Chapitre 9
Le reste de la journée s’écoula sans incident notable, à part quelques cris dans les couloirs, une douche glacée que j’estimai avoir peut-être méritée, même si je ne l’aurais admis pour rien au monde, et quelques grincements de dents suite à un problème de livraison d’opium, un marché intérieur du Manoir que je dominais depuis maintenant quatre ans. Les petites guérillas intestines étaient monnaie courante, dans l’immense bâtisse de pierre. Comme la famille se scindait en un système vaguement féodal, avec en général les meilleurs du classement à la tête des différentes factions, il y avait toujours un conflit d’intérêt quelque part. Parfois, il se réglait par marchandages, négociations et pactes, mais parfois, lorsque les plus grands étaient impliqués, nous nous affrontions avec des armes.
Évidemment, pour ne pas pénaliser notre famille, et pour donner aux batailles un côté réaliste, nous adaptions dans ces combats nos armes pour ne pas nous blesser réellement. Ça se transformait en parties d’airsoft géantes, à la différence que les billes étaient en général enchantées de manière à provoquer une vive douleur, comparable à celle d’une balle réelle, qui incapacitant temporairement la personne. Une seule bille dans la poitrine donnait l’impression de se vider de son sang, et un coup à la tête plongeait dans l’inconscience pour une bonne demi-heure, parfois plus.
Dans ces conditions, livrer des marchandises nécessitait de bons équipements et des troupes entraînées, et heureusement pour moi, en quatre années, j’avais eu le temps de me monter ma propre petite armée, et de l’armer correctement. De plus, ayant récemment récupéré une bonne partie des effectifs d’Ekrest, je me retrouvais maintenant la plus puissante, tant au niveau magique qu’au niveau social. Ceci dit, ça n’avait pas empêché le nouvel Élu de fourrer son nez dans mes affaires dès qu’il en avait eu l’occasion, et clairement, j’avais intérêt à protéger mes prochaines cargaisons avec le maximum d’effectifs.
La haine tenace logée dans mon cœur, qui motivait chaque calcul, chaque nouvelle alliance, m’obligea, très brièvement, à me poser une question existentielle : qui détestais-je le plus, à l’heure actuelle, Levi, ou ce Kalyan ?
La réponse ne tarda pas. Le second, je ne le connaissais pas, il n’avait rien fait d’autre qu’exécuter une mission. Même si sa mission était la mise à mort de mon mentor. Alors que le premier…
— On y va ?
La voix, mesurée mais narquoise, me tira de mes pensées. Pour garder une confortable avance sur tout le monde, et m’assurer de l’efficacité des troupes que j’envoyais au front, j’avais pris le lendemain de ma journée au secrétariat pour m’entraîner avec le petit groupe qui m’avait accompagnée dans la chasse à la tireuse Thor qui avait bien failli me tuer. Et, comme Selvigia m’avait demandé de se joindre à moi avec son propre groupe pour coordonner d’éventuelles opérations conjointes, nous nous retrouvions ici, à six heures du matin dans l’immense arène à ciel ouvert à l’arrière du Manoir, sous un ciel gris pâle à peine illuminé par le début d’une aurore septentrionale.
Nos hommes étaient tous déjà là, alignés en rangs serrés, armés et équipés comme s’ils partaient en mission. Une trentaine de têtes, que je connaissais vaguement pour les avoir tous déjà vus au moins une fois dans mon existence puisqu’ils avaient bossé pour Ekrest. Ils étaient immobiles, les pieds plantés dans sable, muets et stoïques, et nous fixaient avec attention. Je savais, pour les avoir vus un quart d’heure plus tôt, qu’ils étaient déjà échauffés.
— Divisez-vous, intimai-je.
Mes seize hommes partirent d’un côté, les douze de ma sœur de l’autre. Selvigia me consulta du regard, interrogatrice. J’avais spontanément pris le commandement puisque, dans la hiérarchie, j’étais désormais la plus haute commandante militaire, Kaiser exclue.
Levi aussi, peut-être.
La pensée m’effleura, me fit grincer des dents. Je n’avais toujours aucune idée de ce que ce rôle légendaire d’Élu signifiait, mais je savais que la Confrérie entrait dans une période dangereuse. Nos éternels désaccords avec Levi – dont une dispute la veille dans la cafétéria – n’avaient pas eu d’impact jusqu’à maintenant puisque, ces quatre dernières années, j’avais été hiérarchiquement et socialement supérieure, mais maintenant qu’il avait un rang au moins équivalent au mien… L’ensemble de la cohésion familiale se disloquait lentement, et au fur et à mesure que chaque homme prenait parti d’un côté ou de l’autre, deux camps diamétralement opposés s’établissaient clairement. Et, entre le mien et le sien, il n’y avait aucune pitié.
De par nos bonnes relations et une certaine somme échangée, j’avais réussi à convaincre Selvigia de prendre discrètement mon parti. Elle qui avait toujours prôné la neutralité avait, face au « problème Levi » comme nous l’appelions, enfin décidé de prendre les armes. Nous nous soutenions mutuellement, économiquement et militairement. Et, certes, ce pacte me coûtait cher, mais je pouvais le rentabiliser si nous menions des offensives conjointes.
Mais pour ça, il fallait que nos hommes fonctionnent ensemble comme elle et moi nous complétions en mission.
— Huit de vous là-bas. Six ici.
La moitié de mes soldats fila vers le groupe de Selvigia sans protester, et inversement. Une fois que les groupes furent équilibrés et équitables, je me tournai vers ma sœur.
— Vous jouez def, on est off. Le terrain, c’est le Labyrinthe. Vous défendez la Clairière Oubliée.
Je fis apparaître un vieil étendard à l’effigie de la famille – une flamme, entourée par Jörmungand, le serpent de Midgard – le lançai à ma sœur, qui l’attrapa au vol. Elle considéra quelques secondes la tige de bois clair avec une moue pensive, puis un sourire éclaira ses lèvres, elle y apposa sa marque, le fit disparaître, et fit signe à l’un des groupes de la suivre. Pour ma part, j’entraînai la seconde moitié des hommes vers l’autre bout du Labyrinthe pour donner à l’autre équipe le temps d’organiser une défense.
C’était l’un des plus vieux jeux de guerre que les Neuf Mondes aient jamais connu, et pourtant, son efficacité était indéniable. Comme nous avions tous les mêmes pouvoirs, la coordination et la cohésion du groupe primaient sur la puissance brute. Il ne s’agissait pas de foncer tête baissée dans le camp adverse et de se prendre une balle dans la tête parce qu’on avait un bouclier magique et pas physique. Il fallait se débrouiller pour occuper tous les ennemis, les attirer hors de leur territoire ou de tenter de les contourner. Dans tous les cas, on avait toujours constaté que, à moins d’une importante différence numérique, la force brute ne marchait que peu.
Lorsque Selvie m’avertit par message qu’ils étaient prêts, nous nous élançâmes dans le Labyrinthe à leur recherche par petits groupes. Bientôt, les premiers coups de feu résonnèrent.
Au bout de la sixième partie, les scores étaient à égalité. Selvigia avait gagné la première défense aisément – et m’avait mise K.O. d’un coup à la tête d’une précision mortelle – ensuite, nous avions inversé les rôles et j’avais gagné. Après, nous avions échangé nos équipes, et elle avait gagné les deux parties d’affilée, et j’avais dominé sur les deux plus récentes, quand nous avions remanié les groupes.
Nous étions donc une trentaine, dans une petite clairière au milieu du Labyrinthe, en train d’échanger sur nos stratégies respectives. Nos soldats tapaient la causette, comptaient leurs bleus, pestaient contre untel ou untel qui avait mal ou bien tiré, se charriaient mutuellement comme la digne fratrie qu’ils étaient. L’ambiance était bon enfant, tout le monde était satisfait puisque les scores étaient équilibrés. Ma sœur et moi avions discuté un peu plus tôt de ce que nous avions chacune vu comme failles dans la tactique de l’autre, et maintenant, je tournais entre les soldats sans faire de distinctions d’allégeances. L’un d’entre eux en particulier avait été distrait ces dernières heures ; ce fut près de lui que je m’arrêtai.
— Tout va bien ? m’enquis-je spontanément.
Il s’était assis dans un coin, un peu à l’écart des autres, qui causaient tranquillement. Son visage doux était froissé par la contrariété et obscurci, ses traits harmonieux s’étaient tordus en une grimace attristée.
En me voyant m’asseoir face à lui, il baissa le nez, l’air honteux.
— Désolé pour tout à l’heure.
Je pouffai. Il avait mal couvert le flanc gauche de la formation d’attaque, et je m’étais pris une balle dans la cuisse. En soi, ce n’était rien de dramatique, mais dans des conditions réelles, il pouvait faire de gros dommages avec ce genre d’inattention.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, indiquant le téléphone d’un geste du menton.
Il grimaça.
— Ma mère est décédée hier, expliqua-t-il d’une voix qui se fêlait. Une arrêt cardiaque.
Je voulus hocher la tête, compatissante, mais l’image de ma propre mère s’imprima dans mon esprit, scellant mes lèvres avant que les traditionnelles condoléances ne puissent les franchir. Je fermai brièvement les yeux, tentant de la chasser de ma tête.
Un sourire d’ange, des traits délicats, de longs cheveux noirs et lisses. Des yeux d’une couleur extraordinaire, une délicate nuance entre le rose et le mauve, seule marque du sang divin dans ses veines. Ses clins d’œil taquins, nos courses-poursuites dans la maison, nos rires et notre complicité inébranlable.
Quatre ans. Quatre petites années de bonheur intense, dont je me souvenais à peine, arrachées en une fraction de secondes. Quatre années de tranquillité discrète, réduites à néant en un éclair. Littéralement. Il n’y avait que les Thor pour faire tant de mal en si peu de temps, pour causer des dommages aussi permanents et détruire autant de vies.
Parce que nous n’étions pas seules, ce jour-là. Les cinq autres visages, mes cinq meilleurs amis de l’époque, étaient toujours aussi vivaces, quoi que j’essaie de faire pour les oublier. Je me mordis les lèvres, cillai, barricadant mon esprit contre ces intrus qui voulaient m’obliger à replonger des années en arrière. Je me forçai à les rejeter en bloc, malgré la douleur sourde qui persistait, m’aiguillait le cœur. La vision de cette après-midi-là disparut.
— Ça va ?
L’inquiétude dans le ton de Selvigia et la préoccupation dans ses yeux, me secouèrent ; j’acquiesçai distraitement.
— T’inquiète.
Je desserrai les poings que, prise dans les réminiscences, j’avais crispés jusqu’à m’en faire blanchir les jointures. Si peu de souvenirs persistaient de cette époque joyeuse, seulement des flashs, des échos de voix et des images floues. Je pris une profonde inspiration.
— Désolé ! s’excusa soudain l’autre, voyant mon expression fermée. Je sais que d’Aube-Court comptait beaucoup pour toi, c’était malvenu de ma part de…
Mon cœur se tordit à nouveau dans ma poitrine à la mention d’Ekrest. Et, comme de juste, mon téléphone vibra dans mon espace magique, deux fois d’affilée, à courts intervalles. Je fronçai les sourcils, le fis apparaître dans la paume de ma main. Un message de la part de Kaiser, qui semblait avoir eu une intuition à propos de mon sujet de conversation actuel.
RDV 5h demain, nouvelle mission, et tu diriges la RMC de Cobb.
N’oublie pas, funérailles ce soir.
J’avalai difficilement ma salive, fermai les yeux. « Funérailles ». Il allait falloir que je l’accepte.
— T’occupe, marmonnai-je à l’intention du soldat en me redressant, adoucissant ma voix au fur et à mesure que les mots sortaient. Je suis désolée pour ta mère. Je sais ce que ça fait.
Un semblant de rictus sceptique se peignit sur le visage de l’homme. Je n’y prêtai aucune attention. Je connaissais aussi ce sentiment de vide, que les mots ne pouvaient combler. La solitude, brûlante et douloureuse, qui consumait de l’intérieur, donnait l’impression d’être l’unique personne dans les Neuf Mondes, à souffrir autant. Dans ces périodes-là, on était tous certains que personne ne comprenait ce qu’on ressentait, alors qu’en vérité, tout le monde passait par là un jour.
— Lily, ça va ?
Je pivotai en sentant une main sur mon épaule, fis face au regard inquisiteur et attristé de Selvigia. Le souvenir de son frère me revint, comme un coup de poignard dans le cœur, je détournai le regard.
— Rien… marmottai-je, peu convaincante. Tu as eu une nouvelle mission ?
— Non, pourquoi ?
— Ça te dit de venir avec moi demain ? On va rendre Cobb.
L’enthousiasme que je feignais n’avait rien de naturel, et n’était pas voulu comme tel. La gorge nouée, je fis pivoter mon téléphone face à elle pour qu’elle puisse voir le message. Ses yeux se chargèrent de sollicitude et de peine à la lecture, elle hocha lentement la tête, me tira sur le côté avec douceur. Une fois que nous fûmes suffisamment éloignées des autres pour pouvoir converser tranquillement, elle me souffla :
— Je me charge de la composition des équipes, va t’occuper de Séraphin.
Dans son regard turquoise, je déchiffrai sans mal le message. Lâche-toi sur lui, ça te calmera avant ce soir. J’acquiesçai, me laissai embarquer, m’arrêtai juste le temps de signaler à mes hommes que Selvigia prenait le relais pour le reste de l’entraînement.
En rentrant dans le Manoir, je croisai Adam, qui traversait le couloir principal en direction de la cafétéria. Je lui adressai un sourire faussement courtois, il me rendit un clin d’œil narquois.
— Lilith. Ça va ?
— Ça va, répondis-je, l’esprit ailleurs.
— Tu viens manger avec moi ?
Son sourire affable était celui d’une vipère. J’étrécis les yeux, forçant volontairement sur ma mimique sceptique, jetai un bref coup d’œil à mon téléphone pour voir l’heure, puis finalement secouai la tête.
— Demain peut-être ? offris-je. J’ai du boulot, désolée.
Il avait beau être midi, et j’avais beau ne pas encore avoir mangé depuis que je m’étais levée, j’avais l’estomac noué depuis le message de Kaiser. Il était peu probable que j’avale quelque chose avant ce soir, en fait.
Adam réfléchit quelques instants, puis acquiesça avec une fausse sollicitude qui me donna envie de lui faire bouffer ses tripes.
— Je comprends.
Peut-être. Mais je ne veux pas savoir.
— À ce soir alors ! provoqua-t-il.
L’esprit en vrac, les nerfs en pelote, je me dirigeai vers les prisons du second sous-sol en enrageant silencieusement.
— Bonjour mon ange !
Mon salut matinal un peu trop enjoué eut le mérite de faire bondir Séraphin hors de son lit. Je me tenais dans l’encadrement de la porte, grinçant un sourire faussement gentil, alors que lui rattrapait apparemment des heures de sommeil perdues. À voir la lueur de peur s’allumer dans ses yeux dès qu’il me vit, j’eus presque pitié de lui. Presque. Voir cette expression était une forme de baume au cœur, à l’heure actuelle. Un baume cruel et sadique, mais un baume quand même.
Il se redressa péniblement, encore à moitié abruti de sommeil – état auquel je me promis de remédier au plus vite – mais déjà assez sur le qui-vive pour me demander :
— L’autre folle n’est pas là ?
Je secouai la tête, le menottai solidement – pas comme la dernière fois – et le conduisis dans une petite salle rouge, faisant au passage signe à un garde en faction.
Un mousqueton pendait du plafond, accroché à une chaîne. Pendant un instant, j’envisageai de le remplacer par un crochet et de pendre Séraphin dessus, comme un cochon à l’abattoir, mais l’idée s’en alla aussi vite qu’elle était venue, balayée par les conventions que j’étais censée respecter. S’il n’en avait tenu qu’à moi, j’aurais rendu aux Týr un cadavre pourri, enfermé entre six planches, surtout maintenant qu’Ekrest était parti. Mais je ne pouvais pas, parce qu’il fallait malgré tout respecter des normes. C’était ridicule : nous étions des mafieux, les hors-la-loi du monde mythologique, que tous détestaient unanimement, mais nous avions des codes de conduite.
Certes, je n’étais moi-même pas non plus dépourvue de principes, mais j’étais surtout partisane du travail bien fait. Et travail bien fait rimait à exécutions quand il le fallait. Ceci dit, il était nécessaire de faire la part des choses en fonction des situations, et, ici, le bilan stratégique importait évidemment, mais l’aspect financier de la rançon prévalait.
Au lieu donc de pendre mon prisonnier par le col comme j’aurais aimé le faire, je me contentai d’accrocher le mousqueton à ses menottes. Séraphin se contorsionna, essayant probablement de se dégager, mais je le maintins en place le temps que le garde aille soulever un levier afin de faire remonter la chaîne. Les crissements aigus du métal s’enroulant sur une poulie vibrèrent dans l’air, je grimaçai.
Le brun se retrouva rapidement les pieds dans le vide, pieds que le Loki qui m’accompagnait s’empressa d’attacher au sol par une autre chaîne. Ensuite, il me consulta du regard.
— On le rend demain, glissai-je.
Mon demi-frère hocha la tête, puis fila hors de la pièce sans demander son reste. Je soufflai profondément, tenaillée par cette douleur sourde au creux de ma poitrine.
Aujourd’hui, ce n’étaient pas des réponses que je le voulais. Et Séraphin le vit, à l’instant où je me tournai pour lui faire réellement face. Il déglutit sans cacher sa terreur, tandis que j’ouvrais et fermais mes doigts pour les détendre, une boule amère au fond de la gorge.
— Pour ce que ça vaut, murmurai-je, à peine assez haut pour qu’il puisse m’entendre, je suis désolée que ce soit sur toi que ça tombe.
Lui ou un autre, le résultat aurait été le même. Mais, pendant un bref instant, l’épouvante dans ses yeux m’avait secouée, m’avait rappelée qu’un jour, j’avais aussi eu ce regard. Cette peur instinctive quand je ne savais pas ce qui allait arriver, quand, pour la première fois, j’avais été téléportée, juste après la mort de ma mère. Je me mordis les lèvres. Comme souvent, mes poings trouvèrent d’eux-mêmes le chemin, tandis que mon esprit dérivait.
Ekrest. Ce premier visage que j’avais vu, de l’autre côté de l’obscurité. Cette main tendue, qui m’avait permis de me relever, alors que je commençais lentement à réaliser que rien n’allait plus jamais être pareil. La première chose qu’il avait fait avait été de me serrer dans ses bras, fort, comme une naufragée. Puis, il s’était tourné vers Kaiser, dans le bureau de laquelle je venais d’apparaître, et lui avait simplement dit « Je m’occupe d’elle ».
J’avais tout vu de lui. Ses facettes agréables comme les moments les moins sympathiques. Je l’avais vu souffrir en silence, je l’avais vu froid, presque inhumain, à l’approche du meurtre. Je l’avais vu comme mentor, je l’avais vu comme frère, presque comme père. Strict et exigeant, sévère et intraitable, mais pourtant si fier lorsque je réussissais. Cynique et indifférent, attentionné et protecteur. Une contradiction vivante, la plus belle qu’il m’ait été donné de rencontrer.
Les larmes de rage et de peine que je ne retenais plus, Cobb ne les voyait pas. S’il avait pu ouvrir son œil droit, il n’aurait rien distingué dans le flot de sang qui se déversait de son arcade sourcilière. Quant à la moitié gauche de son visage, elle enflait peu à peu, prenait déjà une teinte vaguement bleutée. D’ici quelques heures, elle oscillerait entre le violet et le noir. Ses bras étaient anormalement tordus, formaient des angles étranges, tant à cause de la chaîne que par ma faute, et il devait avoir une rotule éclatée, au moins, en plus de côtes en miettes.
Lorsque je cessai de m’acharner, il émit un gémissement distant, sans que je puisse déterminer si c’était parce que j’entendais tout à travers un étrange brouillard, ou parce qu’il avait à peine la force d’émettre un son avec sa mâchoire défoncée. Je reculai de quelques pas, essuyai la sueur sur mon visage avec mes mains tachées d’écarlate, sortis de la pièce pour aller me laver. Quarante minutes venaient de s’écouler en un battement de paupières, je ne les avais pas vues passer. Il n’y avait plus qu’une chose dans mon esprit : la cérémonie qui approchait.
Je revins quelques minutes plus tard, ayant subtilement modifié mon apparence devant le miroir pour qu’on ne voie pas les sillons que les larmes avaient creusés sur mes joues ni mes yeux rougis et bouffis. J’étais trop anesthésiée pour réfléchir correctement, je ne songeai à rien en injectant un amnésique droit dans la jugulaire du fils de Týr. En soulevant une paupière, j’eus l’occasion de voir sa pupille se dilater, manger lentement son iris gris acier, alors que le produit faisait son effet et que son regard se troublait. D’ici quelques heures, Séraphin ne se souviendrait de rien à propos de son séjour ici. Les gardes s’occuperaient de l’amocher encore un peu plus, juste pour le mettre dans de bonnes dispositions avant son retour. Ce qu’il devenait, à partir de maintenant, ne me concernait plus, ou presque.
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