Jeanne et Rose
MaryLor
JEANNE ET ROSE
OU FRAGMENTS DE SOUVENIRS D'UNE PETITE FILLE
« C'est probablement cela le début de la sérénité, s'accorder de nouveau avec son enfance pour éprouver avec plus de justesse et de sincérité ce qu'il reste à vivre. »
Roseline CARDINAL
à Camille et Vincent
PREAMBULE
Je suis heureuse d'avoir écrit ces quelques pages car elles sont un moyen de dire adieu au passé, sans pour autant le renier. Il y a des jours comme cela où l'on reprend confiance en soi, en son avenir.
Ma fille m'a parfois dit qu'elle avait peur que je meure. Je la rassure comme je peux. Pas évident d'écouter et de répondre à son enfant quand soi-même on a peur de la mort et que l'on n'accepte pas la perte d'êtres chers.
Je sors d'une tranche de vie où la naissance de nos enfants a côtoyé la mort de mes deux grand-mères: joies et peines se sont mêlées et même emmêlées...
Je veux tourner la page et ces quelques lignes pourront m'aider, j'en suis intimement persuadée.
JEANNE ET ROSE
Jeanne et Rose ont plusieurs points communs: elles ont été toutes les deux des paysannes, nées en Bresse, dans les années vingt.
Enfin, elles sont également mes grand-mères.
Elles nous ont quittés comme l'on dit si pudiquement pour éviter de parler de la mort.
J'ai mis le temps à faire mon deuil: autre formule consacrée en la matière.
Je me suis rendue compte qu'elles me manquaient et que je ne leur avais jamais vraiment dit mon affection.
Ce sentiment de culpabilité est le plus difficile à accepter et à effacer.
Alors, pour me faire pardonner, j'ai décidé de leur écrire cette lettre posthume pour les ramener à la vie à ma manière.
Car je crois au plus profond de moi qu'on ne meurt pas tant qu'on reste dans le coeur de ceux qui nous aimés.
PARFUMS D'ENFANCE
Mon enfance a été heureuse et Jeanne et Rose y ont contribué chacune à leur manière.
Rose m'adorait: j'étais sa seule petite-fille, car elle devait deux fils et deux autres petits-enfants.
Jeanne, j'ai été sa première petite-fille, sachant que maman était sa fille aînée.
On dit souvent que les plats familiaux et les recettes se transmettent. Il est vrai que j'ai des souvenirs très précis des repas dominicaux.
Rose avait comme spécialité la langue de boeuf à la sauce piquante accompagnée de petits croûtons
à l'ail dont elle avait le secret.
Jeanne, de son côté, préparait souvent une carpe farcie: je n'ai jamais retrouvé cette saveur.
Rose savait préparer la mousse au chocolat à merveille car elle savait que c'était le dessert préféré de papa.
Enfin, Jeanne préparait ce qu'elle appelait le gâteau mousseline en disant que c'était très simple. Mais je n'ai jamais réussi à le faire comme elle. Elle le cuisait dans son poêle à bois et je crois que là est son secret.
Rose et Jeanne étaient de bonnes cuisinières mais aussi des fées du jardin. Rose avait de très beaux hortensias dont les teintes variaient du rose clair au bleu soutenu.
Jeanne possédait des géraniums superbes, des roses magnifiques ainsi que des pivoines au parfum envoûtant. Enfin, les légumes de leur potager étaient succulents. Jeanne aimait les haricots beurre qui se mariaient à merveille avec ses grosses tomates qui cuisaient sur le poêle à bois avec de la crème.
Rose, quant à elle, aimait la salade et en jardinait de toute sorte: de la frisée, de la scarole, de la laitue... Elle y ajoutait des pommes ou des feuilles de basilic.
Toutes ces saveurs ont marqué mon enfance et je pourrais encore évoquer de multiples senteurs et odeurs liées au jardin ou à la cuisine de mes grand-mères.
Jeanne et Rose étaient proches de la terre et respectaient le rythme des saisons. J'aimerais transmettre ces valeurs à mon tour, mais nos vies sont si éloignées de celles de ces femmes qui scrutaient chaque jour le ciel pour savoir comment nourrir ce qu'elles avaient planté.
CADEAUX DE COMMUNION
Il y a des images qui restent ancrées.
Je me rappelle de la montre en or que ma grand-mère Rose voulait absolument m'offrir pour ma première communion. Je devais choisir entre trois modèles dont j'ignorais le coût.
Je crois que ce jour-là, j'ai choisi la plus chère! Cela s'est vu sur le visage de Rose. On m'a dit d'en prendre bien soin.
Jeanne, quant à elle, m'avait donné une enveloppe avec deux cent francs de l'époque pour acheter ce qui me ferait plaisir. J'ai choisi un bracelet en argent que je mets souvent.
Ma montre en or, j'ai trop peur de la perdre donc je ne la mets plus.
Ces deux bijoux sont à l'image de Rose et Jeanne. Deux femmes qui au fond sont différentes. Pour ne rien cacher, j'ai apprécié autant le bracelet en argent que la montre en or.
LA CUEILLETTE DES MURES
Connaissez-vous le goût succulent de la mûre cueillie sur le buisson encore chauffée par le soleil?
Il ne faut pas qu'elle soit trop claire, sinon elle sera acide. Les meilleures, ce sont les noires, bien rondes et brillantes: elles promettent d'être juteuses et sucrées.
Rose m'apprit tout cela au cours de nos ballades et, gourmande comme j'étais, et comme je suis toujours, je m'en souviens parfaitement.
Chez Jeanne, c'est avec les cousins que nous allions ramasser les mûres en nous rendant dans les buissons près de la ferme. Nous en avons mangé à nous faire mal au ventre... Ce sont nos mères qui étaient en colère face aux tâches sur nos vêtements.
LE PETIT VEAU
Je ne sais pourquoi je me souviens si bien de ce petit veau. Il était né lorsque j'étais en vacances chez Rose. Forcément, c'était un événement. Nicolas, je l'avais baptisé ainsi, tenait à peine sur ses pattes lorsqu'il a suivi sa mère au pré pour la première fois. Je revois encore Rose rire devant mon émotion de petite fille émerveillée devant cette leçon de vie!
Pour Rose, la naissance d'un veau était aussi très importante. En effet, derrière le gentil Nicolas, elle voyait l'argent qu'il rapporterait à la ferme.
Cette image de ma grand-mère et moi, debout, sur la terrasse, regardant mon grand-père ramener les vaches du pré pour la traite dans l'étable est très présente à mon esprit des années plus tard. Je devais avoir six ans environ, l'âge de ma fille.
Je me souviens de la lumière rasante de fin de journée et des rayons du soleil qui donnent en été une quiétude à l'âme. Les pierres, les herbes hautes s'embrasent d'une teinte ocre qui depuis est toujours source d'émerveillement pour moi.
Dans ces moments, je repense à Rose, son bras m'entourant l'épaule et m'expliquant la vie et la nature. Je dois beaucoup à ce petit veau: Rose m'a donné la clé de la naissance et de la vie.
Merci Rose pour ce beau cadeau.
LA CHEVRE DE JEANNE
Dans la ferme de Jeanne et Louis, il y avait comme dans la fable de La Fontaine; veaux, vaches, cochons...et une chèvre!
Jeanne a gardé sa chèvre très longtemps. Chaque année, elle l'emmenait au bouc et des petits chevreaux naissaient. Comme tous les enfants, mes cousins et mes frères adorions aller les voir. Jeanne ensuite pouvait traire sa chèvre. Elle était attachée à un piquet en bois. Chaque jour, elle avait droit à un nouveau carré de verdure. Je me souviens du goût de son lait que Jeanne mettait dans un vieux bol à mon attention. On avait beau mettre du sucre et du cacao, il avait un goût très particulier. Jeanne laissait en plus la peau à la surface du bol. Je devais boire sinon ma mère n'était pas contente, me disant de ne pas faire la difficile. Je pense que c'est ce que Jeanne devait aussi dire à ma mère quand elle était petite.
Après la mort de Jeanne, je ne sais pas pourquoi, je me souviens avoir rêvé une nuit de sa chèvre. Je me suis souvenue que cette femme calme et douce s'énervait énergiquement contre sa chèvre. Il y avait comme un accord tacite entre les deux car chaque matin, la chèvre se montrait récalcitrante et ma grand-mère la traînait par sa corde en lui criant dessus. Je pense que Jeanne, dont la vie n'a pas été facile, devait se venger sur sa chèvre... Résignée, elle l'était pour beaucoup de choses mais pas pour sa chèvre.
De là à dire que cette chèvre était un bouc-émissaire...
LES CHAUSSETTES DE ROSE
Rose voulait que ses enfants aient chaud aux pieds!
Alors, elle tricotait des chaussettes à rayures de couleurs vives en grosse laine qui gratte. Ces chaussettes, nous ne les avons jamais mises car nous les trouvions horribles...
Maman les prenait en remerciant Rose. Chaque année, nous avions droit à de nouvelles paires de chaussettes en laine.
Qu'est ce que je donnerais à présent pour que Rose soit là, à nous donner ses chaussettes!
Ce serait bien l'hiver quand je rentre à la maison et que j'ai froid aux pieds après une journée de travail. Ces rayures colorées sont à la mode en ce moment.
Je demanderai à maman ce qu'elle a fait des chaussettes de Rose.
LA DISCRETION DE JEANNE
Vous l'aurez compris, je me suis construis à l'ombre de deux femmes que tout oppose hormis le milieu social. Rose était bavarde et très téméraire, parlant parfois trop vite; Jeanne était très discrète, timide et réservée sur ce qu'elle pensait Jamais je ne l'ai entendue proférer la moindre parole blessante vis à vis de qui que ce soit. Toujours, elle écoutait, jamais, elle ne jugeait, et souvent, elle comprenait.
Jeanne avait atteint une sagesse que nous espérons tous acquérir un jour. Jusqu'au bout elle s'est intéressée aux autres, au monde qui l'entoure. Elle regardait les informations et la misère d'aujourd'hui la catastrophait. Elle me disait ne pas comprendre pourquoi encore tant de guerres ayant connu celle de 1940 qui a gâché sa jeunesse. Elle était mesurée même dans ses colères comprenant l'être humain et ses erreurs.
Elle a toujours été à mes côtés dans mes périodes de doute. Lorsque je suis devenue une jeune adulte, je me suis confiée de plus en plus à elle. Elle me disait toujours que j'avais choisi un métier difficile. Elle m'a soutenue et son empathie était totale, sincère et entière.
Ce cadeau est le plus précieux qu'elle m'ait transmis. Je n'ai ni sa réserve encore moins sa discrétion, mais ce don d'écoute et d'empathie qu'elle avait .
Chaque repas dominical, je me souviens de Jeanne, assise ou debout, servant ses enfants et ses petits-enfants avec équité et en silence. Si la discussion était trop vive, elle ne disait rien mais n'en pensait pas moins. Son regard bleu s'assombrissait de gris. Elle avait horreur des disputes.
La regarder et tenter de savoir ce qu'elle pensait m'a permis d'observer les membres de ma famille.
Jeanne n'aimait pas lire car elle se dévalorisait et n'avait pas confiance en elle. Ce que je veux lui dire même si elle n'est pas là, c'est qu'elle avait l'intelligence du coeur que seules possèdent les belles âmes. Je tenterai toute ma vie d'atteindre cette sagesse. Il faut pour cela emprunter un chemin de vie rempli de joies et de moments difficiles.
LES HORTENSIAS DE ROSE
Ces fleurs étaient ses préférées. Elle a même demandé à mon oncle d'être prise en photo devant et pourtant elle n'aimait pas cela.
Ile étaient roses ou bleus ou des deux couleurs. Rose portait bien son prénom car elle aimait bien les fleurs.
Elle m'offrait souvent de beaux bouquets à la maison. Elle était émue de me revoir et savait faire plaisir avec ses fleurs. Dites-le avec des fleurs... Elle savait le faire.
Aujourd'hui, je me souviens de ses hortensias, ses roses et son jardin. Elle y passait du temps et elle en prenait soin. Elle connaissait la nature et ses bienfaits. Je souhaite un jour parvenir à connaître autant de choses.
Quand je regarde mon petit jardin, je vois les hortensias fleurir et devenir de plus en plus beaux chaque année...Et cela me ravie et me donne envie de décrypter le langage des fleurs.
LE CAFE DE JEANNE
Elle mettait dans son café des grains de chicorée ce qui lui donnait un goût très particulier. J'ai tenté de faire le même pour commencer ma journée mais je n'y suis pas parvenue.
J'utilise le matin sa vieille cafetière et je fais chauffer l'eau dans une petite casserole avant de passer le café dans le filtre.
J'entends l'eau couler goutte à goutte et les odeurs se répandre doucement; c'est ma pause café, un moment qui n'appartient qu'à moi...
Pourquoi toujours vouloir aller plus vite... Il faut savoir parfois prendre le temps et ce rituel du café le matin en est l'illustration.
LES BIJOUX DE ROSE
Elle possédait une boîte à bijoux avec des broches serties de pierres très brillantes. Petite fille, j'étais fascinée par l'éclat des es bijoux. Elle n'en n'avait pas beaucoup mais elle a toujours pris plaisir à me les montrer souriant de ma réaction admirative.
Je me souviens tout particulièrement d'une broche bleue et blanche qui brillait plus que les autres. Maman avait peu de bijoux mais ils étaient simples et discrets.
Quand je regarde mes bijoux, je dois bien avouer que j'apprécie également ce qui brille. Le trésor de Rose m'a très certainement influencée...
Peu après son décès, j'ai demandé à mon oncle la permission de regarder le fameux trésor; il est allé chercher une petite boîte. Emue, je l'ai ouverte et j'ai vu les broches à moitié cassées qui avaient perdu leur éclat. C'est un regard d'adulte que je portais maintenant sur ce trésor à présent disparu
J'ai pris conscience que Rose ne s'était jamais permis de s'offrir de beaux bijoux. Je suis sûre qu'elle rêvait de bagues en or avec un beau saphir...
J'ai emporté quelques bijoux en souvenir dans une petite boîte. De temps en temps, je l'ouvre et le souvenir du trésor de Rose est ravivé ainsi que mes rêveries d'enfant.
Me revient alors ce regard amusé, rempli de tendresse d'une grand-mère sur sa petite fille émerveillée.
LES SECRETS
La vie des Bressans était une vie de labeur sur une terre plate, lourde et chargée de secrets. Cette région est restée longtemps éloignée des voies de communication et a souffert de cet isolement. La ferme traditionnelle est souvent isolée en brique ou en pisé.
Mon arrière-grand-mère a élevé dix enfants; Jeanne était la petite dernière. Ces destins de femmes habituées à la guerre et aux privations me fascinent. Elles sont ma force et mon héritage le plus précieux. Quand je doute, que je suis confrontée à une difficulté, je vais puiser cette force au fond de moi et chaque fois, je trouve une solution qui me permet de continuer à avancer.
Juste avant que Jeanne ne meurt, je l'ai vue une dernière fois. J'ai pu lui dire combien je l'aimais et l'admirais. Une larme a coulé le long de sa joue et s'est mélangée aux miennes. A ce moment-là, je me suis rendue compte que nous n'avions jamais vraiment parlé ensemble. Elle ne parlait jamais d'elle. Il me reste ce grand vide fait de tous ses secrets qu'elle a emmenés avec elle, loin de nous, par sa volonté.
Tu n'es plus et je me demande ce qui reste de nous quand nous quittons cette vie...Tu es encore là, vivante en moi... De cette dernière fois, de cet ultime échange, je ne retiendrai que ta main serrée sur la mienne.
Jeanne la discrète, la réservée, la timide s'en est allée comme elle est venue sans faire de bruit, sans se plaindre. Tu as été extraordinaire sans le vouloir et tu as aimé sans le dire.
Tu n'as rien cherché à transmettre et c'est dans le vide de ton absence que jour après jour, je comprends enfin...
Ma fille et mon fils dorment et je me demande si comme moi tu as pleuré le jour de la naissance de ma mère. La réserve et une certaine froideur qui te caractérisaient ne m'ont jamais permis de te poser des questions... Tu as vu grandir ma fille et tu as tenu mon fils sur tes genoux mais je n'ai pas osé te parler...
FAIRE SON DEUIL
Faire son travail de deuil, c'est peut-être enfin déposer les armes et accepter tout simplement que cela ne sera plus jamais comme avant.
Faire le deuil, c'est finir par comprendre que ceux que l'on aime nous quitte un jour pour toujours.
Faire le deuil, c'est sûrement retrouver la paix en soi et se poser en regardant ce que l'on a autour de soi.
Faire son deuil, c'est aimer à nouveau la vie et la vivre profondément au quotidien.
C'est regarder rire ses enfants en laissant doucement monter les larmes du bonheur retrouvé.
Rose et Jeanne ont connu aussi les joies et les peines.
C'est le cycle éternel de la vie, le recommencement perpétuel: la mort est nécessaire à la vie.
Cest le mouvement des vagues sur la plage qui vont et qui viennent.
Je suis à nouveau pleinement heureuse. Je me sens revivre et renaître à une nouvelle vie: la mienne.
Ecrire reste un acte fondateur pour guérir les maux par les mots...
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