Gastronomie
Ramonville-Saint-Agne
Ange vira encore une fois à gauche et s’engagea dans la petite rue qui menait chez Kevin N’Guyen. Le commandant habitait dans une résidence pavillonnaire sur la colline de Ramonville, une ambiance qui n’était pas sans rappeler l’urbanisme des cités américaines, toutes proportions gardées. Il laissa la Ford Mondeo grise à l’extérieur et s’engagea dans le chemin menant à la maison. Sachant le commissaire seul, son adjoint lui avait proposé de venir diner chez lui. Ses enfants passaient la semaine chez leur mère et sa compagne, infirmière au CHU Rangueil ne rentrerait pas pour le repas.
Kevin N’Guyen était né en France, de parents vietnamiens qui avaient quitté Saïgon un peu avant la chute du Sud. Tran N’Guyen, le père de Kevin, ayant fait ses études au lycée français de Saïgon, avait choisi d’émigrer en France. Il y avait fait la connaissance d’une compatriote et le jeune couple s’était fixé naturellement dans l’est parisien où une communauté asiatique très solidaire était en train de se constituer. Le jeune Kevin avait grandi à Collégien, fréquenté le lycée public de Lognes avant de faire des études de droit et d’intégrer l’école des officiers de police de Cannes-Ecluse. Il avait commencé sa carrière en Ile de France, où sa connaissance de la communauté asiatique l’avait amené à travailler dans le XIIIe arrondissement, le China Town parisien, puis il avait obtenu un poste à la PJ de Toulouse, avec le grade de capitaine.
« Je t’offre un verre, commissaire ?
— Avec plaisir, commandant, répondit Ange, en insistant sur le grade, mais de grâce, pas de vodka !
— J’ai un blend qui pourrait te plaire, suggéra Kevin. Tu aimes les whiskies tourbés, n’est-ce pas ? J’ai un très vieux Big Peat, qui devrait te faire plaisir. C’est un cadeau de mon père, ma solde ne me permet pas de m’offrir un tel nectar.
— Alors, je te conseille de plancher pour passer commissaire, la paie n’est pas beaucoup plus significative, mais tu as plus de cadeaux !
— Est-ce que je devrais prévenir la commission de déontologie ?
— Allez, ne me fais pas plus attendre et goûtons cette merveille. »
Deux heures plus tard, le commandant avait fait la démonstration que malgré ses origines, il avait parfaitement intégré les codes de la cuisine occitane, tout particulièrement les spécialités de canard gras.
« Je vais au marché à Gimont une ou deux fois par an, expliqua Kevin. Tu n’as pas intérêt à manquer l’ouverture, au bout de vingt minutes, il n’y a plus rien à vendre.
— Tu prépares tout ça toi-même ?
— Oh, ça n’a rien de bien sorcier, il faut juste un peu de temps et de la place pour stocker les bocaux.
— En tout cas, ce fois gras est excellent. Félicitations ! »
Ces considérations gastronomiques furent interrompues par le retour d’Emilie.
« Bonsoir les garçons, j’arrive juste à temps pour le dessert. J’ai préparé un banoffee ce matin. Kevin, tu veux bien le sortir du frigo ? Je vais me changer et je vous rejoins.
— Un bano quoi ? interrogea Ange.
— Banoffee, c’est une pâtisserie à la banane. Tu es à Toulouse depuis combien de temps, trois ans ? Et tu ne connais pas le banoffee !
— Tu sais, je ne suis pas un grand cuisinier, je me contente le plus souvent de plats préparés.
— C’est une recette anglaise à l’origine, mais depuis quelques années, les toulousains en sont fous. Sans doute l’influence des joueurs britanniques du Stade. Emilie le réussit très bien, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est assez léger. »
Kevin avait à peine terminé sa phrase quand l’intéressée réapparut dans la salle à manger. C’était une petite femme à l’allure énergique et au regard perçant. Elle paraissait avoir une trentaine d’années, mais Ange savait qu’elle en avait dix de plus.
« Comment s’est passée ta journée ? demanda le commandant.
— La routine, à l’exception de l'arrivée de vos collègues qui ont pris leur quartier dans le service.
— C’est vous qui avez récupéré la femme poignardée sur le parking ?
— Oui, ils nous ont dit qu’il fallait la garder sous surveillance, sans autres précisions.
— Oui, elle est à la fois victime et témoin d’un enlèvement, qui s’est achevé par un meurtre sauvage, expliqua le commissaire. Je suppose qu’on vous a prévenus, mais soyez particulièrement vigilants aux visiteurs dans les jours prochains.
— Ce n’est guère rassurant, mais en tout cas, dans l’état où elle est, elle ne risque pas de s’enfuir. Nous allons la maintenir quelques temps en coma artificiel et essayer de remonter ses constantes vitales. Cette femme avait un état général déplorable, plus proche des punks à chien d’Esquirol que d’un membre d’un gang organisé. À son arrivée aux urgences, elle avait encore un taux élevé de narcotiques et d’alcool dans le sang.
— Merci pour ces précisions, nous essaierons de l’interroger dès que ce sera possible. Je vais vous laisser profiter de votre soirée et bravo pour le banoffee, il était excellent. »
Ange reprit sa voiture pour rentrer à son appartement, dans le quartier Compans-Caffarelli. Le commissaire évitait généralement de prendre son véhicule en quittant l’hôtel de police, car le stationnement était difficile dans le quartier. Après avoir tourné pendant quelques minutes, en vain, il se décida à parquer la Ford dans le parking public du centre d’affaires. Sachant que Julie était habituée à veiller assez tard, il tenta sa chance sur WhatsApp. Sa compagne répondit immédiatement.
« Bonsoir ma belle, tu étais encore devant ton écran ?
— Oui, tu sais bien que je préfère toujours mettre au propre les travaux du jour avant d’aller dormir. Et toi, tu rentres du travail ?
— Non, pas directement, je suis allé diner chez Kevin N’Guyen. Au fait, où es-tu en ce moment ?
— Si je te dis que je suis à l’hôtel Vesta, à Briceni, ça te parle ?
— Joker !
— C’est en Moldavie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine.
— Je présume qu’il y a pas mal de réfugiés dans le secteur.
— On ne peut rien te cacher, tu es de la police ? J’ai fait quelques interviews intéressantes, je repars demain pour Galati, en Roumanie.
— Tu prévois de rentrer quand ? Je me sens un peu seul, je me demande si je ne vais pas me trouver une maîtresse !
— Ne te prive pas, tant qu’elle est à mon goût aussi et qu’elle accepte de partager ! Je pense rentrer en milieu de semaine prochaine, j’ai un billet Bucarest-Paris pour mardi, mais je passerai sans doute la journée de mercredi au journal. J’essaierai de prendre une navette mercredi soir.
— Je passerai au marché Victor-Hugo et on se fera un dîner d’amoureux.
— Tu veux un petit acompte ? demanda Julie en déboutonnant son éternelle chemise d’homme. Regarde bien. »
Julie s’éloigna un peu de sa caméra pour permettre à son amant de profiter de la vision offerte sur sa poitrine dénudée. Ange sentit le désir monter en lui. Malgré le temps, la vue des seins de sa compagne lui faisait toujours autant d’effet.
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