Chapitre 16

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Je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé. La seule chose que je savais, c’était que je n’étais plus dans la salle de torture. Les murs étaient toujours aussi blancs, les néons toujours aussi aveuglants, mais il n’y avait plus d’eau, juste des prunelles vert feuille qui me fixaient d’un air soucieux, perdues dans un océan de boucles rousses sombres.

Je me redressai sur un coude, encore dans les vapes. Tout était trouble, le monde tanguait autour de moi. Je vacillai, et seule une main prévenante qui se posa à l’arrière de mon crâne m’empêcha de me cogner la tête quand je retombai brutalement sur ma couchette bétonnée. J’émis par réflexe un grognement de protestation étouffé.

— Comment tu te sens ? m’interrogea doucement Elisabeth.

Nauséeuse. Asphyxiée. Noyée. Terrifiée.

Repenser au contact de la serviette sur mon nez était juste assez traumatisant pour que je vire ma couverture d’un coup de pied paniqué, m’asseye dos au mur, mes genoux sous mon menton. Je posai mes mains sur mes tempes, pris une profonde inspiration, uniquement focalisée sur mes sens. Le bout de mes doigts était gelé. Je sentais l’odeur de la peinture qui couvrait les murs, voyais le noir de mes cheveux sur mes épaules. L’air était légèrement humide. L’angoisse me reprit à la gorge, m’étouffant presque autant que le chiffon mouillé. Je serrai les dents, m’obligeai à ne pas y penser. À ne pas penser.

La douleur n’était qu’une illusion. C’était ça, la morale. La douleur était illusion, et la terreur était éphémère. J’avais tenu le waterboarding, je pourrais tenir tout le reste. Leur but était seulement de me faire croire que je mourais, pas de me tuer. Morte, je ne leur servais à rien.

Mais le moindre souvenir ravivait l’angoisse, les battements de cœur erratiques et l’impression de suffocation, comprimait ma poitrine et obstruait ma trachée. Si je voulais survivre, ne pas plonger dans l’abysse de la folie, je n’avais pas le droit de me souvenir.

Je me forçai à faire le vide, me focalisai uniquement sur trois choses. Une voix, un visage, un parfum. J’occultai tout le reste. Ekrest était ma seule ancre. Ironiquement, la seule personne qui me permettait de rester fidèle à mes valeurs et de ne pas perdre les pédales était morte. Mais sa mémoire vivait encore, heureusement pour moi.

L’odeur fut la plus simple à retrouver. Cet effluve âcre de fauve, de menace contenue. Je m’y raccrochai, tenace, jusqu’à entendre à nouveaux sa voix. Le mantra qu’il me serinait, encore et encore. Leur boulot, c’est d’essayer de te faire croire que tu meurs. Les ombres troubles de son visage se dessinèrent dans ma tête, se précisèrent, jusqu’à ce que chaque ligne soit dessinée clairement. Ton boulot, c’est de ne pas les croire.

À ce moment-là seulement, je revins à la réalité. Elisabeth m’observait toujours, attendait probablement une réponse. Je secouai la tête, l’esprit ailleurs, à peine touchée pour une fois par la sincère sympathie qui émanait de son attitude. J’avais besoin d’être seule. Réellement seule.

— Mal ? essaya-t-elle.

Je secouai encore la tête. Plus vivement, cette fois.

— Bien ?

Il y avait comme du sarcasme dans sa voix douce. Elle ne voyait pas, n’avait aucune idée.

Je roulai des yeux, décidée à me taire. Je voulais juste qu’elle sorte. Et qu’elle le comprenne par elle-même. Je me sentais trop fatiguée pour le lui expliquer en termes clairs. Ma gorge était douloureuse, étrangement desséchée.

Mais, sans doute poussée par le devoir, la fille d’Eir s’acharna, commença à parler dans le vide.

— Tu dois probablement avoir mal à la tête. J’ai entendu dire que tu as perdu connaissance au bout d’un quart d’heure. Apparemment, c’est un record improbable.

Automatiquement, j’enregistrais chaque information sans piper mot.

— Aussi, tu auras peut-être l’impression d’étouffer dans un espace restreint. Mais c’est juste psychologique.

Autant pour l’enfermement en cellule…

— Aucun organe vital n’a été touché, tu ne sembles pas présenter de symptômes de stress post-traumatique. Si en revanche tu en as, j’ai fait en sorte qu’on me prévienne au plus tôt.

Je faillis ricaner. Rien que le souvenir de la partie pendant laquelle j’avais été consciente me faisait trembler. Si ce n’était pas un signe de stress post-traumatique, alors je n’étais plus une Loki. Mais elle ne remarqua rien – ou ne voulut rien remarquer, les deux étaient possibles – et continua son charabia médical pendant encore deux bonnes minutes, bavassant à loisir au sujet de mon corps, de mon métabolisme et de l’état de mes blessures précédemment traitées. Puis, enfin, elle se leva, et je ne réprimai pas ma grimace de soulagement. Un fin sourire attristé aux lèvres, elle se détourna, gagna la porte sans plus dire un mot, mais aussi sans me saluer. À travers mes paupières mi-closes, je distinguai dans son attitude une infime raideur, inhabituelle et presque parfaitement maîtrisée, lorsqu’elle parla à voix basse au garde planté devant ma cellule. Ce dernier acquiesça, et elle s’éloigna.

J’inspirai profondément, fermai les yeux. Je voulais juste échapper aux démons qui me guettaient : les réminiscences, la honte et l’angoisse. Mais je n’eus le droit qu’à une vingtaine de minutes de sommeil léger, entrecoupé de sursauts à chaque bruit suspect. Puis, mon quatuor de matons habituel, une femme et trois hommes, vint me chercher.

Un instant, je crus ma dernière heure venue lorsque je m’imaginai retourner dans la salle de waterboarding.

Ceci dit, mes options étaient plus que limitées. Ils me maîtrisèrent en moins de deux – après une résistance pitoyable – et me traînèrent dans les couloirs, vers la salle d’eau. Seule prisonnière dans la large pièce peu profonde, je dus me déshabiller à la vue de tous, avancer jusqu’à l’intérieur de la cabine, malgré mes frissons qui couraient sur ma nuque et ma respiration déjà haletante.

Lorsque la porte se referma et que, dehors, la matone pressa le bouton qui déclenchait le jet d’eau, mon estomac se tordit violemment. Le monde se mit à tourner à une vitesse effrénée, les contours de mon environnement se brouillèrent, un cri rauque – le mien – me déchira les tympans. Je vacillai, m’agenouillai face au siphon de la douche, et vidai mes tripes dedans avec un râle.


Le temps passa dans une brume trouble aux allures de cauchemar. Crises d’angoisse, panique, hurlements… La folie qui m’avait longtemps guettée semblait avoir enfin trouvé sa prise sur mon esprit. Cela n’arrivait jamais pendant les interrogatoires, parce que j’étais trop renfermée sur moi-même dans le but d’ignorer la douleur, mais dès que j’étais seule un instant… les souvenirs revenaient. On fermait hermétiquement ma cellule à l’instant où je rentrais dedans pour m’isoler, et ne pas entendre mes cris.

Et c’était encore pire dans les douches. J’évitai de me laver les premières fois, me contentai de me rincer le plus vite possible, tremblante, secouée par les souvenirs qui se déversaient dans ma tête comme l’eau sur mon corps. Mon temps de douche moyen, déjà limité deux centaines de battements de cœur, tomba à soixante à peine. À la longue, les heures et les jours passant l’un après l’autre sans que je ne puisse les compter, je m’obligeai à combattre tous mes réflexes, progressivement, jusqu’à tolérer à nouveau la sensation de l’eau coulant sur ma tête. Tolérer. Pas accepter.

Je ne gardai aussi qu’un vague souvenir des séances qui entrecoupaient mes crises. Kalyan semblait avoir abandonné l’idée de la simulation de noyade, béni soit Loki, mais il me fit plus ou moins faire le tour de tout ce qu’il connaissait en matière de torture. J’eus le droit à des électrochocs – je fis même quelques arrêts cardiaques, même si on me ramena à chaque fois avec une injection d’adrénaline – à des brûlures sur tout le corps, à la cellule froide durant ce qui me sembla être une éternité – j’éternuais encore, malgré les herbes de la fille d’Eir – au chevalet, au déboîtement des membres, à la pendaison par les pieds, au fouet… Je n’aurais même pas été capable de tout énumérer, tant il semblait vouloir faire preuve d’inventivité.

Je ne me rappelais vraiment des séances que lorsque je faisais l’inventaire de mes blessures. Avec ce traitement digne de la Confrérie elle-même, mon corps était devenu une loque. Une loque encore vaguement entretenue par les exercices que je m’imposais lorsque je n’étais pas en train de cracher mes poumons ou incapable de bouger autre chose que mes paupières, mais une loque quand même. Maigre, rouée de coups, alternant entre peau blanc linge, épiderme bleuâtre décongelé, stries écarlates, cicatrices rosées et chair calcinée. On ne m’avait pas encore amputé de membre, mais au rythme où ça allait, je risquais bien de perdre des doigts, voire une main.

Mais je tenais bon. Miraculeusement ou malheureusement, je n’aurais su le dire. Chaque fois que je me réveillais, je me surprenais à pouvoir me mettre debout, plier encore un orteil, me dire qu’ils ne m’avaient pas encore brisée. Chaque fois que je m’endormais, je m’obligeais à me dire que rien ne pouvait être pire que tout ce qui m’était déjà arrivé. Et à chaque nouvelle session, je découvrais qu’on pouvait repousser encore plus loin les limites du cauchemar.

Et puis, au fur et à mesure que les séances se succédèrent je réalisai que la voix ne s’était plus jamais manifestée depuis mon premier réveil après le waterboarding. Effet de mon imagination après le supplice de la goutte d’eau, marque de ma folie ? J’aurais été incapable de le déterminer. Je n’avais jamais réussi à savoir si « Ekrest » avait avoué quelque chose après que je lui aie abandonné le contrôle de mon corps, parce qu’il n’était plus là pour me répondre. Quant-à Kalyan, il se renfermait à chaque fois que je mentionnais ça.

Dans les rares moments où je pouvais parler, s’entend.

Kal et moi – j’avais fini par l’appeler par son diminutif, dans mon esprit – avions cette étrange alchimie, cette relation tortionnaire-prisonnier ambiguë, bizarrement construite. C’était comme un jeu, entre nous, sauvage et violent. Je ne me gênais jamais pour l’attaquer verbalement, l’insulter ou me moquer de lui, en sachant pertinemment qu’il me répondrait par un coup ou alors un sourire narquois. J’avais appris à deviner ses réactions, comprendre ses mimiques. Chacune de nos rencontres dans le huis clos qui me servait d’environnement était plus intéressante que la précédente, malgré la violence, malgré la douleur. J’apprenais à mieux le cerner, à mieux le connaître.

L’inverse était vrai aussi. Il avait cessé d’essayer de me faire avouer sous l’effet du thiopental sodique modifié. Il avait arrêté de me poser des questions intéressantes. Souvent, il se contentait de me provoquer, histoire de se donner un semblant de bonne conscience, puis de me frapper, puis de me jeter dans ma cellule. Et, à chaque fois, j’avais l’impression de discerner du regret dans ses yeux. De l’admiration, aussi, mais surtout du remords.

Je me doutais que, volontairement, il aurait passé son tour depuis longtemps. Il manquait de motivation pour ce job. Mais, pour une raison ou pour une autre, il était obligé de s’occuper de moi, et il le regrettait chaque jour amèrement. Parfois, quand il croyait que je ne le voyais pas, alors que je regardais entre mes cils, je devinais la souffrance dans ses yeux. Son empathie à mon égard.

C’était terrifiant de croire qu’il pouvait ressentir ça, avec tout ce qu’il me faisait endurer.

J’étais justement en train de réfléchir à cette drôle dynamique, tout en mordillant mes lèvres, à défaut de pouvoir me ronger les ongles, quand je levai les yeux avec un sourire narquois. Le regard azur pensif de Kalyan rencontra le mien, mais pour une fois, il resta coi. Aucune question, aucune remarque désobligeante. Il n’avait même pas l’air particulièrement agacé.

J’attendis patiemment, l’observant sans piper mot. Le sourire, je le gardais juste pour l’irriter. Mais il demeurait inhabituellement impassible. Alors, lasse de le fixer tandis qu’il ne faisait rien, je détournai finalement le regard et commençai à compter mes battements de cœur en détaillant pour la millième fois les murs d’un blanc immaculé. Tout était aussi lisse et propre que s’ils avaient repeint hier mais, pour avoir été là trop fréquemment ces derniers temps, je savais qu’il n’en était rien.

J’en étais arrivée à la fin de mon premier cycle de cent cinquante battements quand il prit finalement une inspiration. Je chassai les souvenirs douloureux du compte-gouttes et de la voix, parée à l’éternelle ritournelle : noms, dates, lieux, opérations de routine, codes d’accès.

— Qu’est-ce que tu fais là, en fait ? interrogea-t-il à brûle-pourpoint.

Interloquée, je haussai les sourcils.

— À part essayer de survivre dans une prison ennemie, avec toi en face, tu veux dire ?

— Non, je veux dire pourquoi est-ce qu’on t’a capturée…?

C’était plus une question rhétorique, et même si cela n’en avait pas été une, ma seule réponse aurait été un ricanement. Qu’est-ce que je foutais là, il en avait de bonnes ! Comme si c’était à moi de lui répondre !

— C’est-à-dire ?

Je m’attendais à essuyer un refus, comme toujours. Comme il l’aurait fait s’il avait été à ma place, d’ailleurs. Un instant, je m’imaginai les rôles inversés, et je sus que je n’aurais jamais permis que la discussion s’aventure sur ce terrain douteux. Mais si les rôles avaient été inversés, Kalyan aurait craqué depuis longtemps, dussé-je employer les grands moyens.

— Je ne comprends pas, marmotta-t-il au lieu de me rembarrer. D’habitude, on ne s’attaque pas aux Élites, parce qu’ils sont trop bien formés pour lâcher des infos. Mais…

Silence.

— Mais ? le poussai-je.

Il avait l’air d’essayer de rassembler ses idées. J’évitai de trop insister afin de ne pas le braquer. Pour une fois que j’arrivais à obtenir quelque chose de lui, et qu’il n’essayait pas de forcer l’inverse, je me devais de profiter de la situation.

— Pour toi, ça a été spécial.

— Mais encore ? soupirai-je.

Kalyan grogna, les sourcils froncés, le regard perdu dans le vague, se leva, et se mit à marcher en cercle autour de la table. Je faillis râler en me dévissant presque le cou pour le suivre du regard. Il n’allait pas m’aider s’il me disait juste que j’étais un cas particulier. Ça, j’ai eu le temps de m’en rendre compte, songeai-je en pensant au délai de libération règlementaire de la Confrérie, qui devait être dépassé depuis très longtemps. Mais pourquoi est-ce que ça le perturbe autant ?

Il n’y avait qu’une seule manière de le faire parler, dont la simple idée me répugnait. Mais c’était la seule option que j’avais, si on occultait les coups. Alors j’appelai doucement :

— Kalyan ?

Il revint à moi en tressaillant.

— Quoi ?

Son ton était irrité, presque hargneux. Je ne m’en formalisai pas, parce que je sentais que le cœur n’y était pas, même si la voix s’efforçait de compenser. Dans la lumière crue de la pièce, je notai encore une fois les poches qui alourdissaient son regard depuis une poignée de jours, comme s’il manquait constamment de sommeil. Quelque chose le hantait. Les souvenirs de ce qu’il m’infligeait, peut-être ?

— Tu sais très bien que je n’ai pas forcément envie de t’aider.

Un ricanement railleur lui échappa.

— Tu me l’as bien fait comprendre, à force de me dire d’aller me faire foutre…

— Ce que tu n’as pas fait, il me semble… provoquai-je en haussant un sourcil insolent.

Il cilla en comprenant le sous-entendu, et je pouffai. La vision de mon visage, couturé de cicatrices qui auraient fait pâlir un vétéran de guerre, déformé par un rire ne devait pas être la plus agréable au monde, mais quand c’était Kalyan, je me le permettais. C’était l’un des rares moyens à ma disposition pour le mettre mal à l’aise, et apparemment, la seule chose qui le dérangeait plus que mon silence, c’était mes ricanements narquois.

— Mais bref. Mon problème actuel, c’est que je suis une Élite, et que malgré cela, ça fait une éternité que je moisis ici. Ce n’est pas un secret qu’on évite de laisser les nôtres entre vos sales pattes aussi longtemps, encore moins quand ils sont importants.

— À moins qu’ils ne soient pas importants… ironisa-t-il.

Cela aurait pu être mesquin, mais je pris le parti d’en rire, parce qu’on aurait dit la blague d’un enfant de cinq ans. Être honnête face à un Thor me laissait une impression bizarre. Confier ces doutes, qui me rongeaient depuis maintenant un moment, à mon tortionnaire, l’était encore plus.

— Tu veux des réponses, et j’en veux aussi, énonçai-je d’un ton faussement assuré. Sauf qu’aucun de nous ne pose les bonnes questions aux bonnes personnes.

Son regard bleu me transperça, orageux, pénétrant, reflet des interrogations dans sa tête. Je l’avais surpris par ma franchise. Mais j’étais sûre qu’il allait m’envoyer bouler, m’offrir éventuellement une décharge électrique ou un coup en prime. Je serrai les dents, dans l’attente de la réplique physique qui ne tarderait pas.

Au lieu de simplement rire et me frapper, il me prit à revers, se lança spontanément sur le terrain abrupt de la discussion sincère que je venais d’entamer.

— Qu’est-ce que tu proposes ? interrogea-t-il d’une voix basse, comme s’il ne voulait pas être entendu.

J’eus une brève pensée pour les miens, qui avaient échappé à l’horreur d’un séjour ici. Ou du moins l’espérais-je, parce que j’imaginais mal des soldats comme Sam tenir bon face à ce genre de méthodes d’interrogatoire. Après, il y avait toujours l’amende de félonie, qui permettait d’éviter l’exil même si on avait trahi la Confrérie, l’unique manière de ne pas finir livré à soi-même, à la merci de toutes les Maisons, y compris la sienne. Mais le coût, moral comme financier, de cette fausse rédemption aux yeux de sa famille, était élevé.

— Qu’est-ce que vous attendiez de moi en me ramenant ici ? En ne sachant pas encore que j’étais une Élite, précisai-je après une hésitation.

Il y avait une chance sur mille qu’il se prête au jeu. Mais même si le sarcasme suintait de sa voix, il semblait prêt à saisir la perche que je lui tendais.

— Des infos. Question débile…

— Pas nécessairement, objectai-je. J’étais cheffe de la RMC, c’étaient des infos restreintes, spécifiques à Cobb. Sauf qu’une fois que vous avez su que j’étais une Élite, la possibilité de me faire craquer s’est réduite à presque zéro. Sans vouloir me lancer des fleurs.

— Pour le coup, tu les mérites, tes fleurs, grogna-t-il, grincheux.

— Un compliment ? relevai-je avec un haussement de sourcils. Cette fois-ci, tu connais déjà mon identité.

Un rire nous échappa à tous les deux, méfiant, mais étrangement sincère. Même si nos tonalités étaient dissonantes, même si nos motivations s’opposaient, nous fûmes synchrones l’espace de trois secondes.

Mais la question demeurait suspendue dans l’air comme un non-dit, un parfum doux-amer au relents métalliques d’hémoglobine et d’heures de torture passées ici. En face, le regard de Kalyan s’était obscurci. Il réfléchissait, analysait, essayait de lire entre les lignes. J’inspirai profondément, soudain tendue. Mon choix de mots devait être réfléchi, je me devais d’être prudente. Je ne pouvais pas réduire un mois de silence à néant en quelques phrases mal pensées. Mais je ne pouvais pas non plus demeurer dans l’obscurité pour l’éternité, et il était le seul qui pouvait m’apporter au moins quelques réponses.

— Ok, je vois où tu m’amènes… marmotta-t-il, pensif. Je suppose que je n’ai rien à perdre en te disant que j’ai reçu l’ordre de capturer le chef de l’opération adverse.

— Ordre de qui ? osai-je.

Il se permit un petit sourire de gamin impertinent.

— N’importe. Mais, dès le début, il y avait un truc bizarre…

— Quoi donc ?

— Réponds d’abord à l’une de mes questions, tu veux ? biaisa-t-il.

Je roulai des yeux, narquoise, mais acquiesçai. En grinçant des dents, certes, mais actuellement, c’était la première conversation sérieuse qui durait plus d’une minute sans coups ni décharges pour l’interrompre. C’était un plaisant changement, même si les cendres d’Ekrest devaient être en train de se transformer en pierre, vu l’insulte que cette simple réflexion était à l’entraînement qu’il m’avait prodigué.

— Pourquoi envoyer une Élite s’occuper d’une RMC ? interrogea-t-il. C’est ridicule, vu ton poste, tu devrais être en mission tout le temps…

Il n’avait pas entièrement tort, cet imbécile. J’aurais pu être ailleurs, j’aurais dû être ailleurs, même. C’était Kaiser qui m’avait mise sur le coup, probablement parce que j’étais la négociatrice et la tortionnaire de Cobb. Et peut-être pour m’éloigner au maximum de Levi, à la réflexion. Mais il était hors de question que je réponde ça.

— Une lubie passagère, répondis-je avec un haussement d’épaules détaché.

Kalyan se permit un rire amusé, sa curiosité filtrant dans le fin pli inquisiteur de son front.

— Tu esquives.

Mes lèvres s’écartèrent sur mes dents – encore miraculeusement intactes, ou presque – en un sourire provocant.

— Je sais. Et ?

— Et j’apprécierais la version complète.

— Mais c’est que tu deviens poli ! fis-je semblant de remarquer. Qu’est-ce que ça change, que je te la donne ou pas ?

— Que je deviendrai peut-être un peu moins poli, pour te délier la langue.

Le fait était que je n’avais pas spécialement envie d’en revenir aux coups. C’était bien, le calme et le dialogue. Ekrest m’aurait frappée pour avoir osé songer cela, mais je commençais à apprécier la répartie de mon interlocuteur. Pour une fois qu’il parlait…

— Disons que… je ne suis pas en bons termes avec quelqu’un, biaisai-je. Pour le bien de tout le monde, il valait mieux que je dégage un moment.

Je lui laissai un bref instant pour faire le point. Pas trop longtemps non plus, pour qu’il n’ait pas la mauvaise idée de me poser d’autres questions relatives à mes relations avec les miens, mais assez pour que je n’aie pas besoin de me répéter.

— Et donc, bizarre tu disais ? repris-je sur un ton faussement taquin.

Il revint s’asseoir en face de moi, sur sa chaise, ses ongles courant à une vitesse effrénée sur l’accoudoir sans qu’il ne semble s’en apercevoir. L’estomac étrangement noué, l’instinct en alerte, j’attendais sa réponse, qui tardait bien trop à mon goût. Ma propre appréhension était d’ailleurs déroutante, trop inhabituelle. J’essayai de l’écarter, de me détacher au maximum de mes émotions pour éviter de me faire avoir, mais je ne pouvais pas contenir l’espoir d’avoir enfin une piste, un semblant de réponse. Ça faisait trop longtemps que j’étais ici, beaucoup trop longtemps pour quelqu’un de mon niveau.

— Vu ta blessure, commença-t-il, le premier truc qu’on a fait, c’était de ramener des Eir. Mais dans leur diagnostic… elles ont parlé de coniine.

Malgré moi, je tressaillis. Eir, déesse nordique de la médecine. La mère d’Elisabeth, et de notre infirmière au Manoir. Elle n’enseignait son art qu’à ses filles, tandis que ses fils vivaient comme des humains normaux, particulièrement doués lorsqu’il s’agissait de soigner des cas cliniquement impossibles à traiter. Quant à la coniine… c’était un poison.

Je fermai brièvement les yeux. C’était trop simple pour être vrai. Trop fourbe, trop commode.

Ce fut le déclic. Une évidence que j’avais jusque-là laissée de côté s’imposa : Kalyan était un Thor. Qui me torturait depuis près d’un mois, qui plus est. Cette histoire de poison, c’était juste une technique comme une autre pour briser mes défenses. Et tout l’intérêt qu’il portait à ma réaction le hurlait.

Ton pire ennemi n’était autre que ton esprit, me morigénai-je. Encore une rengaine de mon cher mentor.

— Bien sûr ! ricanai-je, retrouvant soudainement mon aplomb. Et tu t’imagines sérieusement que je vais gober ça ?

Il se recula, faussement blessé.

— Tu ne me crois pas.

Ce n’était même pas une question, et je ne pris pas la peine de confirmer. Je reconstruisais déjà mes barrières mentales ébréchées, en me promettant de ne plus jamais me laisser avoir ainsi. Il n’y avait rien de pire que se mentir à soi-même, accepter un mensonge en priant pour que ce soit la vérité. Je ne tomberais pas aussi bas, quoi que cela me coûte. Même si je devais le faire sortir de ses gonds pour qu’il recommence à me frapper, même si je devais totalement invivable pour lui, je ne laisserais pas Kalyan me faire douter.

— Est-ce qu’on pourrait en revenir à une relation tortionnaire-prisonnier classique ? Tu parles trop ; ton boulot, c’est de m’amener à la situation inverse.

Le blond se leva d’un seul coup, sa chaise racla bruyamment le sol. Ses lèvres pincées de contrariété ne formaient qu’une fine ligne sévère, ses sourcils s’étaient froncés au-dessus de ses yeux orage à l’éclat dur. Il se planta à côté de moi, défit les entraves sur mon bras gauche, me passa une menotte. Je me laissai faire, impassible, tandis qu’il m’attachait les mains dans le dos, me tirait vers sur mes pieds, me poussait vers la sortie.

— Je croyais que tu ne finirais que dans une heure ou deux… s’étonna la seule femme de mon quatuor de matons attitrés lorsque le battant s’écarta à la volée. J’appelle les autres tout de suite…

— Pas besoin, jappa Kalyan.

Prise au dépourvu, la métisse piétina un instant devant la porte qu’elle avait gardée, avant de s’élancer à notre suite.

— Mais tu ne…

— Je gère. Reste là.

Je me mordis l’intérieur des joues pour ne pas rire, intriguée par la violence de cette réaction. Mais déjà, la poigne ferme me poussait vers l’avant. C’était incroyable de voir avec quelle facilité je pouvais encore le faire sortir de ses gonds après tant de séances qu’il avait passées à encaisser mes insultes et à y répondre par des coups. Allait-il maintenant passer sa rage sur mon corps à défaut de voir marcher son stratagème sur mon esprit ?

Il me mena à travers les couloirs immaculés presque vides, à l’exception des gardes postés en faction à tous les angles et intersections. La zone où j’avais été placée était essentiellement vide, à l’exception de quelques rares prisonniers vanir que je croisais une fois de temps en temps quand ils étaient menés d’une cellule à une salle d’interrogatoire, mais je me gardais de communiquer avec eux. Les Vanir étaient une plaie mythologique souffrant généralement d’un insupportable complexe d’infériorité face à la puissance des Æsir, essayant désespérément – et en vain – de les concurrencer. Et, comme les enfants d’Asgard, ils avaient une brûlante aversion, profondément enracinée, à mon encontre.

Contrairement à mes attentes, Kalyan ne me dirigea pas vers une autre salle de torture qui aurait été mieux équipée pour sa rage. Il se contenta de me ramener silencieusement jusqu’à ma cellule, déverrouilla mes menottes sur le pas de la porte grillagée avant de me pousser à l’intérieur avec autant de brutalité que d’habitude. L’élan accumulé me projeta sur mon lit dur, où je me roulai en boule, m’attendant à ce qu’il referme et me fiche la paix pour les trois prochaines heures au moins. J’avais depuis longtemps deviné que le traitement de faveur qui m’était réservé – j’entendais par là le calme parfois un peu trop envahissant de ma cellule soigneusement isolée – résultait de ma position d’Élite, ainsi que des conséquences de ma torture, qu’on ne voulait probablement pas afficher à la vue de tous. J’avais acquis une certaine tendance à hurler quand les souvenirs submergeaient mon esprit.

Mais Kalyan ne bougea pas. Au bout d’une minute de silence gênant durant laquelle il demeura planté dans l’embrasure, je finis par marmonner :

— Je t’aurais bien invité à t’asseoir, mais je n’ai pas l’ameublement nécessaire pour accueillir des visiteurs. Ni l’envie, d’ailleurs.

Il ne réagit pas, et ma faible tentative d’humour tomba à plat. Étrangement, il paraissait presque triste que je réagisse ainsi.

— Je n’ai pas menti, énonça-t-il lentement, comme s’il cherchait à se convaincre lui-même. Il te faudra peut-être du temps pour l’admettre, mais tu comprendras.

Je ne bronchai pas, me contentai de le fixer droit dans les yeux.

— Je ne remettrai jamais en cause mon appartenance à la Confrérie, assénai-je d’un ton glacé. Et je ne la trahirai pas. Jamais.

Il esquissa un sourire désabusé, me tourna le dos. La simple idée qu’il s’éloigne ainsi en me laissant dans le vague me fut soudain insupportable. Je bondis à sa suite, mais le temps que j’atteigne la grille, il l’était déjà refermée.

— Kalyan ! Reviens-ici ! hurlai-je à travers la grille. Kalyan !

Il s’en alla sans se retourner. La seule personne qui me remarqua fut l’un des gardes, qui s’approcha en râlant pour m’enjoindre de me calmer. Je l’ignorai, et continuai de crier le nom de mon précédent interlocuteur, en vain.

Finalement, excédé, le garde appuya sur un bouton pas trop loin de ma porte. Un champ magique d’un blanc laiteux, opaque, s’étendit entre les barreaux, m’isolant du reste de la prison, étouffant mes appels comme il avait étouffé mes cris de terreur par le passé.


Bien plus tard, un autre surveillant s’approcha de ma chambre avec un plateau-repas. Je demeurai assise sur mon lit, à l’extrémité opposée de la grille, pour qu’il ne se sente pas menacé. Il se contenta de faire glisser le plateau par la fente sous les barreaux sans un mot, et de s’éloigner. Ils avaient désactivé la barrière magique un peu plus tôt, après avoir vérifié, matraques à l’appui, que je m’étais calmée.

Les membres douloureux après le passage à tabac brutal, et au demeurant non nécessaire, je dépliai lentement mon corps dans l’espace restreint, m’étendis jusqu’à attraper le plateau et inspectai son contenu. Pain, bouteille d’eau plate, riz. La ration du survivant. Pas de couverts, évidemment, pour ne pas me fournir d’arme improvisée. Je soupirai.

En calant le plateau sur mes jambes croisées en tailleur, je fis malencontreusement glisser l’assiette en carton un peu sur le côté, dévoilant la serviette glissée en dessous, marquée de traits noirs inhabituels. Immédiatement, l’instinct me poussa à regarder autour de moi pour vérifier que personne ne me voyait. Le garde s’était éloigné, et le prochain ne passerait pas récupérer le plateau avant un moment. Mais il y avait cette caméra braquée droit sur ma cellule. J’avalai ma maigre portion à toute vitesse, puis posai mes doigts à plat sur le papier, le chiffonnai dans mon poing, et enfin, déposai mon plateau sur le lit pour me diriger vers les toilettes, seul endroit de ma cellule où j’avais un semblant d’intimité.

Une fois à l’abri derrière le petit mur où la lentille noire ne pouvait pas me voir, je défroissai le papier, le lus, puis le jetai dans la cuvette. Trente battements de cœur plus tard, j’étais allongée sur mon lit, plateau glissé sous la fente, graffitis hâtifs dansant devant mes paupières fermées.

Je n’ai pas menti. Réfléchis-y.

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