Marchand de l'oubli
Dans la ville d’Éternité, la file d’attente devant les kiosques brillants ne semblait jamais se dissiper. Chaque soir, à minuit moins une, des milliers d’immortels se pressaient pour acheter leur prochaine journée de vie. La machine, une simple borne lumineuse, affichait un message implacable :
"Un jour de plus. Un souvenir en moins."
Léonard fixait l’écran froid, son doigt tremblant au-dessus du bouton. Cela faisait 312 ans qu’il achetait chaque matin une journée supplémentaire, comme tout le monde. Mais aujourd’hui, une question obsédante tournait dans son esprit : qu’avait-il perdu ? Il n’arrivait plus à se souvenir de l’odeur de sa mère, du rire de son frère, de pourquoi il avait aimé la mer autrefois. Ses poches étaient pleines de tickets de jours passés, mais sa mémoire était trouée comme un vieux filet.
Il se souvenait d’avoir eu une femme autrefois. Était-elle blonde ou brune ? Il ne savait plus. Il avait cru entendre une chanson qui lui rappelait quelque chose… ou quelqu’un… mais c’était flou, comme un rêve effacé au réveil.
La file avançait. Une alarme retentit pour rappeler aux hésitants qu’ils avaient moins de cinq minutes avant la fin de la journée. Léonard jeta un regard aux visages autour de lui. Certains affichaient une sérénité résignée, d’autres masquaient mal la panique. Une jeune femme sanglotait, répétant : "Je ne veux pas oublier mon père… je ne veux pas oublier mon père…"
Léonard recula. Une pensée le traversa, glaciale mais terriblement claire. S’il arrêtait d’acheter ? S’il refusait le troc infernal ? Peut-être que dans cette mort qu’il avait fui pendant trois siècles se cachait la vérité qu’il cherchait : l’écho des souvenirs perdus, la libération de ce fardeau d’immortalité.
Il tourna les talons et quitta la file. Derrière lui, la foule continuait son étrange ballet d’échange, sacrifiant souvenirs après souvenirs, comme des prêtres offrant des offrandes à un dieu absent. Minuit sonna.
Léonard sentit son corps se raidir. Une chaleur douce l’enveloppa, puis il s’effondra. Ce fut comme tomber dans un sommeil profond. Mais dans cet instant suspendu avant l’obscurité totale, quelque chose lui revint, brièvement : une odeur de pain chaud. Un rire clair, celui de sa mère. Un visage flou mais familier – sa femme ?
Il sourit.
Et puis, il ne fut plus rien.
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