Chapitre 3
Durant les vingt minutes que j’avais donnés à Levi pour se préparer, je m’échauffai de mon côté, dans les jardins du Manoir, à l’abri des regards indiscrets. Après mon combat matinal avec Séraphin, je me sentais plutôt en forme, mais je pris mon temps pour vérifier que mes muscles ne me faisaient plus du tout souffrir et que mon corps se pliait à la moindre de mes volontés. Ce n’était qu’un entraînement, certes, mais il était hors de question que je paraisse en difficulté, surtout face à Levi.
Ainsi, une fois convenablement étirée, je longeai au pas de course les immenses murs de granit gris, jusqu’à parvenir dans l’espace aux trois quarts fermés délimité par les branches en U du Manoir. Là, le sol rocailleux, couvert de petites fougères habituées aux températures glaciales des lieux, laissait place à une grande arène sablonneuse bordée de gradins de pierre, illuminée par une trentaine de spots muraux surpuissants, au centre de laquelle mon adversaire finissait de s’échauffer. Autour de lui s’était formé un grand attroupement, notamment composé d’une dizaine de mes demi-sœurs en totale extase devant son torse musclé et la tablette de chocolat qui lui servait d'abdominaux. Je roulai des yeux, dépassée par ce comportement d'adolescentes en manque. Nous étions tous métamorphes, et chacun pouvait choisir l’apparence physique qu’il souhaitait. Là où j’avais défini la mienne en fonction de mon métier, Levi ne s’était basé que sur sa vanité.
Pour briser la transe dans laquelle il semblait avoir plongé les filles, j’élevai la voix par-dessus les conversations enthousiastes :
— Prêt ?
Il me considéra avec un regard narquois, provocateur.
— J'imagine que ça veut dire oui, soupirai-je.
Je fis apparaître mon armure de cuir à même mes vêtements moulants, resserrai quelques lanières à la hâte, levai les yeux. Levi retroussa les lèvres en une grimace de défi, saisit le cimeterre qu’il avait planté à ses côtés dans le sable. En moins de cinq secondes, les groupies avaient détalé, et la place était libre. Je m’approchai de lui, jaugeant les gradins, essayant par habitude d'évaluer le public. Mes demi-sœurs allaient soutenir Levi, c'était évident, mais les regards de mes demi-frères déjà assis étaient plutôt braqués sur moi. Pas que ça change grand-chose à mon inéluctable victoire.
Mon arme favorite se matérialisa entre mes mains dans un scintillement turquoise : une longue épée bâtarde, enchantée par des dizaines de sorts de protection conçus par mes soins. Elle avait été forgée par les nains quelques années après ma naissance, dans un acier mythique qui ne se trouvait que sur Nidavellir. Ce même métal avait été utilisé pour le marteau enchanté de Thor, Mjöllnir, et la majorité des lames, courbes ou droites, fines ou larges, dont se servaient toutes les Maisons. Paradoxalement, les nains avaient beau s’affirmer pro-Æsir quand on leur posait la question, dès qu’on soulevait l’intérêt économique, ils étaient prêts à vendre à n’importe quel camp, que ce soient les Æsir, les Vanir ou la Confrérie. Heureusement, d’ailleurs, sinon nous n’aurions jamais pu lutter à armes égales avec les autres Maisons, et nous nous serions faits annihiler comme les parias que nous étions.
Levi agrippa fermement son cimeterre, se mit en garde, et je chassai mes réflexions philosophiques sur les nains pour me concentrer à nouveau sur le présent. Mon regard rivé dans celui du blond, je guettai l'infime mouvement qui m'indiquerait ses intentions. Il bondit, sa lame siffla. Déjà, je n'étais plus là. Je passai sur sa droite, me faufilai sous son bras tendu. Dans le même temps, je surveillais sa main dominante. Les souvenirs cuisants de mes premiers affrontements avec lui avaient beau dater de quelques années, je n’oubliais pas qu’il aimait jouer avec mes nerfs par son ambidextrie. Et cette fois ne fit pas exception à la règle. Une fraction de secondes seulement après le début de l'affrontement, sa paume gauche se refermait autour de la garde, et la lame changea de direction.
Si, malgré toutes mes prévisions, le mouvement me prit par surprise, je ne lui laissai pas le temps de profiter de cet infime avantage. Régissant à la vitesse de l'éclair, je me glissai le long du tranchant effilé, revins à une distance de sécurité. Bref repos, respiration, feinte. Il recula, fit un moulinet du poignet que j'ignorai. C'était un geste d'intimidation plus qu'une vraie attaque. Ou bien une tentative de distraction. L'un comme l'autre ne fonctionnèrent pas. En revanche, une seconde plus tard, sa lame faisait une volte-face éblouissante, parfaitement maîtrisée. Je contrai, lui assénai un coup de pied dans le genou. Il tangua. Je fis un pas sur le côté, maintenant toujours nos lames croisées, lui portai un coup de coude dans les côtes, appuyai sur son bras. Nos épées s'entrechoquèrent, crissant désagréablement l'une contre l'autre. Sous la pression, il finit par lâcher prise. Son cimeterre vola hors de sa portée.
Je pivotai brusquement. Une gerbe de sable jaillit sous mes semelles alors que je me glissais derrière lui. Il se tordit le cou, cherchant à garder le contact. Un sourire fleurit sur mes lèvres. Du plat de la lame, je le frappai à la hanche, le fauchai d’un coup de talon. Il s'effondra, et la pointe de ma lame se logea près de sa gorge.
— Pas mal… admis-je avec un sourire moqueur.
Il m'avait donné plus de fil à retordre que prévu. Ce que, malgré mon aversion pour lui, je respectais. Je relevai mon arme, lui tendis une main pour l'aider à se relever. Dédaignant l'épée qui lui avait échappé, il m'attrapa le poignet et me propulsa vers l'avant, me gratifiant au passage d'un violent coup de talon dans mon poignet, ce qui me fit lâcher ma lame à mon tour.
Je rentrai les épaules pour amortir ma chute et rouler, mais cela ne m'évita pas de mordre la poussière. Il est à terre ? Tu l'achèves. Pas de pitié. Les souvenirs d'Ekrest flashèrent dans mon esprit, bien vite remplacés par la conscience aiguë de la pression sur mon dos qui m'empêchait de me relever. Levi avait été assez rapide pour me bloquer. J'essayai de me redresser, grinçai des dents. Peine perdue, sous cette forme, je n'avais aucune chance. En revanche…
Mon corps se modifia subtilement. Mes épaules s'élargirent, mes muscles gonflèrent. Je m'appuyai sur les coudes, fis le dos rond, me relevai, comme si les soixante-dix kilos qui me maintenaient plaquée au sol un instant auparavant ne pesaient plus rien. Une contorsion, mon poing dans son visage, et la situation s'était inversée.
— C'est bon, tu as gagné ! admit-il de mauvaise grâce, incapable de se défaire de mon emprise. Mais t'as triché…
Ignorant la critique digne d'un gamin de sept ans, je le libérai, reculai, et soulevai mon t-shirt pour chasser les grains de sable qui s'étaient aventurés en dessous. Pantalon, chaussures, brassière, j’en avais partout !
— Ton coup de tout à l'heure n'était pas mauvais du tout, fis-je, pensive, en enlevant une de mes bottines. Il faut juste que tu te débrouilles pour garder l'avan…
Je ne terminai pas ma phrase, coupée par un réflexe surhumain qui me sauva la vie. Instinct en alerte au moment où je perçus le faible sifflement, je me jetai sur le côté, m'aplatis au sol. La flèche vrombit là où se trouvait ma tête encore une seconde auparavant. Mon Colt apparut dans ma main en même temps que je sautais à nouveau sur mes pieds et pivotais, regard tourné vers le sommet des gradins, cherchant celui qui avait tiré. Mais, sur les toits au-dessus grande arène, il n’y avait personne, juste le vent froid qui balayait les tuiles nues.
Je demeurai immobile, guettant le moindre signe, la moindre ombre, qui aurait pu trahir mon assaillant. Mais personne ne se manifesta. Toujours méfiante, le tête levée vers le ciel, je reculai de quelques pas, m'accroupis près du projectile qui dépassait du sable, tirai lentement dessus le sortir. Coup d'œil, froncement de nez. C’était une pointe crantée en acier noir de Nidavellir, le genre qu'on ne pouvait pas retirer sans arracher au blessé toutes ses entrailles. En prime, des grains de sable demeuraient collés sur l'embout métallique, ce qui signifiait qu'elle avait probablement été trempée dans un quelconque poison. Charmant. Je reportai mon regard sur l'empennage, grimaçai.
— Oh, bordel de merde…
— Bleu ?
— Bleu, confirmai-je, sourcils froncés, plaquant la pièce à conviction sur la table pour appuyer mes propos.
La commandante plissa les yeux, se leva, et commença à faire les cent pas dans son bureau, non sans m’avoir adressé un regard ombrageux. C'était une tentative d'assassinat revendiquée à l'intérieur de l'enceinte du Manoir. Une provocation.
Comme la Confrérie, chaque Maison avait une couleur propre. Une sorte de signe distinctif, utile quand elle voulait signaler sa présence ou ses crimes. La nôtre était le turquoise. Les enfants de Týr utilisaient le gris, ceux d'Heimdall le blanc, ceux d'Odin le doré, et ainsi de suite pour toutes les divinités du panthéon nordique.
Le bleu azur, électrique, comme celui de la flèche, correspondait évidemment aux Thor, descendants du dieu nordique de la guerre et de l’orage.
Kaiser s'arrêta face à la fenêtre, se retourna vers nous. Elle avait retrouvé son impassibilité habituelle, aussi professionnelle que rassurante, même si un voile de contrariété obscurcissait son regard.
— Très bien, décida-t-elle. Je vais mettre Adam sur le coup. Inutile de répandre des rumeurs.
En d'autres termes, inutile de faire paniquer tout le monde. Je hochai la tête, tendue. Si un Thor avait réussi à s'introduire sur notre propriété, c'était une véritable catastrophe. Sans même parler des dommages matériels et informatiques qu'il pouvait causer, la seule idée que le Manoir ne soit plus un refuge et un centre de commandement sécurisé aurait un effet dévastateur sur ma fratrie ; la majorité d'entre eux, moi incluse, considéraient ce lieu comme leur bercail.
— Une idée sur l’identité du tireur ? demanda notre cheffe.
Levi prit la parole :
— Aucune. Il était invisible, la flèche a jailli de nulle part.
Un instant de silence méditatif succéda à cette réponse. Kaiser avait repris le contrôle sur ses expressions, son masque était impénétrable. Mais, même si elle ne le montrait pas, elle était inquiète, tout comme Levi et moi.
— D'accord. Envoyez-moi les autres.
Je hochai la tête, tournai les talons. Dehors, je fis un signe de tête à tous les témoins de la scène qui patientaient, et m'éloignai d'un pas rapide, à la fois pour ne pas gêner le passage dans les étroits corridors, et pour que les autres ne voient pas le pli soucieux qui venait barrer mon front.
— Ça va ?
La petite voix de Levi, à ma gauche, me fit tourner la tête. Je cillai, relevai, ironique :
— Ça te préoccupe vraiment ?
— Pure politesse, me détrompa-t-il immédiatement.
Je gardai le silence un moment.
— La flèche… finis-je par marmonner, réfléchissant à haute voix. Manquer de se faire tuer chez soi… en plein jour, au vu et au su de tous… Rien que le fait qu'il ait pu passer le Labyrinthe m'étonne, sans même parler du fait qu’il ait été invisible.
Il fronça les sourcils. J'eus l'impression de voir les rouages s'enclencher dans son cerveau, alors qu'il traitait les informations.
— Tu sous-entends qu'il aurait un complice ici ?
— Comment aurait-il fait, sinon ?
Il demeura muet. Normalement, il se serait moqué de moi et m’aurait que j'étais folle d'envisager cette éventualité. Mais il ne le fit pas, et cela m'inquiéta encore plus. Je secouai lentement la tête, frustrée par l'idée qu'un potentiel tueur invisible puisse se trouver à deux mètres de moi sans que je ne le sache, mais un sourire caustique éclaira mes lèvres quand je réalisai que, pour une fois, je ressentais exactement la même chose que mes cibles.
— Tu as changé depuis que je suis partie, dis-je pour changer de sujet et passer à autre chose.
C'était plus une affirmation qu'une question.
— Je me sens différent, admit-il, tête basse, en m’adressant un regard en biais.
Je me figeai au milieu d'un pas, en équilibre précaire sur une jambe, priant Loki pour avoir mal interprété la tonalité de sa voix. Trop de sous-entendus évidents dans cette phrase, trop d'insistance inélégante sur ses émotions.
Voyant mon trouble, il pouffa, me bouscula avec une fausse familiarité qui me hérissa le poil. Je me redressai, tendue. Je craignais la suite. Je ne voulais pas entendre ce que je craignais.
— Je crois que j’aime Selvigia, lâcha-t-il tout à trac.
— QUOI ?
Abasourdie un moment, je pris sur moi pour ne pas paraître trop surprise, ravalai les insultes que j’avais déjà préparées pour le dissuader de m’approcher d’un peu trop près.
— Tu sais que c’est une très mauvaise idée de me dévoiler ça ? narguai-je enfin.
— Je sais.
Son ton sérieux me déstabilisa profondément. Il avait toujours été un abruti arrogant et pénible à supporter durant les missions, un supérieur hiérarchique irresponsable et incompétent, qui soutenait toujours un peu trop Adam dans les Jeux de pouvoir du Manoir. Et les quelques rares missions que nous avions effectuées ensemble avaient toutes failli tourner à la catastrophe, notamment Barcelone.
— Et donc ? relevai-je sans comprendre où il voulait en venir.
Il me jeta une œillade entendue, et je me braquai brusquement en réalisant ce que signifiait l’insistance de son regard.
— Non. Je ne suis pas un pigeon voyageur.
Je grognai, boudeuse. C’était hors de question. Et de toute façon, même si j’acceptais, je perdrais mon temps dans quelque chose qui ne marcherait jamais. Les sentiments de Selvie à l’égard de Levi étaient loin d’être amicaux, sans même chercher plus loin.
— S’il te plaît !
Je cillai. Il me suppliait. Levi me suppliait. Levi, ou la personne qui ne pouvait presque pas me voir en peinture depuis que j’avais intégré l’Élite, était venu m’implorer de l’aider. Intéressant. D’une part, cela signifiait qu’il le voulait vraiment, et d’autre part, ça prouvait qu’il n’avait pas d’autre choix que de s’adresser à moi, sinon il aurait gardé le silence. Il avait beau être un imbécile, parfois, il ne l’était pas lorsqu’il s’agissait de ses intérêts. Et si je me laissais désirer… non. Il chercherait des moyens de pression. Il ne me lâcherait pas de sitôt. À tous les égards, je pouvais en profiter tout de suite plutôt que de le laisser fouiner dans ma vie. Je souris, sadique.
— Et en échange ?
Il avait dû prévoir le coup, puisqu’il ne parut pas particulièrement surpris par la question. Mais je l’arrêtai avant qu’il ne me propose quelque chose.
— Je sais, décidai-je. Je veux que tu me défies à la cérémonie de promotion.
Il hésita, se mordit les lèvres. S’il acceptait, il remettait sa vie entre mes mains. S’il refusait, ses minces chances de croiser Selvigia – qui le fuyait comme la peste – partaient en fumée. Grand dilemme.
— À la condition que tu ne me tues pas, se résigna-t-il finalement.
— Je devrais pouvoir survivre à ça…
Il fronça le nez, sceptique, mais me tendit la main :
— Marché conclu. Mais par pitié, ne m’humilie pas trop.
— Tu le fais déjà très bien tout seul.
Je lui adressai un dernier sourire étincelant, et m’éloignai à grands pas. Levi était le sixième en termes de puissance magique, en passe de devenir cinquième puisque tout le classement se décalerait bientôt d’un cran. L’affronter officiellement me permettrait de légitimer une fois pour toutes ma place de première agente de la Confrérie, de rappeler à tout le monde qui succédait à Ekrest. Et de décrédibiliser un abruti dans les règles de l’art.
L’immense bibliothèque qui s’étendait sur trois étages fut mon sanctuaire pour le reste de la journée. Dans le calme intemporel du rez-de-chaussée, où s’entassaient les antiques textes de magie théorique, assise face à une large cheminée dont le feu était perpétuellement entretenu, je me plongeai dans la lecture d’un traité de magie runique. Apaisée par les crépitements des flammes et l’odeur de poussière qui régnait sur ces lieux, je ne levai le nez de l’ouvrage qu’à vingt-et-une heures passées, le crâne bourdonnant de formules rituelles et d’incantations en elfique, mais satisfaite de ma progression.
Les muscles ankylosés par les heures passées assise, je m’étirai longuement, puis refermai le livre avec toute la délicatesse dont j’étais capable de faire preuve, en prenant soin de ne corner aucune page, un sourire nostalgique aux lèvres. C’était sur les conseils d’Ekrest que j’avais entamé ma lecture de ce monstre, pour compenser mes lacunes théoriques sur les autres Élites. Sinon, comble de mes frères et sœurs, je n’aurais même pas envisagé d’ouvrir ce grimoire et j’aurais fui simplement à la vue de son épaisse reliure, qui se craquelait sous le poids des deux mille modestes pages écrites dans la typographie runique alambiquée d’un moine copiste du treizième siècle.
Je jetai un dernier regard à la couverture de cuir grise et ternie, vieillie par les ans, puis ramenai précautionneusement l’ouvrage sur son pupitre et replaçai la cloche de verre par dessus. Un bâillement m’échappa, plus par habitude que par réelle fatigue. Je jetai un dernier coup d’œil à ma montre, me dirigeai vers les étages, fronçant les sourcils au fur et à mesure que j’entendais des basses profondes gagner en puissance.
Au troisième, l’ambiance était plus que festive. Pour une raison qui m’échappait, on avait sorti des dizaines de bouteilles d’alcool, et la musique assourdissante aurait pu faire trembler l’ensemble du bâtiment si l’étage n’était pas aussi bien insonorisé. Je pouffai en croisant des silhouettes vacillantes, le visage rougi, le regard trouble et un sourire niais pendu aux lèvres, qui sortaient prendre l’air aux fenêtres. Remontant à contre-courant, je parvins à me faufiler jusqu’à la salle commune, où c’était le déchaînement absolu : dancefloor multicolore, flashs stroboscopiques, éclats de rires et phrases hurlées par-dessus la chanson du moment. Les tables habituellement placées au centre avaient été disposées contre les murs, surchargées de gobelets contenant des mixtures aux odeurs à la fois étranges et attrayantes. Et, évidemment, une petite centaine de personnes au moins, pressées les unes contre les autres, en train de s’amuser comme si c’était la dernière soirée avant le Ragnarök.
— LILY ! beugla quelqu’un. Bouge pas, j’arrive !
Celui qui m’avait interpellée me fit un bref signe de tête, se détourna un bref instant pour attraper deux verres au bar, et, à coups d’épaule, se fraya un passage jusqu’à moi. Ce qui ne fût pas particulièrement compliqué, avec sa carrure d’ours. Je souris. Sam. Une vieille connaissance, une ancienne romance. J’avais craqué sur lui à quinze ans, nous étions sortis ensemble. Quelques semaines tout au plus, brefs instants arrachés à ses obligations et à mes missions. Mais malgré notre rupture officielle, nous continuions à bosser ensemble de temps à autre.
Il me tendit un shot avec un clin d’œil. Je le pris, levai un sourcil.
— Hey. Qu’est-ce qui se passe ?
— On est mercredi.
Mercredi. Jour de fête presque règlementaire, au Manoir. Le programme changeait d’une semaine à l’autre, alternant assez aléatoirement entre home cinema, jeux d’équipe, entraînements, ou juste soirées, qu’elles soient dansantes ou seulement arrosées. C’était une frénésie hebdomadaire qui permettait à tous les enfants de Loki de se retrouver et de lâcher prise, mais récemment, j’avais si souvent été éloignée des miens que j’en avais oublié la vie communautaire que nous menions à l’intérieur de la grande bâtisse.
— À ta promotion, fit Sam en trinquant avec moi. Et à la capture du Týr.
Je levai mon verre en écho, l’avalai d’une traite, tout comme lui. La combinaison – je ne voulais pas savoir ce qu’on avait mis dedans – me brûla la gorge, mais je souris, et jetai un grand regard circulaire autour de moi pour voir s’il y avait des personnes que je connaissais. Les flashs de lumières colorées, brefs mais réguliers, ne me facilitaient pas vraiment la tâche, mais je parvins à localiser non loin un visage familier, particulièrement séduisant. Quand son regard croisa le mien, il sourit, s’approcha.
— Adam, saluai-je.
— Lilith.
Clin d’œil, poignée de main fraternelle. Je haussai un sourcil, inclinant légèrement mon verre vide dans sa direction.
Jeux ?
Il secoua imperceptiblement la tête de gauche à droite, j’acquiesçai. Un instant plus tard, il s’était à nouveau perdu dans la foule, aussi furtif qu’une ombre.
— Son rang lui monte à la tête ? Je croyais qu’il m’appréciait…
Sam, qui s’était fait royalement ignorer, m’adressa un rictus narquois, mais vaguement frustré. Je haussai les épaules.
— Il est en passe d’être nommé deuxième, et il n’y a personne pour le défier. Donc ouais. Beaucoup, même.
J’aurais cru qu’avec le boucan ambiant, il ne m’aurait pas entendue. Mais après avoir échangé un regard complice, amusés, nous éclatâmes de rire d’un bel ensemble. Et, pour une fois, mon sourire mit un certain temps à s’effacer. Je ne l’aurais jamais admis à haute voix, mais ces instants de tranquillité et de détente me manquaient vraiment, dans ma vie solitaire d’Élite.
Une ombre de ricanement provocateur aux lèvres, Sam m’attrapa par la main, et m’entraîna vers le centre de la pièce, où les autres se déhanchaient au rythme des basses. La bulle dans laquelle nous nous étions isolés durant une poignée de secondes se craquela, s’effrita. Les sons et les couleurs m’assaillirent à nouveau, mêlés aux odeurs des corps échauffés, en sueur.
Traction. Réflexe, pas sur le côté. Retour à la case départ, mains liées. J’avais peu d’espace. Mais je dansais.
Ma soirée s’enchaîna au rythme des verres. Je bus, je dansai, je flirtai avec Sam, même si nous avions dépassé ce stade depuis longtemps. J’oubliai que je n’étais plus une adolescente, que je n’en avais jamais été une, au fond, trop prise par tout le reste. J’abandonnai tous les problèmes derrière moi. Ne serait-ce que pour une nuit, je rangeai les cadavres dans les placards, j’occultai le passé, la pression, le boulot, les morts. Je me laissai emporter par le tempo, les bras adroits qui me guidaient et l’alcool.
Je n’avais plus les pensées claires lorsque je rejoignis ma chambre, éméchée, tout comme mon partenaire d’une nuit. J’étais ailleurs. Pas encore au Valhalla, mais plus très loin.
Vers quatre heures du matin, Sam était endormi à côté de moi sur le matelas d’une place et demi, et je fixais le plafond. J’avais décuvé. Trop vite. Une boule trop familière bloquée ma gorge m’empêchait de respirer correctement. J’aurais dû savoir. Mais je préférais toujours oublier. Ne pas me souvenir que l’ascension était fulgurante, mais que la chute l’était encore plus.
Je venais de retomber. Comme si je m’étais droguée. Ce qui n’était pas le cas, mais la violence du retour à la réalité était identique. Malgré la présence à mes côtés, la solitude me rongeait de l’intérieur. Sam ne m’aimait pas vraiment. Je le savais. Pour lui, j’étais un trophée. Une amie, peut-être, mais surtout un trophée. Pouvoir s’envoyer en l’air avec l’une des Élites, même si ce n’était qu’une fois de temps en temps, ce n’était pas donné à tout le monde. Moi, au fond, je l’aimais bien. Mais il n’y avait rien au bout de ce chemin sur lequel nous nous étions engagés. Et lui comme moi le savions pertinemment, raison pour laquelle, en dehors des nuits que nous passions ensemble, nos relations demeuraient strictement professionnelles.
Et même au sein de l’Élite, ce n’était pas mieux. Pour Adam, j’étais une concurrente. Un potentiel danger, un possible obstacle, qu’il en pouvait pas affronter de face, aussi manœuvrait-il toujours dans mon dos en attendant de pouvoir un jour me trancher la gorge. Et Selvigia, princesse des jeux de pouvoir, maîtresse du plus grand réseau d’espions du Manoir, avait beau être une alliée, elle n’en gardait pas moins ses propres intérêts, parfois divergents des miens. Au bout du compte, plus personne ne me connaissait ou ne m’appréciait vraiment. J’esquissai un sourire amer, alors que les paroles d’avertissement de mon mentor me revenaient, vraies, comme toujours.
Solitude. Rançon de la gloire.
Je me retournai sur le ventre et fis apparaître mon ordinateur d’un geste. En attendant qu’il s’allume, je vérifiai l’état de mon téléphone. La coque était encore légèrement humide suite à son bain forcé de ce matin, mais la couche de magie protectrice qui le rendait résistant à l’eau était intacte, et il fonctionnait parfaitement. J’en revins à mon ordinateur. Après avoir entré trois mots de passe successifs, je pus me connecter au réseau interne, lançai la remise à jour des données, et commençai à fouiner dans les fiches de la Maison de Thor.
Au cours des siècles, la Confrérie avait amassé une gigantesque base de données sur les autres Maisons. Le contraire était malheureusement vrai aussi, mais je suspectais ma famille de posséder bien plus d’informations sur les Æsir et les Vanir qu’ils en avaient sur nous. Les serveurs étaient saturés de pyramides hiérarchiques, de schémas, de liens vers des réseaux secondaires qui répertoriaient les associés humains des Maisons, et de fiches d’identité. Dont celle de ce fameux Kalyan.
Dès que je vis sa première photo de profil, je me figeai, avec l’impression qu’on venait de me déchirer de l’intérieur. Je l’avais déjà vu. C’était le type qui était à l’hôtel avec Séraphin la veille, le blondinet en costume cravate impeccable. Je serrai les poings, traversée par une bouffée de rage fulgurante, parcourus son histoire en diagonale, me focalisai sur sa carrière. Haut placé. Efficace. Dangereux. Excellent stratège, très bon combattant. Ce que je pouvais admettre sans ciller puisqu’il avait réussi à descendre mon mentor. Je me mordis les lèvres, crispée. L’atteindre paraissait impossible. Un peu comme moi, il ne sortait que rarement, pour des missions occasionnelles, avec très peu de personnes au courant de ses déplacements. Une ombre meurtrière, intouchable. Notre précédente « rencontre » avait été totalement fortuite, et les chances que je le recroise dans les prochains jours étaient minimes, voire inexistantes.
Je battis des paupières, chassai les larmes, refermai brutalement l’ordinateur, puis me blottis contre Sam en priant, sans y croire, qu’il y ait une autre personne à mes côtés à mon réveil.
Ekrest.
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