Porcelaine
de Angéline L.
"Alors, qu'est-ce qui vous amène ici ?"
Les mains se crispent. Les larmes, infinies, s'écoulent en flots ininterrompus. Illusion. Réalité. Tout se mélange. Les mots s'échappent de mes lèvres, entrecoupés par le salé de mes pleurs.
Qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que je fais là ?
Les jambes, lourdes. Poitrine plombée. Un trou béant à la place du coeur.
Les larmes. Les larmes. Des vagues et des vagues de larmes.
Le raz-de-marée.
La cuvette des toilettes, le vomi. L'angoisse, électrique. La tension.
La peur. La peur. La peur, lancinante. Ecrasante.
"Vous avez votre carte vitale ? Et votre mutuelle ?"
La main de ma mère se resserre sur la mienne.
Je meurs. Je meurs. Je meurs. Je meurs. Je meurs.
Aidez-moi. Loin, loin dans mon esprit, je hurle. Aidez-moi. Aidez-moi. Aidez-moi.
Je meurs. Putain. Je meurs.
Les couloirs, froids. L'infirmière qui me défonce le bras avec son aiguille de merde. Les médecins qui se succèdent pour me "rassurer".
"Mais vous savez, à mon avis, c'est l'histoire de seulement quelques jours, rien de plus. Vous êtes épuisée, vous voyez bien. Vous ne pouvez pas rester comme ça."
Le regard de ma mère, rougi de larmes.
J'ai peur, Maman. J'ai peur, Maman.
"Je sais...", dit-elle en caressant ma joue.
Je ne suis pas folle. Je ne suis pas folle, hein ?
"T'inquiète pas, t'inquiète pas, ça va aller, hein ? Moi, je ne sais plus quoi faire pour t'aider, tu comprends ? Je voudrais tellement que tu ailles mieux."
Oui.
Au loin, j'entends "décompensation". Oui. Trop accumulé. Trop. Tout est trop.
Tu es fragile. Non. Fragile, fragile, fragile...
Fragile, murmure le vase de porcelaine brisé...
Fragile, murmurent les murs de mon appartement qui ont abrité la lente descente silencieuse, à la rencontre de mes démons. La valse avec mes peurs. J'ai voulu leur faire face. Les laisser me traverser. Les comprendre.
Mais la peur, c'est une énergie qui vient puiser dans mes forces vitales. Grignoter peu à peu les privilèges et l'autonomie que j'avais reconquis et dont j'étais fière d'arborer les victoires.
Fragile. Fragile.
On ne renie pas sa nature.
Je veux m'aimer. Aimer chaque facette, chaque éclat de porcelaine qui s'étale sous mes yeux et qui se sont désolidarisés à coups de "je t'aime moins qu'une autre", "il faut être comme ci, être comme ça", "tu es trop sensible", "trop nostalgique", trop tout. Trop.
Allez vous faire foutre.
Le karma a fait son job. J'ai payé.
Les larmes coulent. Putain mais ça s'arrête quand.
J'effleure le bracelet que l'infirmière m'a attaché au poignet. Je vais mourir entre ces murs.
Je meurs. Je meurs. Je meurs.
On me montre ma chambre. Froide. Vieille. Une cellule de prison aurait sûrement pu être plus confortable. Les murs sont tâchés, et j'aime autant ne pas savoir ce qui les a abîmés.
L'infirmière est enjouée, ouvre la fenêtre.
"Vous verrez, vous serez bien ici."
Le cerveau disjoncte. Et si je pétais un câble ? Et si je décidais de me barrer ?
Et si je perdais la tête ? Je vais devenir dingue. Je le suis.
Je meurs.
"Vous savez, vous êtes ici en hospitalisation libre. Si vous voulez vous sauver, il vous suffit de venir nous trouver. Et vous avez le droit de nous dire que vous ne voulez pas rester."
Je veux pas. Je peux pas rester là.
Il n'y a plus de porte pour fermer les toilettes.
Pas de télé.
La lumière vacille.
Non, je ne veux pas rester là.
Je meurs. Je meurs. Aidez-moi.
Oui, c'est ta faute, mon mental. Toi qui sur-analyse, s'inquiète de tout, imagine tout un tas de scénarios dignes des plus grands films catastrophe hollywoodiens. Mon cerveau vaut de l'or, mon cul.
C'est ta faute si je suis là. Je meurs, je meurs et c'est toi qui me le fait croire.
"Je pense que c'est la meilleure solution, tu sais... Ici, il y a des professionnels qui pourront t'aider mieux que nous. Et puis, c'est temporaire, hein."
Il paraît que j'ai encore maigri. Le noeud dans mon estomac ne disparaît plus.
Il paraît que ça me pendait au nez. Tout le monde le voyait venir, sauf moi.
Et me voilà entre ces murs. Mon regard balaie la pièce. Je vais vraiment rester là ? Combien de temps ?
Est-ce que je vais perdre conscience ? Est-ce que je vais me souvenir de qui je suis ? Et comment je m'appelle ? Pourquoi je suis là ? Dis-moi, pourquoi.
Jim Carrey. J.K. Rowling. Le mec qui a inventé KFC. Je fais défiler les noms de tous ces gens qui en ont chié comme jamais avant d'atteindre le sommet. Je suis peut-être un génie. Ou pas. Je veux juste retrouver la lumière.
Mais je suis plongée dans le noir complet. Aucune issue. Aucune porte de sortie.
Juste moi et cette putain de cellule.
Le matelas est raide.
Je capitule. Oui, je reste. Je n'ai pas le choix. Je meurs.
Je meurs. Aidez-moi.
Je suis seule. On me laisse m'installer. On viendra me montrer le reste du pavillon, tout à l'heure. Mais il faut manger, un peu. Avaler le premier cacheton.
Putain il est sévère celui-là. Je retrouve le plomb qui caractérise les anxiolytiques. Je croise mon reflet dans le miroir de la micro salle de bains, digne d'un roman de Stephen King. La vache.
Les cernes. Les yeux gonflés. La pâleur.
Salut, toi.
Je veux dormir. Mais je me lève pour suivre l'infirmier à la découverte de mon nouvel environnement, les salles télé qui diffusent Harry Potter, ce soir. Un signe, peut-être.
Quelques livres entreposés sur des étagères. Mais je suis trop anesthésiée pour avoir une quelconque envie de les découvrir.
Les douches. Le réfectoire.
Tout est froid, sans vie.
Je meurs.
Je m'engouffre sous les draps, et le cachet m'emporte rapidement dans un sommeil profond où je rêve de tout oublier.
On allume brusquement la lumière. Quelle heure est-il ? Les femmes de ménage font irruption, nettoient brièvement le sol.
"Vous vous lèverez quand ce sera sec."
Je peine à ouvrir les yeux. Je suis plombée. Perdue.
On toque à nouveau.
"Ca va être l'heure du petit-déjeuner, c'est au réfectoire au fond du couloir.
- Je peux prendre une douche, avant ?"
Je me lève mécaniquement, engourdie. Garder contact avec la réalité, à tout prix. Vêtements, produits de beauté. Je ne tomberai pas plus bas. Non.
J'arrive dans la salle pour déjeuner. Je suis seule. Tout le monde est déjà parti. Un bol de café presque froid, un morceau de pain.
Putain. Je meurs. Je suis dans une dimension parallèle.
Je retourne à ma "chambre", tente d'occuper mon esprit par la lecture.
Mais j'attends. J'attends quoi. La lumière.
Celle qui scintille et vacille de la petite bouche d'aération au pied de mon lit. Elle m'hypnotise. Parfois, elle se stabilise. Puis elle tressaille à nouveau. Et je la fixe, vide. Je suis peut-être vraiment tarée.
C'est déjà l'heure du repas. Le réfectoire est plein, cette fois. Le silence.
On me dévisage de la tête aux pieds. Les regards sont curieux. Mais vides. Eteints.
Je m'installe à la place qu'on me désigne. Me contente de quelques morceaux de pain et de fruits. J'observe les gens autour de moi.
Non. Je ne peux pas. Je ne peux pas être comme ça. Je ne peux pas. Où sont leurs lumières ?
Chacun est là, présent physiquement, mais installé dans une bulle imaginaire parée de silence.
Je meurs. Je meurs.
Sortez-moi de là.
Peut-être que c'est ça, ma destinée. Peut-être qu'elle est là, ma place. Au milieu de toutes ces personnes dont les flammes se sont éteintes peu à peu.
La mienne brûle peut-être encore, loin, très loin au fond de l'abîme.
Et j'irai la chercher. Quoi qu'il en coûte.
Il est temps de réparer ce foutu vase. Et de redonner à la porcelaine toute sa splendeur. Je caresse mon bracelet. Toi et moi, on va s'en sortir. Je te le promets.
Je t'aimerai dans le noir, s'il le faut.
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