer le contrat de location et je te laisse.
Le retour fut rempli de sentiments contradictoires. Julia serrait les dents. Le léger élan de sympathie qu’elle avait ressenti un bref instant envers cette fille fut balayé par l’arrivée de souvenirs qui déferlaient en vagues successives. Elle était en colère contre elle-même qu’une telle pensée ait pu l’effleurer.
— Copine ? Non, sans doute pas !
Elle se gara devant la mairie. Elle entra et passa comme un robot devant le nez de Noémie qui tenait l’accueil. Elle répondit du bout des lèvres à un « bonjour Julia ». Elle entra dans le bureau du secrétariat. Céline était penchée sur son écran. Elle leva la tête vers elle.
— Salut… dis donc, t’en fait une tête !
— Ça se voit tant que ça ?
— Non, ça va, je reviens du moulin.
— Et alors cette locataire͔ ? Ça va ? Tout s’est bien passé ?
— Oui, oui, tout va bien.
Céline se leva et vint se planter devant elle.
— Non ça va pas, je le vois bien. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Julia resta silencieuse. Il allait falloir qu’elle trouve une explication, car elle connaissait Céline. Elle ne lâchera pas.
— Tu sais j’ai appris à te connaître depuis ces deux ans. Cela fait longtemps que j’ai compris que beaucoup de choses te tourmentent. Tu sais que tu peux te confier à moi.
Julia inspira profondément et afficha un sourire.
— Rien de bien grave, je t’assure. C’est vrai que j’ai des moments de spleen parfois, tu le sais bien. Mais c’est pas grave, ça va passer. Tiens, voilà le contrat, je rentre chez moi.
Elle stoppa dans la cour de la ferme, coupa le contact et s’appuya contre le siège avec un soupir. Voilà une sale journée. Elle pénétra dans la cuisine qui faisait également office d'entrée. Elle posa ses affaires et ses clés n’importe où et alla se préparer une bonne tasse de thé. Son regard et ses souvenirs se perdaient dans la contemplation de la théière. Lorsqu’elle était arrivée à Durlinsbach, Céline l’avait très vite prise sous son aile. La sympathie avait été réciproque. Julia arrivait, sans attaches, sans amis et le grand cœur de Céline avait, en partie, comblé ce vide existentiel. Céline était devenue une vraie amie, une confidente. Et même si Julia ne pouvait pas se confier complètement, elles étaient déjà allées loin, toutes les deux, dans la complicité. Céline s’était révélée redoutablement douée pour deviner ses humeurs.
Elle ne remarqua qu’avec retard le sifflement aigu de la théière. Elle se dirigea vers le salon, posa sa tasse sur le guéridon et s’affala dans le fauteuil. Et dire qu’elle devait prendre son service dans deux heures ! Elle se laissa aller en fermant les yeux. Ce fut à cet instant que Gribouille lui sauta sur les genoux en miaulant.
— Tiens te v’la, où est-ce que t’as trainé ? Ça fait depuis hier que je n’t’ai pas vu.
Pour toute réponse, le matou se dressa sur sa poitrine, lui posa une patte de chaque côté du visage et se frotta généreusement sur son menton.
— Mais oui, moi aussi je t’aime.
Elle le caressa et il se pelotonna immédiatement sur ses genoux, en ronronnant.
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